Jean-Paul Chanteguet a décidé de mettre un terme à la mascarade. Le président de la commission du développement durable de l’Assemblée nationale a démissionné, lundi 9 mars, de la présidence d’un groupe de travail sur les autoroutes, à la veille de la remise d’un rapport censé être définitif sur le sujet. « Je refuse d’avaliser plus avant cette mise en scène et met un terme à ma participation à ce groupe de travail, dont les travaux, consciencieusement organisés et orientés, ont eu pour objectif de montrer, que de rente il n’y avait pas et que l’idée de la résiliation était irréaliste, pour ne pas dire irresponsable », écrit-il. Dans une lettre envoyée au premier ministre Manuel Valls le 26 février et rendue publique en même temps, le député socialiste était encore plus précis : « Sur ce dossier comme sur d’autres précédents, le pouvoir exécutif, au travers de sa haute administration, dénie aux parlementaires toute légitimité à proposer des solutions réfléchies, documentées et innovantes. (…) Je ne saurai pour ma part cautionner une démarche qui n’aurait pour ligne directrice la défense de l’intérêt général, c’est-à-dire celle de l’État et de ses usagers. » (Voir dans l’onglet Prolonger le communiqué et la lettre.)
Le député socialiste, qui a pour suppléant le ministre des finances, Michel Sapin, n’est pourtant guère habitué aux coups d’éclat. Mais cette fois, la colère l’a emporté. « Je suis resté le plus longtemps possible. J’ai décidé de partir quand j’ai compris que le rapport d’étape allait être le rapport définitif. La façon dont les parlementaires sont traités est insupportable », dit Jean-Paul Chanteguet. Il a le sentiment d’avoir été instrumentalisé. Pour lui, tout le dossier des autoroutes est déjà ficelé depuis longtemps, ailleurs, par la haute administration.
Dès le 4 mars, alors que le rapport du groupe de travail n’était même pas achevé, le ministre de l’économie, Emmanuel Macron, qui semble avoir écarté tous les autres ministres du dossier, en a donné les conclusions devant le Sénat. Des conclusions à rebours de tout ce qui avait été annoncé par le gouvernement précédemment. Se faisant le parfait porte-parole de la haute administration, il annonçait alors qu’il n’y avait pas de sujet sur les autoroutes. Les sociétés concessionnaires, à l’entendre, ne bénéficiaient d’aucune rente. Il était donc urgent de fermer le dossier et d’aller de l’avant.
Le gouvernement a déjà prévu la suite, ou plus exactement la direction des infrastructures, la même qui a mené à la catastrophe de l’écotaxe. Celle-ci planche avec Bercy sur le projet depuis quelque temps pour suppléer la disparition de la taxe poids lourds. Un grand plan de relance autoroutier va être lancé, accordant une rente assurée et quasi perpétuelle aux sociétés autoroutières. Il est concocté depuis des mois entre l’administration et les sociétés autoroutières, comme Mediapart l’avait annoncé en février (voir Ecomouv : les calculs de la haute administration).
Celles-ci s’engagent à dépenser 3,2 milliards d’euros de travaux supplémentaires sur onze ans, soit 290 millions d’euros par an, pour moderniser et développer le réseau autoroutier. En contrepartie, l’État va leur accorder un allongement de la durée des concessions autoroutières – de 2 à plus de 4 ans – et une extension du réseau concédé, le tout naturellement sans aucun appel d’offres ni mise en concurrence, sans remise en cause des contrats. 11 000 emplois devraient être créés ou sauvegardés avec cette opération, assurent les sociétés autoroutières. Cela fait cher l’aide à l’emploi : 290 000 euros par poste.
Dans ses conclusions, le rapport du groupe de travail, adopté mardi 10 mars, a évité tous les sujets qui fâchent. La résiliation des contrats autoroutiers ou leur renégocation, selon lui, « n'apportent aucune solution satisfaisante aux questions soulevées ». Il préconise, comme le souhaitait le gouvernement, la mise en œuvre rapide du plan de relance autoroutier, la fin du gel des tarifs, et demande en contrepartie que les sociétés autoroutières fassent quelques efforts sur la durée des concessions et sur les tarifs pour les voitures les moins polluantes. En un mot, le groupe de travail demande que l’État renonce à tout, laissant les sociétés autoroutières plus victorieuses que jamais, avec la complicité active de la haute administration.
Le gouvernement avait pourtant promis d’écrire l’histoire autrement. En octobre, au moment de la dénonciation du contrat de l’écotaxe, Ségolène Royal, la ministre de l’écologie, était montée au créneau pour dénoncer la rente autoroutière. Elle demandait alors que les sociétés concessionnaires reversent 1 milliard à l’État pour mettre un terme à cette situation irrégulière et aider à l’entretien des infrastructures de transports. Emmanuel Macron, qui ne faisait pas encore la une des journaux anglo-saxons comme le banquier qui va enfin libéraliser la France, promettait de son côté une renégociation des contrats de concessions autoroutières.
Tous semblaient alors d’accord sur le fait qu’il fallait revenir sur les termes de la privatisation menée en 2006 par Dominique de Villepin. En décembre, la commission du développement durable, présidée par Jean-Paul Chanteguer, remettait un rapport sévère sur le même sujet. Il concluait, comme l’avaient fait avant les rapports de la Cour des comptes et de l’Autorité de la concurrence, que ces privatisations avaient lésé l’État et les usagers pour le seul profit des sociétés autoroutières qui bénéficiaient d’une rente indue (lire notre article : Pourquoi l’État doit reprendre en main les autoroutes). Il appelait à un contrôle des autoroutes par l’État. 152 députés de la majorité, y compris le président de l’Assemblée nationale Claude Bartolone, signaient alors une pétition demandant la renationalisation des autoroutes.
Le gouvernement préféra ne pas utiliser la clause de dénonciation des concessions, prévue au 31 décembre de chaque année. Mais pressé de toutes parts, il s’engageait à ouvrir le dossier. Il annonçait la création d’un groupe de travail sur le sujet. Dans la lettre de mission adressée le 31 décembre à Jean-Paul Chanteguet, le premier ministre Manuel Valls en définit précisément les contours : « Je vous propose la mise en place, tout début janvier, d’un groupe de travail qui aura pour objectif d’examiner ces propositions (transmises par les sociétés autoroutières au gouvernement le 22 décembre) et d’identifier les améliorations souhaitables. Ce groupe devra également examiner les modalités et conséquences d’une résiliation anticipée telle que vous l’avez proposée et donc au total comparer deux scénarios : renégociation des contrats ou résiliation au 1er janvier 2017 », écrit-il alors.
Jean-Paul Chanteguet pense alors avoir les moyens de mener sa mission d’étude à bien. D’autant que Matignon s’est rangé à ses arguments. Alors que le gouvernement entendait avoir un rapport définitif fin février, celui-ci a finalement accepté de donner du temps au groupe de travail. Il se dit prêt à se contenter d’un rapport d’étape à cette date. Pourtant, très vite, le député va déchanter.
Car le groupe de travail, composé de quinze parlementaires (huit députés, sept sénateurs), est soigneusement encadré par la haute administration. Les directeurs de cabinet des ministres de l'écologie, de l'économie et des transports y participent. La plume du groupe de travail est tenue par Anne Bolliet, inspectrice des finances, qui travaille à Bercy. Deux autres hauts fonctionnaires conduisent les travaux. L’un, François Poupard, est responsable à la direction générale des infrastructures, des transports et de la mer, l’autre, Salim Bensmaïl, est responsable de la mission d’appui des partenariats publics-privés (MAPPP) : les deux directions responsables du dévoiement de l’écotaxe. Un échec qui coûte plus de 830 millions d’euros à l’État mais qui reste sans sanction. L’ancien directeur des infrastructures, Daniel Bursaux, qui avait piloté tout le dossier depuis 2007, a simplement été écarté et hérité d’une sinécure, la présidence de l’Institut géographique national.
Face à des parlementaires pas toujours bien informés ni investis, les représentants de la haute administration ont vite fait de prendre la main dans les réunions hebdomadaires du groupe de travail et de faire passer leurs idées. La première, la plus étonnante, est de détruire la crédibilité de la Cour des comptes et de l’Autorité de la concurrence, qui ont dénoncé dans des rapports accablants les contrats de concession signés au détriment de l’État. Des contrats concoctés par les ministères des finances et des transports. « Ils étaient en service commandé. Tous leurs messages étaient de dire qu’il n’y avait pas de rente autoroutière », raconte Jean-Paul Chanteguet.
Ainsi, la haute administration a repris sans frémir les discours et les arguments des sociétés autoroutières, contestant les analyses de deux institutions de la République. Alors que l’Autorité de la concurrence souligne les marges extraordinaires des sociétés concessionnaires, de l’ordre de 20 à 24 %, les sociétés autoroutières contestent les résultats. Elles ont publié en janvier une étude de circonstance du cabinet Deloitte pour prouver que les calculs de l’Autorité de la concurrence étaient faux. D’après cette étude, ce n’est pas à partir du ratio chiffre d’affaires sur bénéfices qu’il convient de calculer la rentabilité, mais à partir du taux de rentabilité interne (TRI). À cette aune, les chiffres sont beaucoup moins élevés : les sociétés autoroutières dégagent une rentabilité autour de 9 %. Hasard, ce sont justement ces ratios que les hauts fonctionnaires prennent comme référence.
Mais même avec ces ratios, la rentabilité des sociétés autoroutières est extraordinairement élevée, compte tenu de l’absence de risque, d’inflation et des taux financiers proches de zéro. Par contrat – car c’est ainsi que le capitalisme se décline en France, une rente assurée et garantie par l’État –, les sociétés autoroutières se sont vu garantir au moment de la privatisation un TRI de 6,5%. Elles en sont aujourd’hui à près de 9 %. « Deux points de plus, cela ne paraît pas important. En réalité, cela représente un sur-profit de 20 milliards d’euros », relève le député socialiste. Un bénéfice supplémentaire jugé parfaitement légitime par Bercy, semble-t-il.
Le deuxième angle d’attaque de la haute administration a été de réduire en miettes toutes les tentatives de chercher des solutions alternatives, qui pourtant faisaient partie de la mission de ce groupe de travail. Impossible, à entendre ces hauts fonctionnaires, de renégocier ces contrats, encore moins de racheter les concessions, comme l’avaient demandé les députés. Toutes ces solutions, selon eux, sont « irréalistes » voire « irresponsables ». Une renationalisation complète des concessions autoroutières a été évaluée à 40 milliards d’euros (dont 20 milliards de reprise de dettes). Mais les péages permettraient largement d’assurer le remboursement des frais financiers, voire de dégager des bénéfices.
Une responsable de France Trésor est venue faire la leçon aux parlementaires : l’État va devoir emprunter 185 milliards d’euros cette année. Il est hors de question d'ajouter des emprunts supplémentaires. Même les 460 millions d’euros qui doivent être investis dans le plan de relance autoroutier cette année sont présentés comme hors de portée des finances publiques. Toutes les solutions imaginées pour éviter l’allongement de la durée des concessions, comme l’extension des réseaux concédés, ont été écartées d’un revers de la main. Tout doit passer par de nouvelles faveurs aux sociétés concessionnaires, comme l’administration l’a prévu.
Ni les transporteurs ni les usagers n’ont été auditionnés par le groupe de travail, pas plus que les rapporteurs de la Cour des comptes ou de l’Autorité de la concurrence. Faute de temps. Seules l’administration et les sociétés autoroutières ont pu être entendues. Si les avis divergents sont écartés, cela facilite la concertation.
Le groupe de travail n’a même pas eu communication des propositions qu’avaient faites les sociétés autoroutières au gouvernement en décembre. Il a découvert par des indiscrétions ce qui se tramait par-derrière. Dans leur grande largesse, les sociétés autoroutières, qui dégagent plus de deux milliards de bénéfices par an, et qui se sont versé 14,9 milliards d’euros de dividendes – soit plus que le prix des privatisations – entre 2006 et 2013, paraissent décidées à faire un geste en direction de l’État impécunieux. Elles seraient prêtes à apporter 40 millions d’euros à l’agence de financement des infrastructures de transport pour aider la réalisation de certains travaux. Les besoins sont estimés autour d'1 milliard par an.
Le rapport du groupe de travail, adopté ce 10 mars, n'a été communiqué aux parlementaires que lundi soir. Mais qu’importe ! Les conclusions sont connues depuis longtemps. Le groupe de travail demande juste que « l’État ne s'interdise pas de renégocier contractuellement des avancées », en demandant que les sociétés autoroutières par exemple participent plus aux financements des infrastructures. Cela tient un peu du vœu pieu. « La loi ne peut rien. Il est impossible de modifier les contrats, sauf à trouver un accord avec les sociétés autoroutières», dit le député PS.
À l'avenir, le groupe de travail recommande d'être plus vigilant et d'introduire des clauses liant la durée de la concession ou la baisse des tarifs aux résultats de la concession. Il souhaite aussi que le parlement se prononce sur toute nouvelle concession autoroutière. Ces dispositions ne risquent pas de modifier fondamentalement l'économie du secteur.
Tout cela n’était-il pas prévisible ? Cela fait des années que l’administration a trahi ses principes et l’intérêt général. Comment imaginer que l’État puisse peser quand le responsable des transports à Matignon, Loïc Rocard, est l’ancien directeur de Cofiroute, la principale société autoroutière, filiale de Vinci ? Même s’il s’est déporté du dossier, difficile de croire qu’il n’ait jamais jeté ne serait-ce qu’un œil sur le sujet. De même, comment penser que la direction des infrastructures et plus largement le ministère des transports prennent quelques décisions défavorables aux grands du BTP, quand de nombreux anciens hauts fonctionnaires du ministère sont devenus responsables de Sanef ou de Vinci, quand la voie du pantouflage indique tout droit le chemin des trois majors du BTP aux membres du ministère ?
Le gouvernement, qui est pressé d’en finir avec un débat qui l’encombre, souhaite annoncer sans tarder « son plan de relance autoroutier ». Le gel des péages devrait être très vite suspendu et les tarifs augmenter comme le prévoient les contrats de concession, afin de suspendre l’action judiciaire entamée par les sociétés concessionnaires. Il pourrait même y avoir un rattrapage, afin de compenser le manque à gagner qu’elles ont dû subir !
Mais contrairement à ce qu’il espère, le gouvernement n’en a pas fini avec le dossier des autoroutes. Des associations d’usagers et de transporteurs s’apprêtent à engager deux recours – l’un auprès du conseil d’État, l’autre auprès de la commission européenne – pour contester l’allongement de la durée des concessions et l’extension du réseau concédé, sans appel d’offres ni mise en concurrence. La disposition est parfaitement illégale : elle passe outre la loi Sapin, les dispositions européennes ainsi que l’interdiction de l’adossement. Cela fait beaucoup.
Mais, au-delà, ce dossier risque de rester en mémoire dans l’opinion publique. Rarement, l’impression de brader l’intérêt général a été aussi forte. « Chaque année, ce sont les sociétés concessionnaires d’autoroutes, qui rappelleront aux usagers-citoyens et aux politiques, qu’elles sont seules maîtresses du jeu, lors de l’annonce des hausses des péages et lors de la publication de leurs résultats financiers », avertit Jean-Paul Chanteguet.
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