D’une certaine façon, Areva est mort. Treize ans après sa création, le groupe nucléaire vient de se fracasser sur les écueils de ses erreurs et de ses pertes. Même s’il survit, même s’il conserve son nom et une partie de ses activités, le groupe ne sera jamais plus comme avant. L’annonce de 4,8 milliards d’euros de pertes, annoncées mercredi 4 mars – qui viennent s’ajouter aux 500 millions d’euros perdus en 2013, aux 2,4 milliards d’euros perdus en 2011 –, tire un trait définitif sur ses ambitions de devenir l’acteur incontournable du nucléaire dans le monde.
En dépit d’éditoriaux consternés, ce désastre industriel et financier n’est une surprise que pour ceux qui ne voulaient pas voir. L’histoire d’Areva tient de la chronique d’une catastrophe annoncée. Ce n’est pas la catastrophe de Fukushima, suivie par un nouveau grand hiver nucléaire qui est à l’origine des déboires d’Areva. Ce retournement de cycle n’a fait que mettre en exergue des problèmes internes antérieurs.
Depuis 2007, Areva ne dégageait plus de cash-flow opérationnel positif. En d’autres termes, le groupe, détenu à 87 % par le CEA et l’État, ne cessait de consommer de l’argent pour poursuivre son activité. Dès 2009, tous les signaux de graves dérapages tant industriels que financiers et stratégiques s’accumulaient. Mais de l’Élysée à Bercy en passant par le conseil de surveillance ou les commissaires aux comptes, tous, jouant de leur complicité de corps – des finances ou des mines –, de l’entregent politique, ont préféré fermer les yeux.
Dès cette période, les personnes connaissant le dossier ne se faisaient plus d’illusion : l’EPR, le nouveau réacteur nucléaire censé être au cœur de la stratégie d’Areva, était en train de tourner au fiasco (voir notre article EPR : enquête sur un fiasco industriel). Il n’y avait pas seulement le chantier finlandais d’Olkiluoto, qui avait pour alibi d’être un prototype, qui posait problème. Mais Areva rencontrait aussi des difficultés sur le chantier de Flamanville et dans une moindre mesure en Chine.
Tous ces problèmes, longtemps cachés sous le tapis, finissent par ressortir aujourd’hui dans les comptes. Le groupe a comptabilisé pour 1,4 milliard d’euros de dépréciations sur ses actifs nucléaires et plus d’un milliard de pertes pour la terminaison de ces trois chantiers EPR. Le chantier finlandais, à lui seul, coûte 720 millions d’euros de pertes supplémentaires en 2014. L’addition finlandaise s’élève déjà à plus de 8 milliards d’euros, alors que le projet avait été vendu à 3,5 milliards. Et ce n’est pas fini. L’EPR ne devrait être livré qu’en 2018. « Chaque année de retard coûte 400 millions d’euros à Areva », explique un ancien salarié du groupe.
Sans atteindre de telles proportions, le chantier de Flamanville prend lui aussi des allures inquiétantes. De report en report, l’EPR, qui devait démarrer en 2012, ne devrait désormais entrer en service qu’en 2017. Le coût du chantier dépasse les 8,5 milliards d’euros, trois fois plus que celui qui était prévu à l’origine. Le prix du mégawattheure (MWh), estimé au départ autour de 46 euros, dépasse désormais les 116 euros. « L’EPR, tel qu’il est conçu actuellement, ne sera jamais rentable », confie un connaisseur du dossier.
La volonté de cultiver une indépendance ombrageuse, soigneusement mise en scène par l’ancienne présidente du groupe, Anne Lauvergeon, à coups de communication tapageuse, de bagarres et de complots médiatisés, l’implication d’un management qui avait tout couvert, le silence politique entretenu autour « d’une des vitrines technologiques françaises », ont empêché pendant longtemps de prendre la mesure des difficultés. Ce n’est qu’à partir de 2013, une fois que les relations entre Areva et son principal client EDF ont trouvé à s’apaiser, que les deux groupes ont commencé à retravailler ensemble et reprendre le dossier EPR depuis le début. Combien de millions voire de milliards perdus pour la défense de prés carrés, ou le ménagement des égos ?
Pendant ce temps, Areva s’est épuisé financièrement à donner le change. Tous les expédients ont été utilisés pour masquer la situation réelle. À partir de 2008, le groupe a dû céder quelque 7 milliards d’actifs pour tenter de se renflouer. En vain. En 2013, il a liquidé une partie de ses stocks stratégiques, vendant 42 % de plus d’uranium qu’en 2012, afin d’afficher un résultat à peu près présentable. Le tour de passe-passe n’a pu être réitéré en 2014. À la suite de nouvelles dépréciations d’actifs de ces sites miniers, notamment ceux liés au scandale d’Uramin, le résultat opérationnel du pôle minier affiche un déficit opérationnel de 73 millions d’euros contre un bénéfice de 499 millions en 2013. C’était la seule activité profitable du groupe jusqu’alors.
Car c’est l’autre catastrophe d’Areva. Non seulement son projet phare a tourné au désastre, mais toutes ses autres activités, celles qui étaient censées justifier la constitution d’un groupe intégré de l’amont (les mines) vers l’aval (le retraitement des déchets nucléaires), et donner une assise financière au groupe et le protéger en cas de retournement de cycle, rencontrent des difficultés. Pour certaines, comme le retraitement des déchets, la mauvaise passe n’est peut-être que conjoncturelle. Pour d’autres, la situation semble beaucoup plus compliquée.
Le cas le plus critique semble être celui des énergies renouvelables du groupe. Là encore, l’examen des chiffres donnait l’alerte depuis plusieurs années. Au milieu des années 2000, Anne Lauvergeon avait décidé de repeindre Areva en vert et de le présenter comme le groupe spécialisé dans les énergies sans CO2. Le groupe avait alors dépensé des centaines de millions pour acquérir des sociétés spécialisées dans les énergies renouvelables, notamment dans l’éolien en mer et le solaire.
La tentative de diversification est un échec. L’activité, qui réalise un chiffre d’affaires médiocre (à peine 50 millions d’euros par an), accumule perte sur perte. L’an dernier, le déficit s’est élevé à 1,5 milliard d’euros. Plus de 770 millions de dépréciations et provisions sont passés dans les comptes 2014 pour les énergies renouvelables. La nouvelle direction, emmenée par Philippe Knoche, paraît tirer un trait sur l’expérience. Elle a classé toute l’activité dans les actifs à céder. « Areva peut peut-être conserver une partie de son activité dans le solaire. Le groupe a développé avec le Leti (un des centres de recherches du CEA) des technologies tout à fait intéressantes mais qui ne sont pas encore industrialisées. En revanche, il n’y a aucun espoir dans l’éolien marin. Tous les groupes s’y sont cassé les dents. Iberdrola (électricien espagnol), qui avait beaucoup misé sur ce développement, est en train de se retirer. On s’aperçoit que l’éolien marin est très difficile à mettre en œuvre, coûte très cher à exploiter et à entretenir. Le vrai coût du mégawattheure tourne autour de 200 euros », affirme un expert.
Ce retrait des énergies renouvelables, acté dans les comptes mais pas encore dans le discours officiel, peut mettre un terme à une source de pertes mais ne suffira pas pour redresser le groupe. Areva affiche aujourd’hui des fonds propres négatifs de 262 millions d’euros et un endettement de 5,8 milliards d’euros. Alors que toutes les activités sont déficitaires, que peut faire la direction du groupe ?
Philippe Knoche, qui a pris la présidence du groupe au moment du décès de Luc Oursel en octobre, après avoir été notamment responsable du chantier finlandais et directeur de la stratégie, a annoncé une révision complète de la stratégie du groupe. Premier objectif : un plan d’économie d’un milliard d’euros, qui doit permettre au groupe de retrouver un cash-flow positif en 2017. Pour les observateurs, cela va nécessiter des remises en cause drastiques. « Quelles que soient les options choisies, il n’y a pas de solution rapide aux difficultés de l’entreprise », pointe un bon connaisseur du dossier.
La première mission de la direction consiste d’abord à concentrer tous ses efforts sur l’EPR et son savoir-faire nucléaire, à essayer de sauver ce qui peut l’être. Alors qu’Areva affichait dans le passé une volonté farouche de se tenir à distance de son grand client EDF, le groupe semble maintenant tout attendre de lui : qu’il aide à redessiner un réacteur plus économe, qu’il lui achète des EPR, voire qu’il le prenne sous son aile. L’État semble assez tenté par cette dernière solution, qui lui éviterait de mettre la main à la poche pour recapitaliser le groupe. « Il faut une convergence entre Areva et EDF (…). Ce peut être une plus grande coopération industrielle, ou aller jusqu'à un rapprochement, y compris capitalistique », explique le ministre de l’économie, Emmanuel Macron dans un entretien au Figaro.
Depuis fin 2013, les ingénieurs d’Areva et d’EDF ont recommencé à travailler ensemble. Ils sont en train de reprendre toute la conception de l’EPR, pour essayer de le produire 20 à 25 % moins cher. D’autres équipes regardent s’il est possible de repartir de la dernière génération des réacteurs exploités par EDF pour améliorer et élaborer une nouvelle génération beaucoup moins chère et moins complexe que l’EPR. « Autant il y a une logique de rapprocher les équipes d’ingénierie des deux groupes, autant transformer Areva en une filiale d’EDF serait une erreur. Le modèle intégré de Tepco (électricien japonais - ndlr) ne fonctionne pas avec EDF. Je comprends que cela arrangerait l’État. Mais cette solution comporterait plus d’inconvénients que d’avantages », assure un connaisseur du dossier.
Un discours qui est repris au sein d’EDF. L’électricien public n’a aucune envie de devenir le comptable de l’avenir d’Areva. « L’intérêt d’EDF n’est pas de prendre le contrôle d’Areva. D’abord, EDF n’a pas des moyens illimités. De plus, sa stratégie est plutôt de se développer dans les énergies renouvelables et de prolonger la vie des réacteurs existants. Ce qui est une solution beaucoup plus rentable et économe que d’acheter des EPR », souligne un responsable du groupe public.
Le seul autre domaine où les deux groupes se voient bien travailler sans problème, c’est dans la coopération internationale. L’échec du contrat nucléaire à Abou Dhabi en 2009, sur lequel EDF et Areva s’étaient présentés en ordre dispersé, a laissé un souvenir cuisant. Les deux groupes ont admis qu’ils ne pouvaient se payer le luxe de se livrer des guerres franco-françaises à l’étranger. Ils semblent même prêts à enrôler des tiers dans ces grands projets internationaux, les deux groupes estimant qu’il leur faut des alliés pour porter le savoir-faire nucléaire français à l’étranger face à la concurrence des Chinois, des Russes, des Coréens et des Américains. Une alliance avec la Chine, avec laquelle la France travaille depuis 1980, est vivement souhaitée.
La nomination de Philippe Varin, à la fois administrateur d’EDF et président du conseil d’Areva, est censée illustrer cette nouvelle voie. La mission de l’ancien président de PSA n’est pas seulement de faire la liaison entre les anciens frères ennemis du nucléaire français, mais aussi d’ouvrir les portes de la Chine. Le pouvoir politique et la haute administration lui attribuent de grandes connaissances en ce domaine : alors qu’il dirigeait le constructeur automobile, c’est lui qui a négocié le rapprochement entre PSA et le constructeur Dongfeng. En haut lieu, on aimerait bien le voir réitérer une opération un peu semblable avec Areva.
La direction du groupe, dans ses premières déclarations sur ses révisions stratégiques, insiste sur ce développement stratégique avec la Chine. « Les Chinois étaient venus proposer cette coopération en 2010. Ils l’ont reproposée en 2012. Mais ni Sarkozy ni Hollande n’ont donné suite. Nous avons perdu quatre ans. Mais maintenant sont-ils toujours partants ? » se demande un observateur. « Le bon partenaire, ce serait la Russie », poursuit-il. « Rosatom (groupe public nucléaire russe - ndlr) remporte de nombreux contrats à l’étranger avec des technologies moins sophistiquées que les nôtres. Mais il a des problèmes d’industrialisation, d’exploitation. EDF et Areva pourraient lui apporter leurs compétences. Mais est-on prêt politiquement à franchir le pas ? » Poser la question est aujourd’hui y répondre.
En parallèle, de profondes réorganisations internes s’annoncent. Si le secteur aval du groupe (retraitement des déchets) semble intouchable, compte tenu de ses implications stratégiques de sécurité, tout le reste paraît négociable. La filialisation de son secteur minier notamment revient en force. L’idée avait été évoquée dès 2009, alors qu’Areva connaissait sa première crise de financement. Elle avait été repoussée avec la dernière des énergies par Anne Lauvergeon. Totalement asphyxié financièrement, le groupe n’a plus les moyens de s’y opposer aujourd’hui. Même si cette solution aisée peut participer à renflouer le groupe, elle est lourde de conséquences. Non seulement Areva perdrait partiellement une de ses seules sources assurées de profit, mais elle signifierait que le grand projet d’intégration, qui a porté à la création du groupe en 2001, est mort : l’ex-Cogema reprendrait son indépendance.
Certaines implantations industrielles, certaines fabrications risquent aussi d’être menacées. Mais pour l’instant, tout est flou. Le gouvernement lui-même dit attendre le plan de réorganisation du groupe. « Il faudra voir ce qu’il adviendra au niveau politique », relève un proche du pouvoir. Car de nombreux élus sont concernés. Areva a des installations de fabrication de turbines dans le fief de Jean-Marc Ayrault, des sites pour les éoliennes en Bretagne, si chère à Jean-Yves Le Drian, des usines de chaudronnerie en Saône-et-Loire, le département d’Arnaud Montebourg, toute une partie de son activité de retraitement à La Hague, bastion de Bernard Cazeneuve, etc. Tout cela augure de nombreuses interventions, d’arbitrages politiques au plus haut niveau.
Les salariés d’Areva, eux, sont sans illusion. Ils savent déjà qu’ils vont payer au prix fort les erreurs passées. Des chiffres circulent : 2 000, 3 000 voire 4 000 emplois pourraient être supprimés dans le groupe. Pour l’instant, ils sont sans fondement : tout dépendra de la façon dont la réorganisation est mise en œuvre, si des activités sont complètement cédées ou non, si des sites sont fermés ou si la direction préfère des réductions un peu partout.
Cette dernière a promis aux salariés et au gouvernement de mener un dialogue social exemplaire. Certains caressent l’espoir qu’Areva mette en œuvre un plan de départs volontaires, comparable à celui d’Air France. Une solution coûteuse mais qui a le mérite de ne pas créer trop de remous sociaux.
Car tous redoutent la réaction des syndicats du groupe. « C’est une des raisons pour lesquelles Emmanuel Macron n’a pas annoncé le montant de la recapitalisation que pourrait apporter l’État à Areva. D’abord, il est encore trop tôt pour évaluer les besoins réels du groupe, car tout dépend de son plan de restructuration. Mais cela lui permet aussi de faire pression sur les syndicats et les inciter à faire des compromis », explique un proche du pouvoir.
Du côté des syndicats, l’heure est aux demandes d’explications, tout en faisant les comptes. Tous refusent que les salariés soient les seuls sacrifiés des errements passés. « Aucun salarié des établissements Areva n’est responsable de la débâcle ou de la dette du groupe », tonne la CGT du groupe dans un tract distribué le 4 mars. Avant de pointer les responsabilités : « Cette situation est aussi due à l’absence totale de vision à long terme et au désengagement de l’État depuis une quinzaine d’années. L’État a laissé aux marchés et aux égos démesurés de nos dirigeants, qu’ils soient d’EDF, d’Areva ou du CEA, faire la pluie et le beau temps sur la filière électronucléaire », accuse le syndicat.
Même si tout est mis en œuvre au plus haut niveau pour éviter le sujet, l’État et la haute administration ne peuvent éluder leurs responsabilités. L’aventure d’Areva a coûté plus de huit milliards d’euros, soit les deux tiers du déficit du régime de retraite. Alors que ce déficit-là est jugé insupportable, que l’allongement du départ en retraite est à nouveau évoqué, dans le cas d’Areva, seuls les salariés devraient en payer le prix, avec les contribuables priés de renflouer le groupe nucléaire sans demander des comptes.
Car le naufrage d’Areva n’est pas seulement lié à un échec industriel. Il est aussi le fruit de graves dysfonctionnements, d’une chaîne de responsabilités que personne ne veut aujourd’hui assumer. La tentation est grande de faire porter tpus les torts à Anne Lauvergeon, adepte d’un pouvoir quasi monarchique. Sa responsabilitéest immense. Mais elle n'est pas la seule. Il existe des règles et des procédures qui permettent normalement d’éviter les dérives d’un management, sans parler des multiples avertissements lancés jusqu’au sommet de l’État à partir de 2008.
L’étonnant silence de certains, qui avaient les moyens d’arrêter ce désastre, pose question. Pourquoi Jean-Cyril Spinetta, président du conseil de surveillance de 2007 à 2012, époque où tout s’est noué, a-t-il tout avalisé ? Qu’ont fait les administrateurs du CEA, principal actionnaire d’Areva, pendant tout ce temps ? Comment expliquer que Bruno Bézard, aujourd’hui directeur du trésor, n’ait rien vu ni anticipé alors qu’il a été administrateur du groupe, siégeant au comité stratégique et des comptes, de 2001 à 2010 ? À quoi a servi le rapport d’expertise de René Ricol, si ce n’est donner un blanc-seing à la direction et au conseil, alors que toutes les dérives étaient déjà en cours ? Pourquoi la Cour des comptes s’est-elle réveillée si tard, et n’a commencé à expertiser les comptes d’Areva qu’en 2013 ? On pourrait ajouter à cette longue chaîne de responsabilités le silence des commissaires aux comptes ou l’aveuglement de l’autorité des marchés financiers.
« Ce serait une première en France si on osait mettre en cause la responsabilité des dirigeants et de la haute fonction publique », remarque un observateur. Oui, ce serait une première. Mais huit milliards d'euros de pertes justifient, en ces temps d'austérité, de demander quelques explications. À moins d'estimer que certains doivent bénéficier d'une impunité de principe, quels que soient les dérives et les gaspillages industriels et financiers, quelles qu'aient été leurs actions.
A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Selfie 3D