Vous y avez cru ? Vous aviez tort. L'« esprit de janvier » est bien mort. La France est retombée en léthargie. Il n'y a pas eu de sursaut, pas de grand dessein annoncé pour recoudre un pays épuisé. Si, pardon, je suis injuste, il y a quand même un peu de nouveau : avec son passage en force sur le 49-3 pour faire voter la loi Macron (« pas la loi du siècle » avait dit François Hollande), ce pouvoir en difficulté s'est paré d'un ramage autoritaire. « La France a besoin d'autorité », a dit Manuel Valls à la télévision au soir du 49-3. « Autorité pour lutter contre la menace terroriste (...) mais nous avons aussi besoin d'autorité pour redresser le pays. » On peine encore à voir le lien, à moins que les "frondeurs" du PS ne soient comparables aux terroristes.
Pendant une semaine, les plus légitimistes au PS ont réclamé sur tous les tons des sanctions contre les "frondeurs". Il fut question de discipline, de loyauté. Finalement, le psychodrame disciplinaire a viré mardi dernier au simple rappel au règlement, une banale injonction à se plier aux règles collectives. Autant dire beaucoup de bruit pour rien. Comme d'habitude dans la majorité.
Ces poussées de testostérone passées, nous voilà retombés dans le ronron des jours qui passent. Puisque nous sommes dans la Cinquième République où le président est roi, nous voilà à nouveau réduits à contempler l'admirable façon dont le président godille : un coup à gauche, un coup à droite, jamais de risques, cette façon particulière d'exercer le pouvoir qui consiste à tirer des bords, en pariant secrètement sur sainte Baraka qui changera l'alignement des planètes. Nous voilà de nouveau condamnés à attendre qu'enfin quelque chose se produise en cette République incertaine. En croisant les doigts pour que ce ne soit pas le pire.
De l'« esprit de janvier », encore vanté par le président de la République lors de sa dernière conférence de presse, que reste-t-il ? Rien. Sans sombrer dans l'utopie (soyons raisonnables, voyons, il s'agit de gouverner la France, pas d'un discours du Bourget), nous avions pu croire qu'il allait se passer quelque chose. Qu'après les attentats de Paris, l’État mettrait les moyens pour résorber cet « apartheid territorial, social, ethnique » évoqué par le premier ministre, Manuel Valls. Que la lutte contre les « ségrégations » (le terme préféré par François Hollande), sociales, culturelles deviendrait une priorité nationale.
Nous avions évidemment rêvé. François Hollande a certes redit que la jeunesse était sa priorité, mais a dégainé pour l'en persuader le service civique, une réponse louable mais qui ne sera pas à la mesure des déclassements, des relégations, et des plafonds de verre de la France de 2015. Le grand plan pour l'école annoncé est pétri de bonnes intentions, mais il ne résorbera pas les fractures entretenues et engendrées par un système scolaire usé, malgré des centaines de milliers de bonnes volontés dans le corps enseignant.
Durant ces semaines, il fut mille fois question de laïcité. Mais de quelle laïcité ? Encore faudrait-il se mettre d'accord sur les mots, tant certains, à gauche comme à droite, et jusqu'à Matignon, continuent de la brandir comme on brandit un glaive républicain, au lieu d'en revenir à l'esprit de 1905 garantissant la liberté de croire et la neutralité de l’État en matière religieuse.
De ces semaines tristes à pleurer, il reste la peur éprouvée par les musulmans, sommés de montrer patte blanche dans leur République ; des crimes antisémites odieux ; la bêtise qui déferle. Bien sûr, il y a eu cette grande manifestation du 11 janvier. Mais combien n'étaient pas là ? Il reste, aussi, de nouveaux mots, ceux de la guerre, jusqu'ici utilisés pour justifier les guerres de la France. « Guerre contre le terrorisme », a dit Manuel Valls. « Terrorisme en accès libre », a ajouté son ministre de l'intérieur, Bernard Cazeneuve, comme si la menace était au coin de la rue. Il y eut également l'« islamo-fascisme » de Manuel Valls, terme ambigu, bien loin des précautions oratoires d'un Barack Obama évitant dans ce contexte miné de stigmatiser ses concitoyens de culture ou de religion musulmane.
On aurait dû s'y habituer pourtant, depuis trois ans qu'il dirige le pays : François Hollande ne renverse jamais les tables. Ça fait sans doute mauvais genre. Sur l'Europe, par exemple, le chef de l’État se voulait « trait d'union » entre l'Allemagne d'Angela Merkel et la Grèce d'Alexis Tsipras, le leader du parti de la gauche alternative Syriza arrivé largement en tête des élections du 25 janvier. Dans ce mano a mano aux allures de jeu de rôle, mais qui illustre deux visions antagonistes de l'idéal européen, il est difficile de percevoir une initiative forte, une intervention décisive, une parole du chef d’État français qui aurait ouvert des perspectives.
François Hollande, président silencieux à la table du Conseil européen, a laissé jouer. Pendant ce temps, la Commission européenne, qui vient d'accorder deux ans de délai pour revenir sous le sacro-saint seuil des 3 % de déficit, demande environ 30 milliards d'euros d'économies supplémentaires à la France, en plus des 50 milliards d'ici 2017 votés en avril dernier. Une nouvelle réforme du marché du travail se profile. Michel Sapin, le ministre du budget, évoque déjà de possibles « mesures supplémentaires » dans quelques mois, sans les préciser. Rappelons que le commissaire européen en charge des affaires économiques s'appelle Pierre Moscovici, ami de François Hollande, son ancien ministre de l'économie, mais aussi ancien député socialiste du Doubs dont la circonscription législative a récemment échappé au Front national à 800 voix près.
À deux ans d'une élection présidentielle où la victoire d'une candidate de l'extrême droite n'est plus une hypothèse farfelue, la gauche au pouvoir mobilise un imaginaire glacé, aride, asséché comme pourrait l'être le cerveau d'un ministre qui ne lit plus de livres. La « réforme », l'« action », contre les « conservateurs ». Les « modernes » contre les « archaïques ». Il paraît que cette rhétorique simpliste est applaudie dans l'opinion – dont on ne sait pas très bien ce qu'elle pense puisque, selon les enquêtes d'opinion, elle soutient à la fois les frondeurs et la loi Macron, ce qui paraît assez incompatible.
Nous vivons un moment politique vide, sans magie ni avenir, sans perspectives. Dans son Retour à Reims, qui est d'abord un livre sur la réalité des classes sociales, Didier Eribon résume bien ce néant politique, qui est aussi le triomphe du néolibéralisme que nous nous injectons soir et matin en intraveineuse : « Les partis de gauche et leurs intellectuels de parti et d’État pensèrent et parlèrent désormais un langage de gouvernants et non plus le langage des gouvernés, s'exprimèrent au nom des gouvernants (et avec eux) et non plus au nom des gouvernés (et avec eux). Ils adoptèrent sur le monde un point de vue de gouvernants. » Nous en sommes précisément là.
Dans ce champ de ruines idéologique, par un incroyable renversement, la seule qui paraît ne pas parler au nom des gouvernants s'appelle Marine Le Pen. Grande bourgeoise, fille d'un ancien tortionnaire condamné à maintes reprises pour « antisémitisme insidieux », « contestation de crimes contre l'humanité », « banalisation de crimes contre l'humanité », et on en passe, entourée de militants d'une extrême droite rance et revancharde qui menace les journalistes, elle serait donc la voix du peuple. Sinistre blague, aurait-on dit il y a quelques années encore, et pourtant non. La vie politique tourne autour d'elle. La présidente du FN hante les matinales télé et radio. Après avoir gagné onze mairies aux municipales, après être sorti en tête aux européennes, le Front national sera sans doute en tête aux départementales, épaulé par une abstention massive. Pour être au deuxième tour, il faudra atteindre 12,5 % des inscrits. La gauche comme la droite vont avoir de très mauvaises surprises. Le PS, lui, se prépare déjà à une deuxième déculottée, aux régionales de décembre 2015. Insidieusement, commentateurs, politiques, journalistes, tout le monde s'habitue à l'idée : Marine Le Pen sera au moins au second tour de la présidentielle. Cette quasi-certitude n'est plus un motif de mobilisation, de questionnement dans les grands partis, d'initiatives citoyennes. C'est juste devenu un élément du décor politique, et pour les médias de nouvelles histoires à raconter.
Pendant ce temps, le PS déprime, mais dans sa bulle, comme d'habitude. Chacun prépare déjà le spectacle de fin d'année : le congrès de début juin à Poitiers. Le Graal socialiste, l'horizon indépassable. Il paraît que c'est là que se jouera la bataille ultime, l'homérique combat clarificateur, l'explication des gravures, le nécessaire "reset" idéologique d'un PS qui ne pense plus rien. À moins qu'il ne s'y passe à peu près rien, tant peu de participants souhaitent l'implosion de cette formidable machine à distribuer postes et mandats qu'est le plus grand parti de gauche. La deuxième hypothèse est à ce stade la plus certaine.
En attendant, toute la classe socialiste prépare soigneusement son costume de crépon. Benoît Hamon, qui ne broncha guère quand il fut ministre à Bercy, et contribua même à sacrer Manuel Valls au printemps 2014, a fièrement mené la bataille contre la loi Macron (lire notre entretien ici). Il vise évidemment la tête du parti, dans un curieux pas de deux avec Manuel Valls (parce qu'il était ma gauche, parce que j'étais sa droite) qui pourrait mener ces deux-là assez loin, vers 2022 ou 2027. Martine Aubry, fidèle à elle-même, s'étrangle en silence et tergiverse sans fin, consciente que son temps politique est révolu mais bien décidée à enquiquiner le locataire de l’Élysée jusqu'au bout. Depuis son exil américain, Arnaud Montebourg joue une hypothétique primaire socialiste pour 2017, en pariant que François Hollande aura tellement échoué sur le chômage qu'il sera contraint à ne pas solliciter un nouveau mandat.
Manuel Valls, lui, vit pleinement son moment autoritaro-sécuritaire. Mâchoires serrées, il ne cesse de se chercher des adversaires internes pour exister. Il clive, il cogne, coupe l'herbe sous le pied de ce Macron scintillant de 37 ans qui menace de lui voler la lumière. Mais il restera loyal jusqu'au bout au président, puisqu'il ne veut pas qu'on l'appelle pour des décennies "Sarkozy" ou "Iznogoud".
À l’Élysée, François Hollande, toujours optimiste, a déjà commencé de réfléchir au remaniement qui pourrait suivre la tannée des départementales. Il faudra faire sortir des ministres candidats aux régionales, le fidèle Jean-Yves Le Drian par exemple. Tiens, on pourrait faire entrer des aubrystes, enfin ceux qui veulent bien, et si la maire de Lille donne son feu vert. Oh, il y aura bien des écologistes avides qui accepteront de quitter leur parti pour un maroquin, ce serait bien pour la conférence climat de la fin de l'année, et bien sûr pour 2017. Au pire, on fera venir le bernard-l'ermite de la politique, Jean-Luc Benhamias, que François Hollande adore recevoir à l’Élysée. Et puis il y a toujours Robert Hue, qui retaille sa barbe chaque matin en attendant le fameux coup de fil. Ouh là là ! Tout cela sera vraiment très excitant. Je ne sais pas vous, mais moi j'ai vraiment super hâte.
A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : OpenMailBox