Docteur et chercheur en psychogérontologie, Jérôme Pellissier est l'auteur de plusieurs ouvrages consacrés au prendre-soin et à la place de la vieillesse et des personnes dites âgées dans notre société. Dans un entretien à Mediapart, il revient sur ces travailleurs de l'ombre, précaires, majoritairement des femmes, qui interviennent à domicile au chevet de nos « vieux » en perte d'autonomie psychique et/ou fonctionnelle.
Il dénonce des politiques de l'emploi à droite comme à gauche qui consistent « à mettre les travailleuses les plus socialement et économiquement fragiles au service des personnes handicapées ou malades les plus fragiles et sans rien faire pour leur permettre par ce métier de se "dé-fragiliser" justement », ainsi que cette spécificité française : « Quand vous êtes handicapé(e) de moins de 60 ans, la solidarité nationale finance à 100 % les aides nécessitées par le handicap, même si c'est 24 heures par jour ; quand vous êtes handicapé(e) de plus de 60 ans, seules quelques heures par jour (trois-quatre environ) sont ainsi financées. Le reste est à charge de la personne ou de sa famille. Et ce reste, si ça passe par des professionnelles déclarées, etc., peut aller jusqu'à plus de 6 000 euros par mois. »
À l’image de la famille du président du conseil général de l’Isère, qui employait au noir une jeune Roumaine pour s’occuper 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, de leur mère âgée, nombreux sont les abus dans le secteur de l’aide à domicile. Cette affaire est, selon vous, l’arbre qui cache la forêt.
Oui, il ne faudrait pas prendre cet arbre pour un sujet isolé au milieu d’une prairie ! Il existe en effet de très nombreuses situations où sont employées au noir des jeunes femmes pour prendre soin de personnes âgées.
Il me semble important de préciser qu’il y a dans cette affaire une dimension particulière, qu’on ne retrouve pas partout. Le fait de changer le prénom de la personne (véritable marquage symbolique), de lui imposer des formes et des rythmes de travail extrêmes, de la surveiller, etc. Il y a là une dimension qu’on ne retrouve, heureusement, pas toujours ! Beaucoup de gens recourent au travail au noir pour ce qu’on appelle l’aide à domicile, mais le font sans pour autant agir ainsi.
Comment expliquer que ce soit si courant ?
La principale raison en est l’absence d’aides financières à hauteur des besoins quand les personnes ayant besoin d’aide sont âgées.
Il faut rappeler qu’en France, si vous avez moins de 60 ans et une maladie ou un handicap qui vous mettent dans une situation où vous avez besoin d’être aidé, la solidarité nationale joue son rôle : elle finance vos aides par une prestation, la PCH (prestation de compensation du handicap) à hauteur des besoins. Si votre maladie ou handicap est invalidant au point, par exemple, d’impliquer que vous soyez aidé 20 heures par jour, elle finance ces 20 heures.
Ce système, juste, solidaire, digne de l’esprit qui présida après guerre à l’instauration de la Sécurité sociale, s’arrête à 60 ans. Après, terminé ! Si vous avez 65, 80 ou 100 ans, et même si vous avez le même besoin d’aide qu’une personne de 40 ou 50 ans, vous relevez d’une autre prestation : l’APA (allocation personnalisée d'autonomie). Cette aide a pour caractéristique d’être plafonnée. Peu importe que vous ayez besoin d’être aidé 5 heures ou 20 heures par jour, le montant sera le même.
Le montant maximum varie selon les régions, mais ne dépasse jamais 1 500 euros. De quoi financer, si la personne s’adresse à des professionnels, environ trois heures d’aide par jour…
Et si le besoin d’aide dépasse ces trois heures par jour ?
Si les gens n’ont pas les moyens, il reste la débrouille : les membres de la famille s’il y en a, les ami(e)s, les voisins, les associations… Et il reste aussi et surtout, pour beaucoup de gens – dont beaucoup de vieilles femmes en grande vulnérabilité – de vivre sa maladie ou son handicap sans être aidé. C’est ainsi que vous voyez de vieilles personnes se nourrir mal, se soigner mal, vivre isolées.
Si les gens ont les moyens, alors ils vont financer eux-mêmes les personnes qui vont les aider. Soit en s’adressant à des professionnels – mais le coût alors va devenir gigantesque – soit en s’adressant à des non-professionnels, au noir.
Cela dit, ne soyons pas non plus tolérants face au travail au noir sous prétexte qu’il n’est pas aussi inhumain que celui-ci : car tout travail au noir, par l’absence de reconnaissance du travail, l’absence de cotisations sociales, d’assurance, de droits pour le salarié, etc., est une forme, peut-être douce, mais néanmoins réelle, d’esclavagisme.
Plus précisément, que représenterait le coût d’une aide professionnelle dans une situation comme celle de la mère d’Alain Cottalorda ?
Si l'on prend la situation d’une dame qui aurait besoin d’une aide toute la journée et même quelquefois la nuit, avec le recours à des professionnels, on serait sur un budget d’au minimum 5 000 euros mensuels.
Ensuite, si l'on va jusqu’au bout du questionnement, plusieurs questions se posent : qui possède de telles sommes ? Qui, les possédant, est prêt à les mettre au service de quelque chose de tellement déconsidéré : aider ou prendre soin d’une vieille personne malade et/ou handicapée ? Qui, même les possédants, n’est pas tenté par le recours à du travail au noir pour des raisons économiques, certes, mais aussi pour d’autres sur lesquelles il faudrait aussi se pencher ?
De très nombreuses personnes et familles recourent à du travail au noir. On peut même affirmer que le travail au noir, dans ce domaine, est quantitativement bien plus important que le travail déclaré.
Vous évoquez d’autres raisons que financières pour le recours à des non-professionnels. À quoi pensez-vous ?
La majorité des gens préfèrent vivre, et être aidés, à domicile, plutôt que dans des établissements. Et à domicile, une partie des gens, même quand ils ont le choix, préfèrent recourir à des non-professionnels pour des raisons de confiance. Soit parce qu’ils connaissent les personnes (le cousin d’un ami de la petite-fille, le fils de l’épicier du bout de la rue, la belle-fille de la gardienne), soit parce qu’ils se méfient des professionnels.
On touche là à un autre aspect de ces situations, très délicat : celui de la formation des professionnels, de la culture ambiante dans ce travail d’aide à domicile, des conditions de travail. Peu ou pas de formation, un travail souvent « à la chaîne », une culture (elle est globale dans notre société) d’infantilisation voire de mépris pour les personnes âgées vulnérables : tout cela conduit de nombreuses personnes âgées et leurs proches à trouver que les professionnels sont peu compétents, voire humainement peu recommandables.
Il y a aussi, il faut l’évoquer, une dimension de pouvoir. Dans beaucoup de situations où une personne est assistée par un service d’aide à domicile, le sentiment qui prévaut chez la personne ou ses proches est d’être dominée. Alors que dans le cadre d’un travail au noir, le pouvoir s’inverse : l’employeur peut être beaucoup plus exigeant. Pour le meilleur : la personne aidée verra plus facilement ses rythmes et ses volontés respectés. Comme pour le pire : des employés deviennent de véritables esclaves domestiques.
Selon des chiffres de l'OCDE, le nombre de personnes âgées de plus de 85 ans va être multiplié par quatre entre 2000 et 2050, passant de 1,2 million de personnes à 4,8 millions. Le secteur des services à la personne est en pleine explosion. Pourtant, ce n’est pas l’eldorado économique annoncé.
Il existe et existera en effet de plus en plus de réels besoins. Sachant que le nombre de personnes âgées malades et/ou handicapées augmente moins vite que le nombre de personnes âgées. Au fil des décennies, on vit plus vieux en meilleure santé.
Les services à la personne sont un secteur qui pourrait permettre de créer de très nombreux emplois. Mais il faudrait que la volonté politique soit réelle et forte pour cela : autrement dit, que ce ne soit pas des sous-emplois, à temps partiels non choisis, mal considérés, mal rémunérés, avec pas ou peu de formation.
Mais quand on voit ce qu’il advient dans d’autres pays, en Allemagne, au Japon…, où les gouvernements réfléchissent aux manières de délocaliser les maisons de retraite pour les faire aller dans des pays où la main-d’œuvre est moins chère, on peut se demander si, dans la logique libérale qui est celle de nos gouvernements actuels, il existe une réelle volonté de créer des emplois, en France, dans ces secteurs.
Nous aurons du mal à améliorer ces métiers tant que notre culture restera baignée de la croyance que prendre soin d’une personne malade/handicapée, « c’est facile », « c’est naturel », « c’est bon pour les femmes ».
Que sait-on de ces travailleurs précaires, en majorité des femmes ? Qui sont-ils ?
Ceux qui ne sont pas déclarés sont en effet en majorité des femmes. Qui parfois font ce travail en poursuivant des études, ou en complément d’un autre travail, déclaré. Mais bien souvent, ce sont des personnes qui sont au chômage ou dont la situation ne permet pas un travail officiel. Des personnes qui très souvent ne connaissent pas leurs droits, maîtrisent peu la langue française, etc. Leur fragilité économique et sociale les rend particulièrement vulnérables à des employeurs malintentionnés.
Il est de toute façon très difficile de connaître la réalité de tout ce travail au noir… et les réelles conditions de travail de ces personnes. Tout cela se déroule dans des domiciles privés, est plus ou moins caché. Comment, même s’ils étaient informés de situations d’abus, des inspecteurs du travail pourraient-ils s’en occuper ?
L’État finance massivement ces emplois, en subventionnant les foyers les plus aisés. Cette politique est-elle pertinente à vos yeux ?
Le gouvernement actuel et les précédents ont mené des politiques de riches pour les riches, ce n’est plus un secret pour personne. Dans ce domaine comme dans les autres : les plans Borloo, Wauquiez et compagnie ont coûté au pays plusieurs milliards d’exonérations fiscales et sociales et n’ont créé quasiment aucun emploi. Mais de belles niches fiscales – et on peut sans se tromper affirmer qu’il y a eu moins de vieilles dames handicapées aidées par ces politiques que de grandes bourgeoises ayant profité des réductions d’impôt pour faire du coaching sportif à domicile…
Si l’on souhaite réellement développer ce secteur, il faut a minima agir dans plusieurs directions en parallèle. Pouvoir être bien soigné et bien aidé en fonction de son besoin d’aide, et non en fonction de son âge, devrait être une évidence dans un pays censé respecter le principe d’égalité. Mais il faut aussi agir sur ces métiers : arrêter de les considérer comme un réservoir d’emplois où l’on envoie celles et ceux qu’on ne sait pas trop orienter. Arrêter de penser qu’il peut être pertinent de demander à des personnes fragiles (socialement, économiquement, linguistiquement) de prendre soin de personnes fragiles (psychiquement, physiquement).
Il faut donc donner à ces métiers les formations qu’ils nécessitent. Créer des conditions de travail non précaires, en termes de temps de travail notamment. Revaloriser les salaires. Travailler également sur le cahier des charges des services professionnels, notamment en termes de bientraitance, de respect des rythmes et des besoins des personnes aidées, etc.
Rappelons aussi qu’un nombre important de personnes âgées ayant besoin d’aide souffrent de handicaps psychiques, comme la maladie d’Alzheimer. Prendre soin de ces personnes implique des connaissances qu’on ne fournit actuellement pas aux professionnels. Tant que nous ne considérerons pas la vie d’une vieille dame malade d’Alzheimer comme aussi importante que celle d’un chef d’entreprise ou d’un président de conseil général, nous ne parviendrons pas à réellement changer les choses.
Vous pointez aussi une certaine hypocrisie de nos dirigeants politiques qui sont souvent les premiers à avoir recours à ce type de salariés vulnérables, clandestins sans papiers qui ne parlent pas la langue française ; à l’image de la famille du président socialiste du conseil général de l’Isère, qui fait au lendemain de nos révélations pression sur la jeune Roumaine. Pourquoi, en France, personne ne dénonce-t-il ces situations ? En Allemagne, où l’on a recours à des femmes originaires des pays de l’Est, ou en Espagne où l’on emploie massivement des ressortissantes d’Amérique latine (Équateur et Pérou en particulier), ce n’est pas un tabou.
Il y a en effet une hypocrisie phénoménale des dirigeants politiques.
D’une part avec le décalage entre leurs discours sur le fait qu’ils « favorisent le maintien à domicile » et la réalité où, à part quelques petites retouches, quelques petits emplâtres, rien n’est concrètement fait pour que cette vie à domicile ait lieu dans de bonnes conditions quand la maladie ou le handicap crée des besoins d’aide.
Plus globalement, il y a une permanente hypocrisie des politiques qui prétendent se préoccuper de ce sujet, qui disent vouloir « adapter la société au vieillissement de la population » mais qui reportent d’année en année une loi peau de chagrin sur le sujet, et qui viennent de mettre fin à l’existence de la Fondation nationale de gérontologie (ses actions, son centre de documentation et de recherche, etc.).
Hypocrisie aussi parce que la grande majorité des politiques refuse de modifier la législation afin de mettre en place, pour les personnes malades et/ou handicapées ayant besoin d’aide de plus de 60 ans, un système comme celui qui existe pour celles de moins de 60 ans. Sous prétexte que ça coûterait trop cher. Résultat : ils maintiennent une situation qui fait que même dans leurs rangs, le recours à des formes d’esclavagisme moderne est fréquent ! Le président socialiste du conseil général de l’Isère est loin d’être une exception parmi ses collègues.
Hypocrisie globale aussi, pour plusieurs raisons. D’abord, probablement, parce que ce qui concerne les familles et au sein des familles les personnes âgées les plus fragiles, n’intéresse pas grand monde. Femme + pauvre + vieille + malade = autant de raisons pour ne pas intéresser ceux qui croient surtout en la masculinité, la richesse, la jeunesse, la performance, etc.
Ensuite parce que cette situation, qui laisse une large part à l’entraide, à la débrouille, etc., a du mauvais mais contient aussi du bon : on voit ainsi des situations où, plus facilement qu’avec des professionnelles, se sont tissées entre les personnes aidées et les personnes qui les aident de véritables relations d’amitié et de fraternité. Il faudrait donc, comme certains essaient de le faire dans d’autres pays, plutôt que de condamner radicalement toutes les formes « sauvages » d’aide à domicile, réfléchir à ce que certaines d’entre elles nous apprennent pour améliorer les systèmes officiels…
Je le redis : une partie des gens qui recourent à des employé(e)s au noir le font par crainte que les professionnels ne prennent pas humainement bien soin d’eux ou de leur parent… C’est quand même un comble !
A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : SteamOS pousse les jeux à venir sous Linux