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Sivens, Rémi Fraisse : la justice sur les freins

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Comme très souvent en matière de violences policières, la justice française fait preuve d’une extrême prudence, pour ne pas dire d’une grande frilosité, dans le traitement des événements survenus ces derniers mois à Sivens. L’affaire la plus grave, le décès de Rémi Fraisse, tué à 21 ans ans par une grenade offensive lancée sur lui par un gendarme mobile, n’échappe pas à la règle.

Rémi Fraisse, botaniste de 21 ans.Rémi Fraisse, botaniste de 21 ans.

Depuis le 29 octobre 2014, soit trois jours après le drame, deux juges d’instruction toulousaines, Anissa Oumohand et Élodie Billot, sont chargées d’une information judiciaire contre X pour « violences par personne dépositaire de l’autorité publique ayant entraîné la mort sans intention de la donner ». Or après plus de quatre mois d’enquête, les défenseurs de la famille Fraisse (Claire Dujardin, Arié Alimi et Éric Dupond-Moretti), ont l’impression désagréable de se « heurter à un mur », selon l’expression de Me Arié Alimi.

Le gendarme mobile auteur du tir mortel a été placé en garde à vue, puis relâché sans mise en examen, le 14 janvier dernier. Quant au retour de la commission rogatoire confiée conjointement à la section de la recherche de la gendarmerie et à l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN), il se fait attendre. S’impatientant, inquiète pour la suite de la procédure, la famille a réclamé plusieurs actes d’enquête dont une reconstitution ainsi que l’audition du préfet du Tarn, responsable du dispositif de maintien de l’ordre à Sivens la nuit du 25 octobre. Ces demandes d’actes ont été jugées inutiles ou prématurées par les deux juges d’instruction, qui les ont rejetées le 22 janvier 2015.

Face à ce refus des juges, les avocats se sont tournés vers la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Toulouse, comme ils en ont le droit. En pareil cas, un débat a habituellement lieu, au cours duquel chaque partie peut expliquer pourquoi elle estime que tel acte d’enquête serait utile. Mais, fait rare, le président de la chambre de l’instruction de Toulouse a préféré statuer seul dans ce cas d’espèce, cela sans même réunir la chambre de l’instruction, comme il en a le pouvoir. Et sans surprise, il a rejeté le 5 février 2015 les trois demandes de la famille Fraisse.

Que demande la famille du jeune botaniste ? Tout d’abord l’audition de Thierry Gentilhomme, le préfet du Tarn, ainsi que la transmission de ses communications écrites avec les gendarmes et l’exécutif national la nuit du 25 au 26 octobre 2014. Les avocats ont visé large : Beauvau, Matignon et l’Élysée. Il s’agit de retracer heure par heure les ordres qui ont été donnés cette nuit-là, ainsi que les informations dont disposaient les autorités avant et après la mort de Rémi Fraisse.

Car il subsiste une contradiction majeure dans ce dossier. Alors que le préfet du Tarn, tout comme le ministre de l’intérieur et le directeur général de la gendarmerie nationale (DGGN), ont répété avoir donné des consignes d’apaisement, sur le terrain le lieutenant-colonel L. semble, pour sa part avoir, reçu des ordres contraires, comme l’avait révélé Mediapart.

Entendu comme témoin au petit matin du 26 octobre, cet officier de la gendarmerie mobile avait déclaré avoir régulièrement rendu compte au centre d'opérations et des renseignements de la gendarmerie (CORG) ainsi qu'au lieutenant-colonel Andréani, numéro deux du groupement de gendarmerie du Tarn « qui me confirme ma mission à savoir tenir le site ». « Le préfet du Tarn, par l'intermédiaire du commandant de groupement, nous avait demandé de faire preuve d'une extrême fermeté vis-à-vis des opposants par rapport à toutes formes de violences envers les forces de l'ordre ». Et ce malgré une situation de plus en plus tendue : « Les jets de pierres deviennent de plus en plus virulents, nous recevons des fusées de détresse et des cocktails Molotov », relate le lieutenant-colonel L. lors de son audition (lire notre enquête ici).

Malgré cela, Michel Regaldo-Saint-Blancard, le président de la chambre de l’instruction de Toulouse, a confirmé le refus des juges d’instruction de faire droit à cette demande de la partie civile, estimant – le plus sérieusement du monde – que « le contexte dans lequel les forces chargées du maintien de l’ordre ont agi n’est (…) qu’indirectement lié aux faits objets de l’information ». Il avance également que les juges d’instruction sont là pour « investiguer sur des faits susceptibles de recevoir une qualification pénale », et non pas pour « apprécier de l’opportunité des décisions prises par l’autorité administrative ». Doit-on en conclure qu’il revient donc à l’inspection administrative d’apprécier l’opportunité de ce genre de décision ? Pas de chance, l’IGGN, dans son rapport administratif rendu le 2 décembre 2014, faisait l’impasse sur cette contradiction, et ne parlait que de consignes d’« apaisement »...

La demande de reconstitution effectuée par Me Dupond-Moretti, « afin d’éclaircir la question des distances, de l’éclairage et de la façon dont a été utilisée la grenade offensive », a été tout aussi fraîchement accueillie. Inutile, répondent les juges d’instruction comme le président de la chambre de l’instruction, qui arguent, de façon paradoxale, du caractère « prématuré » d’une reconstitution, du fait de l’occupation et la modification des lieux par les zadistes « qui ont même opéré leur propre "gel des lieux" en dressant des grillages et autres tresses rouges et blanches », ont écrit les magistrats. L’expulsion des derniers opposants au projet de barrage vendredi 6 mars va donc, sans nul doute, donner un coup de fouet à l’enquête !

Dans une autre demande, Me Dupond-Moretti s’est également étonné auprès des juges d’instruction de propos désobligeants sur la famille Fraisse tenus par un des gendarmes participant à l'enquête. L’avocat écrit le 6 janvier : « Mes clients considèrent à juste titre qu’il est déjà surprenant que des gendarmes enquêtent sur des faits reprochés aux gendarmes, surtout lorsque de telles manifestations de partialité leur sont rapportées. »

Un autre avocat de la partie civile, Arié Alimi, s’est également interrogé sur la classification de la grenade offensive OF F1, suspendue puis interdite à la suite de la mort de Rémi Fraisse. Le 6 mars 2012, une loi a simplifié la classification des armes en France, désormais réparties en quatre catégories au lieu de huit. À charge pour le ministère de la défense d’attribuer par arrêté une nouvelle classification à chaque arme.

Or, au moment des faits en octobre 2014, aucun arrêté ne semblait avoir été pris concernant les grenades OF F1 et les grenades instantanées. Dans le tableau listant les armes à feu en maintien de l’ordre, un blanc apparaît en effet en face de leur classification. Si c’est le cas, ces grenades « n’étaient ni classifiées, ni légalement utilisables le jour du décès de Rémi Fraisse », écrit Me Alimi. Les autorités se sont-elles rendu compte de cette lacune aux conséquences potentiellement fâcheuses ? Toujours est-il que le lundi 27 octobre 2014, soit au lendemain du décès de Rémi Fraisse, un décret de Matignon remplaçait le tableau défectueux et classait les grenades OF F1 et les grenades instantanées parmi les armes de catégorie A (dont la détention est interdite sauf pour les forces de l’ordre).

Là encore, l’avocat s’est fait rembarrer par les juges d’instruction et le président de la chambre de l’instruction, qui lui demandent de patienter un peu, « les vérifications sur la classification des grenades OF F1 » faisant partie des « missions confiées aux enquêteurs chargés de l’exécution de notre commission rogatoire ».

La famille Fraisse s’interroge, par ailleurs, sur la légalité d’opérations de maintien de l’ordre à Sivens sur des « parcelles privées appartenant au conseil général ». « L’intervention de la gendarmerie mobile sur des parcelles privées ne peut intervenir d’une part qu’à la demande du propriétaire et d’autre part sur autorisation judiciaire », avance Arié Alimi, en demandant la communication de ces autorisations.

L'avocat se réfère notamment à une décision du défenseur des droits, concernant l’intervention musclée de gendarmes qui avaient gazé des manifestants bloquant un train touristique à Anduze (Gard). Le 2 juillet 2013, le défenseur des droits avait rappelé que la gare, propriété d’un syndicat de communes, était un site privé. « Ainsi, les forces de l’ordre n’étaient pas dans un cadre de maintien de l’ordre, donc ne pouvaient se voir appliquer les règles relatives à la dispersion d’un attroupement, puisque la manifestation ne se déroulait pas sur la voie publique », indiquait le défenseur. Mais les juges d’instruction toulousains n’ont, là encore, pas jugé cette demande « utile à la manifestation de la vérité », ce qu’a confirmé la cour d’appel.

Elsa Moulin a failli perdre sa main après un jet de grenade par un gendarme.Elsa Moulin a failli perdre sa main après un jet de grenade par un gendarme. © LF

Sans surprise, la justice se montre tout aussi peu empressée s'agissant des plaintes déposées par des zadistes visant les forces de l’ordre. À ce jour, Me Claire Dujardin, avocate toulousaine qui défend les militants, a compté 24 plaintes déposées, la plupart dans le ressort du tribunal d’Albi, dont quatre ont été classées sans suite. L’avocate est sans nouvelle des autres procédures.

Le syndicat de la magistrature (SM) et le syndicat des avocats de France (SAF), via leurs instances régionales, ont écrit fin décembre au procureur de la République d’Albi pour lui demander des éclaircissements sur le traitement de ces plaintes, et l’encourager à déclencher des poursuites, mais ces organisations n’ont pas reçu de réponse à ce jour.

Selon Me Dujardin, seule une information judiciaire est en cours, portant sur l’agression d’Elsa Moulin, une militante de 25 ans gravement blessée à la main, le 7 octobre, par une grenade de désencerclement lancée par un gendarme du PSIG à l’intérieur de la caravane où la jeune femme s’était réfugiée. Mais là encore, comme l’a annoncé Mediapart, il a fallu attendre janvier 2015, plus de trois mois après son dépôt de plainte, pour qu’une enquête pour « violences volontaires ayant entraîné une mutilation ou une infirmité permanente » soit enfin ouverte et confiée à la doyenne des juges d'instruction de Toulouse, Myriam Viargues. L’audition de la victime est prévue le 23 mars 2015.

Le rapport de l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) avait relevé une faute du gendarme du PSIG. Ce dernier a cependant continué à intervenir sur la ZAD en janvier 2015, selon plusieurs zadistes. Le gendarme en question s’était illustré dès le 27 février 2014, lors de la première expulsion opérée par les forces de l’ordre à Sivens (après une décision de justice). Une expulsion qui s’était « dans un premier temps déroulée de manière normale », a relaté Ben Lefetey devant la commission d’enquête parlementaire sur le maintien de l’ordre, jusqu’à ce qu’un manifestant franchisse le cordon des forces de l’ordre pour grimper sur un tas de débris.

Un gendarme du PSIG renverse un zadiste le 27 février 2014 (photo d'un militant)Un gendarme du PSIG renverse un zadiste le 27 février 2014 (photo d'un militant)

« La logique aurait voulu que les gendarmes viennent le chercher pour le ramener sur la voie publique, a relaté le militant écologiste. Au lieu de cela, un membre du PSIG – le même que celui qui avait jeté la grenade dans une caravane – est arrivé en courant, l’a saisi par le bras, l’a fait tomber en arrière, risquant de le blesser grièvement sur les débris tranchants, avant de le traîner sur le sol. Cela a évidemment suscité la colère des autres manifestants, qui ont débordé le cordon de gendarmes pour porter secours à leur camarade et ont commencé à escalader les pelleteuses. » 

Photo amateur du gendarme du Psig en question, prise le 27 février 2014.Photo amateur du gendarme du Psig en question, prise le 27 février 2014.

À l’époque, les opposants n’étaient qu’une dizaine à dormir sur place. D’après Ben Lefetey, joint par Mediapart, ce sont d’ailleurs les images de cette « expulsion violente de militants pacifistes », diffusée sur Internet, qui ont provoqué l’afflux la semaine suivante d’une cinquantaine de personnes « venues occuper le site en renfort ». « Si le procureur avait été réactif sur les violences dès février 2014, on aurait sans doute pu éviter pas mal de dérives ensuite », regrette le militant.

Deux zadistes passeront le 24 mars 2015 devant le tribunal correctionnel d’Albi pour des violences sur un agriculteur auquel ils sont accusés d’avoir donné un coup de serpette (dix jours d’ITT, incapacité temporaire de travail). Une vingtaine de militants ont été interpellés lors de l’expulsion du site le 6 mars. Selon Me Claire Dujardin, plusieurs sont ressortis de garde à vue avec une convocation au tribunal correctionnel d’Albi pour participation à un attroupement malgré des sommations, pour deux d’entre eux « outrage et rébellion » ou « violences sur personnes dépositaires de l’autorité publique ». Encerclés par les agriculteurs de la FNSEA, les militants « ont vécu une dernière semaine de terreur sur le site, mais aucun agriculteur n’est en revanche poursuivi », remarque l’avocate.

Sollicité par Mediapart, le procureur de la République de Toulouse, Pierre-Yves Couilleau, ne souhaite pas s’exprimer, et dit réserver ses explications jusqu’au stade de ses futures réquisitions écrites. Quant à son homologue d’Albi, Claude Dérens, il n’a pas donné suite à notre demande.

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