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A Bobigny, un policier jugé jeudi pour un tir de Flashball sur un lycéen

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De sa blessure à l’œil gauche, Geoffrey Tidjani, 21 ans, conserve « un champ de vision restreint et flou, avec des bulles ». Après six opérations pour réparer les fractures du visage et recoller sa rétine, il a « récupéré 7 dixièmes de vision », alors qu’il était « descendu à un dixième au plus bas ». Tous les dix ans, il devra désormais subir une intervention de la cataracte pour changer son implant. Le 14 octobre 2010, à Montreuil (Seine-Saint-Denis), le lycéen de 16 ans était atteint au visage par un tir de LBD 40×46 (un Flashball nouvelle génération), alors que lui et ses camarades bloquaient son lycée pour protester contre la réforme des retraites.

Le gardien de la paix auteur du tir, 43 ans, sera jugé le 5 mars 2015 devant le tribunal correctionnel de Bobigny pour « violences volontaires avec usage d’une arme de 1re catégorie par une personne dépositaire de l’autorité publique », ainsi que pour « faux et usage de faux commis dans une écriture publique ». Dans son ordonnance de renvoi du 27 février 2014, le juge d’instruction Nicolas Aubertin, chargé du dossier, a estimé que le policier a tiré « en direction de Geoffrey Tidjani, hors légitime défense et donc en dehors de tout cadre réglementaire ». L’enquête a établi qu’au moment du tir, « Geoffrey Tidjani était en train de déplacer un conteneur sur la voie publique et qu’il ne faisait aucun geste menaçant à l’égard de quiconque », écrit-il. Les policiers de la Compagnie de sécurisation et d’intervention (CSI) avaient d’abord prétendu que le lycéen leur avait jeté des pierres, avant d’être démentis par de nombreux témoins et deux vidéos amateurs. Sur la première, diffusée par Rue 89, on voit Geoffrey Tidjani, en veste noire à capuche et casquette blanche, faire rouler la poubelle avant de tituber. Des lycéens s'emparent de poubelles et de grilles, mais aucun jet de pierre n'est visible.

La seconde vidéo, tournée depuis un appartement et diffusée par Les Inrockuptibles, montre les minutes suivantes. On y voit Geoffrey Tidjani qui vient d'être blessé, passer en vacillant devant les policiers sans que ces derniers ne réagissent. Plusieurs dizaines de lycéens sont rassemblés, mais la situation semble très calme.


Dans son procès-verbal d’interpellation du 14 octobre 2010, le policier tireur écrivait avoir été l’objet de deux jets de projectiles par Geoffrey Tidjani, avoir effectué un premier tir de LBD, manqué, qui avait atterri dans la poubelle, puis un second, « en direction de son torse », alors « que l’individu se baisse à nouveau et s’empare d’un projectile type caillou ». À trois reprises, devant l’Inspection générale des services (IGS, la police des polices parisienne) puis le juge d’instruction, le gardien de la paix a soutenu avoir été en situation de légitime défense. Après visionnage de la vidéo, il avait fini par reconnaître, lors de son dernier interrogatoire, que les faits décrits dans son P.-V. « ne correspondaient pas à la réalité », mais, selon l'ordonnance de renvoi, niait « le caractère volontairement mensonger de ses écrits ».

C'est cette version mensongère qui lui vaut d’être également poursuivi pour faux et usage de faux. Car ce P.-V. n’a rien d’anodin. Il visait à impliquer le lycéen, alors hospitalisé, dans le cadre d’une procédure ouverte pour violences sur personnes dépositaires de l’autorité publique. Le « faux et usage de faux » est une infraction criminelle passible des assises lorsqu’elle est commise par un dépositaire de l'autorité publique. Mais, avec l’accord de la victime, le juge d’instruction a préféré la requalifier pour que le procès puisse se tenir devant le tribunal correctionnel.

Scanner du visage de Geoffrey Tidjani en 2010, montrant les dégâts causés par le tir.Scanner du visage de Geoffrey Tidjani en 2010, montrant les dégâts causés par le tir.

Ce matin du 10 octobre 2010, à Montreuil, deux équipages de la CSI avaient été appelés en renfort par une patrouille de police pour disperser une centaine de lycéens de Condorcet qui bloquaient l’entrée du lycée Jean Jaurès. Les dix policiers, qui ne portaient pas leurs équipements de protection, avaient formé une barrière humaine devant le lycée. « Au vu de l’agitation des lycéens qui leur faisaient face et des demandes réitérées de reculer demeurées vaines », selon l’ordonnance de renvoi, un policier jette une grenade lacrymogène à main. Puis le brigadier de 28 ans qui dirige l’intervention, autorise deux de ses collègues à utiliser leur lanceur de balles de défense (LBD). Quatre balles en caoutchouc seront tirées, dont celle blessant Geoffrey Tidjani.

Le tribunal devra se pencher sur le cadre d’emploi de ces armes. Devant le juge d’instruction, le brigadier de police à la tête de l’opération a indiqué avoir dit à ses fonctionnaires « qu’au regard de la violence des caillassages, s’ils identifiaient des caillasseurs ils pouvaient utiliser leurs Flashball». À ses yeux, « cela sous-entendait qu’il ne fallait s’en servir qu’en situation de légitime défense ». Ce brigadier avait d’abord assuré avoir vu Geoffrey Tidjani armer son bras, avant de revenir sur ses déclarations. Plusieurs autres témoins assurent eux n’avoir constaté qu’un jet de canette peu avant les tirs.

En maintien de l’ordre, l’emploi des LBD n'est possible qu’en cas d’attroupement armé, lorsque des violences graves sont commises contre les forces de l'ordre. Aucune sommation n'est alors nécessaire. La loi prévoit que « les représentants de la force publique appelés en vue de dissiper un attroupement peuvent faire directement usage de la force si des violences ou voies de fait sont exercées contre eux ou s'ils ne peuvent défendre autrement le terrain qu'ils occupent ».

Pour Me Pierre-Emmanuel Blard, avocat de Geoffrey Tidjani et de sa famille (et collaborateur de Me Jean-Pierre Mignard, avocat de Mediapart), ni les conditions de la légitime défense, ni celles de l’attroupement armé n’étaient réunies. « Les policiers ont décrit des conditions apocalyptiques, explique l'avocat. Mais là, aucun policier n’a été blessé ; on a affaire à une canette vide lancée et quelques poubelles et grilles déplacées. Les vidéos et témoignages ne montrent aucun jet de pierre, ni invective, ni provocations qui justifieraient un tir. »

Sauf légitime défense, les textes interdisent par ailleurs tout tir de LBD au-dessus des épaules. Selon l’expertise balistique, le lanceur utilisé par le prévenu était déréglé. Il était « susceptible de tirer 18,8 cm trop haut » dont « 12,2 cm dus à un déréglage des organes de visée ». Autre point qui pourrait jouer en leur faveur, les deux policiers porteurs de LBD n’avaient pas bénéficié du recyclage annuel prévu par les textes.

Depuis 2004, une trentaine de personnes ont été grièvement blessées par des tirs de LBD. Mais seul un fonctionnaire a été condamné. Il s'agit d'un policier, condamné en janvier 2011 à six mois de prison avec sursis pour avoir éborgné six ans plus tôt un adolescent de 14 ans aux Mureaux (Yvelines). Le 3 avril 2012, un policier qui avait blessé Pierre Douillard, un lycéen de 16 ans, avait, lui, été relaxé par le tribunal correctionnel de Nantes, car son acte avait été jugé pas « manifestement illégal ». 

Geoffrey Tidjani avait d’ailleurs assisté au procès avec deux autres victimes de tirs, « pour soutenir Pierre ». Lui et sa famille espèrent renverser la vapeur. « Si la justice arrivait à punir un acte illégal, il y aurait moins de dérapages, veut croire son père, Christian Tidjani. Nous avons une petite chance, c’est le fait que le moment précis de l’agression a été filmé et montre clairement qu’il n’y avait pas de légitime défense pour les policiers. Cette arme a re-permis à des policiers de tirer sur des gens, c’est devenu une solution de facilité. » Pourtant, à la base, Christian Tidjani, gérant de société, n’en voulait pas aux « flics » qui « peuvent faire des erreurs ». « Mais à chaque nouvelle affaire, c’est la même défense, au lieu de reconnaître, non, c’est méchant, ils attaquent. »

Selon Corinne Audin, la mère de Geoffrey, « les policiers ont laissé Geoffrey, au bord de l’évanouissement, passer devant eux sans lui porter secours ». « Une fois qu’il s’était réfugié à l’intérieur du lycée, c’est l’infirmière du lycée qui a appelé les secours et a tenu tête aux policiers qui voulaient l’emmener au commissariat, poursuit cette assistante commerciale. C’est grâce à elle que son œil a été sauvé, car ça se jouait à quelques minutes. » Lors de l'enquête, le brigadier, qui dirigeait l'intervention, a de son côté assuré avoir pris en charge le lycéen blessé et alerté les secours.

« Ils ont été odieux, elle est là ma colère, raconte Geoffrey Tidjani. Les policiers ont commencé à m’identifier alors que j’étais dans le camion des pompiers, j’avais les yeux fermés et je pensais que c’étaient les pompiers, mais dix minutes plus tard, les vrais pompiers m’ont reposé les mêmes questions. Puis à l’hôpital Grégoire, alors que je me faisais recoudre et que j’étais en choc thermique avec des couvertures chauffantes, les policiers m’attendaient, les bras croisés, pour m’emmener en garde à vue. Et le lendemain, j’ai eu le droit à un interrogatoire sous morphine par l’IGS. » Le jeune homme sera ensuite transféré à l’hôpital Lariboisière à Paris, car les médecins de Montreuil n’étaient « pas formés aux blessures de guerre », dit Christian Tidjani.

En première professionnelle au moment des faits, Geoffrey Tidjani a abandonné le lycée, puis entrepris une formation en alternance. « Je suis tombé au fond, mes études se sont écroulées, je n’ai pas pu avoir mon bac pro informatique », dit pudiquement le jeune homme. Il a dû abandonner le rugby, la boxe et le judo à cause des six plaques en titane posées pour réparer les os brisés de son visage. À chaque rhume, « la douleur est puissance dix », explique Corinne Audin.

« Psychologiquement », Geoffrey Tidjani va « mieux ». Il vient de « prendre un appartement », travaille désormais comme technicien vidéo dans « l’événementiel » avec le statut d’intermittent du spectacle. Lui et son entourage ont appris à faire avec ses crises de doute. « Mais le choc est encore là, il sera là toute ma vie, dit le jeune homme. J’ai perdu toute mon innocence. À chaque fois que je vois une victime, j’ai la douleur et la colère. Ça m’insupporte. Quatre ans après, c’est pire : à Nantes, trois personnes ont été touchées (à l’issue d’une manifestation, en février 2014  ndlr). Comment peut-on vivre dans un état d’injustice complète ? »

Le 7 février 2012, le Défenseur des droits avait demandé des poursuites disciplinaires contre le policier mis en examen et son supérieur. Contacté, Me Frédéric Gabet, l’avocat du policier, n’a pas souhaité nous répondre.

BOITE NOIREJ'ai rencontré Geoffrey Tidjani et sa famille lors d'une première audience au tribunal de grande instance de Bobigny, en novembre 2014. Les citations sont extraites de cette rencontre. Me Pierre-Emmanuel Blard est l'un des collaborateurs de Me Jean-Pierre Mignard, l'avocat de Mediapart depuis la création du site.

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