Énième tergiversation des socialistes en matière d’interprétation de la laïcité : la proposition de loi des radicaux de gauche visant à interdire le port du voile dans les crèches privées percevant des financements publics ne devrait finalement pas être votée en l’état à l’Assemblée nationale. Initialement inscrite à l’ordre du jour de la séance publique de jeudi 12 mars, elle avait pourtant été adoptée sans difficulté en commission des lois la semaine dernière, amputée de son article 3 qui ciblait également les assistantes maternelles à domicile. Au nom du groupe PS, Philippe Doucet avait alors affirmé qu’il disposait du soutien non seulement des élus socialistes, mais aussi du gouvernement.
En quelques heures, le vent a tourné. « Nous avons découvert de vraies difficultés juridiques, politiques et d’opportunité », explique le député, proche de Manuel Valls. « Le PRG devrait retirer son texte. Une nouvelle mouture pourrait être présentée en mai », ajoute-t-il. Autrement dit, le texte est enterré en l’état. Pour l'instant tout du moins. « Cette proposition de loi risquait de recréer du clivage et de stigmatiser les femmes voilées alors qu’on est à la recherche de consensus et de dialogue », indique Alexis Bachelay, opposé à ce texte. « Je ne pense pas qu’interdire le voile à la crèche soit le meilleur moyen pour lutter contre l’islam radical », ironise-t-il. L’Élysée et Matignon s’en sont mêlés. L’Observatoire de la laïcité. Il semble que son avis ait compté. Entretien avec son président, Jean-Louis Bianco, ancien secrétaire général de l’Élysée et directeur de campagne de Ségolène Royal lors de l’élection présidentielle de 2007.
Vous êtes opposé à la proposition de loi interdisant le port de signes religieux dans les crèches privées bénéficiant de subventions publiques. Pourquoi ?
L’Observatoire de la laïcité s’est penché sur cette question en octobre 2013. Dans un avis adopté par 17 voix pour, 3 voix contre et 1 abstention, il a dit son opposition à toute nouvelle législation sur l’extension de l’obligation de neutralité au secteur privé. À la même époque, la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) et le Conseil économique, social et environnemental (CESE) ont voté des textes allant dans le même sens. Notre raisonnement est le suivant. Tout d’abord, une loi n’est pas nécessaire. La jurisprudence, dans le cadre de l’affaire Baby-Loup, a précisé les conditions dans lesquelles on peut étendre l’obligation de neutralité : les crèches privées n’ont par principe aucune obligation de limiter l’expression religieuse de leur personnel ; mais elles sont autorisées à le faire dans certains cas si cela est proportionné et justifié par le règlement intérieur. Ensuite, une telle loi est dangereuse car elle va à l’encontre du principe de laïcité. La laïcité c’est la neutralité de l’État, ce n’est pas une neutralité qui s’étend à toute la société, à la sphère privée, fusse pour une crèche. On est en train de dévoyer la laïcité avec en plus la certitude que cette loi sera censurée par le conseil constitutionnel parce qu’elle est discriminatoire et par la cour européenne des droits de l’homme car elle induit une limitation excessive de la liberté religieuse.
Les instigateurs de cette proposition de loi insistent sur le fait que les crèches concernées sont celles qui touchent des fonds publics…
Cette notion est beaucoup trop large et floue. Des multitudes de structures perçoivent des financements publics. Va-t-on imposer l’obligation de neutralité au personnel du Secours catholique ou des établissements privés sous contrat ? Cela n’a pas de sens ni juridiquement ni pratiquement. Cette proposition de loi suscite l’inquiétude de l’ensemble des structures socio-éducatives car elle ne s’appliquerait pas seulement aux crèches mais aussi aux établissements d’accueil des mineurs, donc aux centres de vacances et de loisirs, c’est-à-dire aux lieux gérés par la Ligue de l’enseignement, les scouts, les Francas, etc. Sans compter que la mise en œuvre d’une telle loi risque d’avoir comme effet le développement des crèches privées musulmanes. C’est quand même un paradoxe que des gens qui prétendent défendre la laïcité provoquent la naissance ou la multiplication de crèches confessionnelles. Au moment où le gouvernement explique que le Front national est l’ennemi principal, que le FN fait peur, ce serait quand même inouï d’adopter une mesure inscrite dans le programme pour les départementales de Marine Le Pen. Tout cela est incohérent.
Pourquoi cette proposition de loi vous inquiète-t-elle à ce point ?
Car elle constitue le premier pas vers une dérive extraordinairement grave de la laïcité. Observons les batailles engagées, par exemple contre les mamans qui accompagnent les sorties scolaires. Dans l’état actuel du droit, tel qu’il a été explicité par une étude réalisée à la demande du défenseur des droits, il est dit que ces personnes ne sont pas des collaboratrices du service public. Elles ne sont donc pas soumises aux mêmes règles que les agents publics. Avec une seule réserve : l’absence de trouble à l’ordre public et de prosélytisme. La ministre de l’éducation Najat Vallaud-Belkacem en a tiré les conséquences en affirmant que les mamans accompagnatrices pouvaient porter un foulard. Je regrette que cette décision ait été contestée. Si le législateur brise une digue, il en brisera d’autres. On passera des crèches aux mamans voilées puis aux universités. Dans l’enseignement supérieur, le débat a déjà commencé alors que les cas problématiques sont rares. Le règlement intérieur des universités autorise le port de signes religieux et, d’ailleurs, politiques. Or les incidents dont j’ai eu connaissance sont le fait de professeurs qui ne supportent pas que des jeunes femmes portent un foulard dans l’amphi. Ils estiment, par leur seule décision laïcarde, qu’elles n’ont pas le droit d’être là. Ces incidents ont lieu car des personnes, en l’occurrence des enseignants, méprisent la loi, et non pas parce que le comportement de certaines femmes poserait problème. La Conférence des présidents d’université et l’Unef sont opposées à toute interdiction. La question se posera ensuite à l’ensemble du secteur privé. Le député UMP Éric Ciotti a fait une proposition de loi en ce sens. Enfin, les usagers du service public seront pointés du doigt. Les femmes portant le foulard se verront refouler à l’entrée. Ces dérives terribles vont avoir pour conséquence d’accroître le sentiment d’injustice de nos compatriotes musulmans, dont l’immense majorité est en accord avec le principe de laïcité.
À propos de l’affaire Baby-Loup, François Hollande s’était dit favorable à une loi « dès lors qu’il y a contact avec les enfants » notamment dans les « crèches associatives avec des financements publics »…
François Hollande a changé d’avis. Cette déclaration, il l’a faite à chaud. Ensuite, il a affirmé que les lois sur ce sujet n'étaient pas nécessaires. J’ai eu l’occasion d’en rediscuter ce matin avec lui.
Comment expliquez-vous les tergiversations des socialistes à propos de cette PPL? Les socialistes apparaissent gênés par les questions de laïcité. Ils semblent raidir leurs positions depuis quelques années…
Les avis au groupe socialiste sont très partagés. Je ne vois pas pourquoi ils devraient être embarrassés. Il existe sans doute des divisions, mais la position des numéro un et deux du PS est celle de l’Observatoire. Certains défendent une conception laïcarde, punitive de la laïcité, cela a toujours existé au sein des socialistes et des radicaux de gauche comme aussi à droite. Mais je n’observe pas de glissement, le texte des états généraux est tout à fait net.
Comment analysez-vous la prise de position de la secrétaire d’État chargée des droits des femmes, Pascale Boistard, pour l’interdiction du voile à l’université ?
C’est un dérapage. Nous avons auditionné l’ensemble des ministres du gouvernement concernés par les questions de laïcité, aucun d’eux n’a exprimé une conception différente de celle de l’Observatoire. Cela dit, il est incontestable qu’on observe une tentation de glissement parce qu’il y a une inquiétude, parce que les élus se demandent quoi faire, parce qu’il existe un a priori antimusulman y compris à gauche et parce qu’il y a une gêne à l’égard du foulard. Le critère ne doit pas être l’apparence. On ne va quand même pas faire une police des habits comme il y en avait dans certains pays musulmans ! Le critère ne doit pas être l’apparence, mais le comportement. C’est comme un juif avec des papillotes, une femme avec un décolleté, un garçon avec des piercing, ça vous plaît ou pas, ce n’est pas la question. Tant que cela ne porte pas atteinte à la liberté des autres, tant que cela n’est pas agressif, cela fait partie des possibilités d’une société démocratique moderne. On peut être surpris, voire choqué, mais en quoi est-ce répréhensible ? Il faut savoir qu’il existe des femmes musulmanes féministes qui portent le foulard.
Seriez-vous prêt à revenir sur la loi de 2004 interdisant le voile à l’école ?
Non. Cette loi, je l’ai votée. Dans le service public, et s'agissant d'enfants, je crois qu’il faut une stricte neutralité. Étant membre de la commission Debré qui a travaillé là-dessus, je me suis rendu compte sur le terrain qu’il y avait une véritable offensive, non pas des élèves ni des parents mais des avocats qui venaient pour mettre en difficulté l’institution scolaire.
Quels sont les lieux où l’application de la laïcité pose problème ?
De plus en plus de revendications remontent aux agents de l’Observatoire sur le ramadan, sur les congés liés aux fêtes religieuses, sur les repas halal et casher, sur les salles de prière. Mais il est rare que ces revendications se transforment en problème. Le plus souvent, les cas sont discutés localement. Il y a eu des cas d’hommes refusant que leur femme soit examinée par des hommes à l’hôpital. Il a fallu rappeler la loi par une circulaire. Sur les cantines, l’Observatoire a publié des guides s’adressant aux collectivités locales : nous déconseillons les menus halal ou casher avec des tables séparées, nous disons qu’il suffit d’offrir le choix à travers des menus avec ou sans viande, ce qui permet de satisfaire à la fois les végétariens et les demandes religieuses. Sur le voile à l’école, les cas se résolvent par le dialogue. Les tensions existent, mais il existe des réponses. Que faire avec un homme musulman qui, dans le RER, refuse d’être contrôlé par une femme ? On lui met une amende, parce qu’il ne donne pas son titre de transport. Que faire avec un employé municipal qui refuse de serrer la main d’une femme ? On fait une procédure disciplinaire. Il existe des réponses qui n’excluent pas la fermeté, mais qui tiennent compte des comportements et pas des apparences. Souvent les responsables sont perdus : s’ils disent non, ils ont peur d’apparaître discriminatoire, s’ils disent oui, ils craignent d’apparaître laxiste. L’Observatoire participe à de très nombreuses formations pour les agents publics, pour les travailleurs sociaux, etc. La laïcité se vit au quotidien en réglant ces questions et non en faisant des lois.
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