Sarre-Union, envoyé spécial. – Les juifs de Sarre-Union ne reposent plus en paix. Des stèles brisées, des caveaux ouverts, des tombes renversées. Deux semaines après la profanation du cimetière, les lieux sont quasiment restés en l’état. Une grande majorité des quelque 400 tombes du cimetière ont été souillées et les visiteurs, même quand ils ont vu des images à la télévision, n’en reviennent pas de l’ampleur de la dévastation.
Ce jeudi après-midi, en une petite demi-heure, passent un couple de Parisiens venu voir l’état de la tombe d’un ancêtre qui fut rabbin du village ; un juif strasbourgeois qui, éberlué, se demande « quelle haine peut animer pour en arriver là » ; de simples habitants du village, décontenancés, qui constatent que les auteurs « s’en sont donné à cœur joie ». Tout le monde cherche à comprendre. Personne n’y parvient. Et les premiers éléments de l’enquête ne permettent pas vraiment d’y voir plus clair sur la seule et unique question qui animera l’instruction : pourquoi ?
Car s’agissant des faits eux-mêmes, ils semblent à présent à peu près établis, si on se fie aux déclarations des cinq adolescents mis en examen. Le 15 février, les jeunes de Sarre-Union sont en vacances. Paul (1), 17 ans et demi, qui a grandi dans ce village de 3 000 habitants situé dans « l’Alsace bossue », héberge pour quelques jours un copain de lycée de Lunéville, où il est scolarisé en deuxième année de CAP sécurité. Les deux amis décident de se rendre au cimetière.
Selon Paul, sur place, c’est en renouant leurs lacets que les deux mineurs s’aperçoivent que les pierres tombales bougent. Les deux amis commencent à renverser des stèles, puis Paul propose par téléphone à un troisième copain, qui en rencontrera un quatrième sur le chemin, de se joindre à leur « délire », selon le mot rapporté par le procureur de la République de Saverne, Philippe Vannier. Au bout d’un moment, la petite troupe interrompt son entreprise, pour des raisons encore floues. Certains repassent chez eux, d’autres vont chez Paul, discutent. Puis l’ensemble de la petite troupe décide de retourner au cimetière, accompagnée d’un cinquième protagoniste, croisé sur le trajet.
Les adolescents crachent sur les tombes, les fracassent, urinent dessus, vocifèrent « Heil Hitler ». Selon le procureur, les mis en examen, « d’une grande immaturité, ayant un comportement se rapprochant plus de l’enfance que de l’âge adulte », ont tous reconnu avoir participé matériellement aux faits et avoir proféré de telles paroles. Dans ces conditions, Me Christophe Jautzy, qui défend Paul, anticipe une plaidoirie compliquée : « Il sera difficile de dire que la circonstance aggravante d’antisémitisme n’est pas constituée. »
En 2000, après une double profanation du cimetière, Me Jautzy avait déjà défendu trois des quatre adolescents condamnés. Pour ce saccage d’une ampleur moins importante (une cinquantaine de tombes avaient été profanées), la justice n’avait finalement pas retenu le caractère antisémite des faits (voir ici un extrait du jugement).
En plaçant Paul en centre éducatif fermé à Mulhouse, la justice semble pour l’instant considérer que l’aîné des mis en examen a eu un rôle leader dans l’affaire. Aucun élément cependant n’éclaire pour l’instant ses motivations. Le jeune homme ne se dit pas intéressé par la politique. Certains ont glosé sur son goût pour le death metal, « il va à des concerts, oui, quel est le rapport ? » demande son avocat, sur son appartenance au groupe antifa (« c'est faux », selon son avocat), ou sur son supposé intérêt pour la mouvance anarchiste : « Il a visité un site, une fois, pour regarder un sweat-shirt qui lui plaisait », rectifie là encore Me Jautzy. Lors des perquisitions, le disque dur de son ordinateur a été prélevé, ce qui donnera un historique plus précis des sites qu’il fréquente sur Internet.
En attendant, sur la page Facebook du jeune homme, il n’est pas difficile de discerner une attirance pour le macabre. Mais à côté de photos de bracelets en cuir cloutés ou de références à Satan, on peut lire des messages plus apaisés.
Un an avant la profanation, il postait la photo ci-contre, une semaine après avoir partagé ce message.
Selon son avocat, Paul dit ne pas aimer les forces de l’ordre, tout en imaginant son avenir dans la sécurité incendie ou dans l’armée. « J’ai surtout l’impression que ce gamin est perdu. Sa mère m’a dit qu’il avait défilé le 11 janvier (contre les attentats de Paris). Ce n’est pas un skin. Il n’a pas de convictions antisémites. Sous réserve d’investigations à venir, il n’est pas idéologisé, mais baigne plutôt dans une certaine bouillie. »
Pas plus que ses quatre acolytes, Paul n’a jamais été condamné à une peine de justice. Ses références nazies ? Pour tout intérêt, il a expliqué avoir lu un banal livre d’histoire sur la seconde guerre mondiale. L’après-midi des faits, les adolescents n’avaient visiblement ni bu, ni pris aucune substance. Paul parle d’une simple volonté d’« amusement » – avant de détruire, les jeunes ont déclaré avoir fait des courses entre eux dans le cimetière – et d’un effet de groupe.
Paul est suivi psychiatriquement depuis plusieurs années à l’EPSAN (établissement public de santé Alsace-Nord). Sa mère, sans emploi, vit d’allocations de solidarité. Son père, qui était alcoolique et violent, s’est suicidé il y a trois ans. « Dans son rapport établi après les faits, la PJJ (protection judiciaire de la jeunesse) considère que mon client est plus en danger que dangereux », relate l’avocat.
Paul est conscient qu’il n’a plus d’avenir dans la sécurité, un milieu qui nécessite un casier judiciaire vierge. Comme les autres, il risque jusqu’à trois ans et demi d’emprisonnement (la loi prévoit sept ans, mais l’excuse de minorité divise normalement le quantum par deux).
Les autres enfants semblent être issus également de milieux modestes, mais selon le procureur, « de familles plutôt bien insérées, socialement et professionnellement », qu’ils soient ouvrier, employé, institutrice...
Louis, bientôt 17 ans, vit dans une famille recomposée. Élève en seconde générale, c’est lui qui s’est dénoncé après avoir évoqué les faits avec sa copine et qu’elle lui a envoyé un article des Dernières Nouvelles d’Alsace sur la profanation. « Il s’exprime très bien, a de bons résultats scolaires », dit son avocat, Me Olivier Charles. « Il commence à prendre conscience du mal qu’il a fait. Il voulait gagner l’amitié de Paul. Il était dans un rapport de séduction, il cherchait à se rapprocher. » Selon l’avocat, le fait que les jeunes se soient auto-incriminés, qu’ils aient ainsi « fait preuve d’une franchise candide », montre qu’ils n’ont rien de délinquants classiques ou de radicaux antisémites. « Ils cherchaient un lieu étrange, ont voulu jouer aux petits aventuriers, et quand ils ont réalisé où ils étaient, ils ont fait le lien façon Godwin sans qu’une petite voix en eux leur dise : qu’est-ce que je suis en train de faire ? » L’avocat regrette que le jeune ait été placé dans un foyer : « Le milieu familial n’y est pour rien. Ça n’a pas de sens. »
Les parents de Damien, le plus jeune des mis en examen, vivent également douloureusement l’éloignement de leur enfant, qui a été placé chez un proche de la famille. Après avoir beaucoup hésité, et en dépit de la colère qu’ils éprouvent à l’égard des journalistes depuis que leur fils a reconnu les faits, ils ont bien voulu nous rencontrer dans le bureau de leur avocat, Me Louise Klein. Pendant les presque deux heures qu’a duré l’entrevue, le portable du père n’a cessé de sonner : des messages du fils, inquiet.
Assis l’un contre l’autre, les deux parents sont plus que fébriles. Minés, ravagés. Tous deux travaillaient dans une usine de reliure qui a mis la clef sous la porte voilà trois ans. « Après 16 ans de boîte, j’étais assimilé cadre, on m’a filé 5 000 euros et un coup de pied au cul », dit le père. La mère a repris les études et s’est reconvertie comme auxiliaire de vie. Lui a des activités plus irrégulières dans le traçage, le marquage sol. Il commence presque toutes ses phrases par « le gamin », comme s’il parlait d’un enfant de 10 ans, qui, en réalité, vient tout juste d’en avoir 16. Damien est en bac pro maintenance industrielle. Il était en stage dans une boîte de citernes, de cuves.
Les deux parents racontent le vertige à l’annonce de la nouvelle. Elle ne savait pas si elle allait frapper son fils ou le serrer dans ses bras. Elle a mis sa main dans sa nuque et lui a dit : « Mais qu’est-ce que t’as fichu ? »
Ce qu’il a fichu, elle ne le sait maintenant que trop bien. Les parents répètent à plusieurs reprises qu’ils ne veulent pas « minimiser les faits ». Mais minorent les responsabilités. « Mon gamin ne fait même pas 50 kilos. Il ne traînait pas dehors. La pêche, le vélo, la “Play”, c'était sa vie. Il a suivi le mouvement, c’est tout. »
En réalité, les parents n'ont pas encore demandé à leur enfant comment il en était arrivé là. « Pas le courage », « il nous en parlera ». Ils racontent ce qu’ils ont pris dans la figure. France 2, notamment, qui a composé tous les numéros du village au nom de cette famille, et qui a appris la nouvelle au grand-père. Choqué, « pas préparé », celui-ci a depuis été hospitalisé dans un établissement psychiatrique.
La copine de leur fils l’a quitté. Eux ont été abreuvés d’injures. Obligés de s’enfermer chez eux face à des journalistes qui ne cessent d’appeler, de toquer. « Avant ça, on n’avait jamais fermé la porte à clef de la maison. Maintenant, on vit les volets clos. Quand on sort, on vérifie qu’on n’est pas suivis. » Sa famille d’accueil ne sait pas si elle peut emmener l’ado au supermarché : « Si des gens le reconnaissent, ils pourraient se venger. Ils sont partout les gens de Sarre-Union. »
Le père a entendu son propre frère lui dire : « Ramène-moi ton gamin, je vais le rosser. » Le père s’écroule : « Qu’est-ce que vous voulez répondre à ça ? »
Ils ont mis leur maison en vente. « On ne pourra plus. » Ah si seulement il avait « braqué la buvette » ou « volé des livres à la bibliothèque ». Mais « pas ça, pas dans le contexte actuel ». Le cimetière juif, les profanations antérieures, ils n’en avaient jamais discuté avec leur fils : « C’est comme n’importe quel fait divers à Sarre-Union. On en parle sur le moment. » Le père refait l’histoire dans sa tête, dans tous les sens : « Mes parents avaient la maison collée à la synagogue. Il n’y a jamais eu de problème. On aidait même notre mère à en nettoyer les bancs. Les deux seules familles juives de Sarre-Union, on les connaît, on les côtoie. » Comme tout le monde.
La famille Wolff habite le village depuis au moins 1697. Jacques, 62 ans, en est le dernier représentant. Les juifs sont partis. La première guerre mondiale a marqué la fin de l’âge d’or des bourgs moyens. La seconde guerre mondiale, une rupture pour les juifs. L’exode rural a fait le reste.
Sarre-Union abrite cependant toujours une synagogue, inopérante, que le consistoire n’a pas réussi à revendre. Ainsi qu'une rue des Juifs. Et le cimetière, établi depuis la révolution française, à l’écart du village, comme souvent en Alsace. Y sont enterrés ses parents et de très nombreux aïeuls. Et forcément lui, un jour ? « Non. Pour reposer en paix, mieux vaut être ailleurs. » On s’étonne, il se reprend. « On verra. »
Le cimetière a été profané six fois depuis 1945 : « Ça a commencé vers 1975-1977. Souvent, c’étaient de vieilles pierres déplacées, des dégradations minimes suivies de remises en l’état. » En 2000, il avait ressenti de la colère face à ces jeunes qui niaient, qui disaient ne pas s’être rendu compte qu’il s’agissait d’un cimetière alors qu’il faut être aveugle pour ne pas le voir.
Mais cette fois, c’est beaucoup plus fort. « Ces violations, enfin, ces dégâts sur les sépultures, je le vis comme une négation de la mémoire. Quand on touche à la tombe de vos parents, c’est une agression directe. Avec ces événements, j’ai revécu la mort de mon père, j’avais 12 ans. C’est très déstabilisant, et le mot est faible. » Jacques Wolff éprouve « de la colère, de la peur, de la rage ». Tout en retenue. Parfois avec humour : « Je vais demander l’asile pour mes parents dans un cimetière chrétien. Peut-être qu’on leur foutra la paix. »
Le jour de la découverte de la profanation, le premier mot qui lui est venu est « Judenrein » (mot employé par les nazis pour signifier pur, sans juif). Dès la première rangée du cimetière, il a vu la tombe de ses arrière-grands-parents saccagée. A deviné ce qu’il était advenu de toutes les autres. « Mes arrière-grands-parents avaient une fierté, celle de s’être intégrés, de faire partie du village. Ma famille a réussi à avoir une quincaillerie au centre. Et là, c’est comme si on avait voulu nous faire disparaître. On en vient à se demander si on n’aurait pas mieux fait de se fondre, de s’appeler Dupont. Il y a un moment où on ne voudrait plus être ce qu’on est. »
Jacques Wolff a du mal à supporter ce que certains disent des faits : « Bêtise », « pauvres gamins », « c’était abandonné ». « À 16 ans, on a quand même une forme de maturité. Je ne suis pas en rage contre les gamins mais contre un système. Comme on ne peut pas comprendre, on disculpe ceux qui font, et c’est ceux qui ont été atteints qui ont un sentiment de culpabilité. Pourquoi fallait-il qu’il y ait un cimetière juif ici ? »
Jacques Wolff a œuvré pour faire connaître l’histoire du village en général, celle des juifs en son sein, et lui revient ce que lui avait un jour dit le responsable de la communauté juive de Sarre-Union, aujourd’hui enterré au cimetière, alors qu’il cherchait à mettre en valeur cette mémoire : « Jacques, vivons heureux, vivons cachés. »
L’incompréhension ne date pas de la profanation. Il raconte les remarques, les questions venues après l’attentat de la Porte de Vincennes : « Pourquoi les victimes ont été enterrées en Israël ? Qui leur paie le voyage ? » Jacques Wolff avait répondu, exaspéré : « S’ils s’étaient fait enterrer à Sarre-Union, leurs tombes se seraient fait vandaliser. » C’était avant la profanation.
Même agacement après la venue de Hollande : « On m’a dit : “Quand même, avec tout l’argent dépensé pour faire venir le président et tout le tintouin, on aurait pu reconstruire trois fois le cimetière”. »
À présent, on lui demande : « Et le cimetière, vous allez le refaire ? » Ou : « Vous faites jouer vos assurances quand ? » Jacques Wolff ne répond plus. « Même si, parfois, c’est demandé sans mauvaise intention. »
Lui songe à la tombe d’un de ses ancêtres, que les nazis avaient brisée. Après la guerre, sa famille n’avait pas voulu remplacer la pierre. Symboliquement, ils avaient préféré recoller les morceaux, les rassembler. Cette fois, la tombe a été fracassée. « Même les nazis n’avaient pas fait ça. Et ils ont pissé dessus. Ça sent mauvais quand même. »
Jacques Wolff dit avoir tout de suite su que ce n’étaient pas des musulmans, pas des Turcs, qui avaient pu commettre cela. « Déjà en 2000, quand on ne trouvait pas les coupables, on avait dit que c’était des manouches. Comme s’il fallait accuser tout de suite une autre minorité pour que le monde tourne rond. Les musulmans auraient fait de parfaits coupables. Mais toutes les minorités subissent les mêmes griefs. Seules les époques diffèrent. Fin XVIIIe, c’est aux juifs qu’on reprochait de faire trop d’enfants. »
Voilà pour « la rage » évoquée. Mais « la peur » ? « La peur que ce qui a été fait ne soit qu’un début. La peur que les actes antisémites prennent de l’ampleur et deviennent acceptables dans notre société xénophobe. »
Jacques Wolff, ancien professeur d’histoire au collège de Sarre-Union, tout juste retraité, n’est pas qu’infiniment triste. Il est aussi profondément désillusionné. Le conseil général pour les collèges, le conseil régional pour les lycées, ont cherché à répondre aux profanations dans les années 2000. À Sarre-Union, sauf cas de force majeure, les jeunes de troisième visitent tous le camp de concentration du Struthof en Alsace, voient le four crématoire – « je leur montrais où on jetait les cendres en vrac, je leur montrais tout. » Et le mémorial de Schirmeck où sont notamment projetés des films pédagogiques sur le totalitarisme, le nazisme.
Voir d’anciens collégiens du village commettre ces actes n’en est que plus incompréhensible. Jacques Wolff s’interroge : « Est-ce qu’on a fait correctement notre métier ? Est-ce que ça sert à quelque chose ? » Le maire du village, Marc Séné, lui répond indirectement : « Il ne faut pas tout remettre en cause. Au contraire, il faut réfléchir à renforcer. Et mieux faire connaître l’histoire des juifs de Sarre-Union. Dire pourquoi dans ce village de 3 000 personnes, on compte 400 tombes juives. »
Jacques Wolff essaie de se raisonner. « Dans le village, on me dit que les coupables n’ont qu’à reconstruire. Oui, ça peut s’imaginer. On peut tout réparer. Ce n’est que la sixième fois », ajoute-t-il, ironique. « Dans 15 jours, plus personne n’en parlera. À Sarre-Union, on plaint déjà les gamins, ce qu’ils subissent. Les gens se disent que ça aurait pu être eux les parents. Et dans ce cas, il est tellement plus facile de se dire qu’il s’agit d’une inconscience non nourrie plutôt que d’un acte délibéré. »
Alors que le premier secrétaire du parti socialiste, Jean-Christophe Cambadélis, a établi un lien entre la profanation et le score du Front national, personne, ici, ne semble s’y risquer. Freddy Raphaël, sociologue spécialiste du judaïsme alsacien, se montre très prudent : « Après Carpentras, on a crié au Front national. Et finalement, c’est le FN qui est passé pour une victime. » Le politologue Richard Kleinschmager n’établit pas plus de lien. « C’est une zone où les gens se sont souvent sentis déconnectés, différents, isolés. C’est la Corse du milieu des terres. Ce sont des gens du plateau lorrain mais qui sont alsaciens, où de Gaulle a longtemps fait d’excellents scores, mais où la vie politique a toujours été une pétaudière. »
Aux élections cantonales de 2011, dans ce territoire très protestant, la formation Unser Land, un parti très régionaliste, presque irrédentiste, mâtiné d’écologie, a remporté l’élection avant que l’élu ne démissionne au bout de quelques mois. Alsace d’abord (dans la mouvance du Bloc identitaire) fait des scores meilleurs qu’ailleurs. « Oui, c’est un des terreaux de l’extrême droite. Dès 1995, les scores y ont été très forts. Mais depuis, le FN fait aussi bien ailleurs dans le département. »
Richard Kleinschmager, qui connaît bien le territoire, décrit une zone où certains grands-parents gardent dans l’idée que « Hitler, ce n’est pas bien mais, au moins, il y avait de l’ordre ». Selon le politologue, ce sont des choses qu’on n’entend pas ailleurs. « On ne peut pas exclure que les gamins fassent sortir ce que les grands-parents laissent planer. » Il dresse un parallèle avec l’Autriche : « On a été embarqués dans cette histoire, et après la guerre on a dit qu’on était des victimes. Mais on n’a pas fait le travail nécessaire, contrairement aux Allemands. »
Dans ces territoires où ils ont quasiment disparu, « les juifs sont perçus comme d’autant plus dangereux qu’on en a une vision abstraite. Et dans le contexte actuel, tout se mélange. Se télescopent l’histoire, le présent, l’adolescence, l’éducation... »
Complexe. Freddy Raphaël ne dit pas autre chose. Le sociologue a notamment beaucoup travaillé sur les précédentes profanations au début des années 2000. Mais il est remonté beaucoup plus loin. Pour lui, les juifs en Alsace, massivement implantés depuis le XIIe siècle, se sont vraiment sentis « comme à la maison », de 1860 à la seconde guerre mondiale, à une époque où fleurissent quelque 120 communautés, qui érigent des synagogues, et des cimetières aux marges des villes, là où les prix sont encore raisonnables.
Puis arrive la guerre : « Les juifs partent au mieux dans l’indifférence, au pire dans l’hostilité. La plaie ne s’est jamais cicatrisée alors que les juifs avaient eu la volonté de s’inscrire quelque part dans un paysage humain, d’y laisser une trace. Et aujourd’hui, renverser les tombes, c’est encore signifier aux juifs qu’ils sont de trop. »
Au début des années 2000, un travail méticuleux avait permis à Freddy Raphaël de découvrir que les deux tiers des cimetières juifs avaient déjà été profanés dans la région. Pour le sociologue, il ne faut donc pas se tromper : « La stratégie est généralement de mettre les profanations sur le compte du vandalisme de jeunes désœuvrés, qui s’ennuyaient et se sont trouvés là par hasard. Le procédé permet de mettre l’acte à bonne distance et d’immédiatement affirmer : ça ne peut pas être un des nôtres qui a commis un acte antisémite. En 2001, à Sarre-Union, cela s’est fait avec la complicité de la gendarmerie, probablement dans une volonté d’apaisement général. »
Ce ne pourra pas être le cas cette fois. Faute d’avoir scientifiquement étudié la situation, Freddy Raphaël ne se prononce pas. Mais certains des éléments qu’il évoque à propos de ses enquêtes précédentes, font forcément écho : « J’ai entendu des phrases comme : “Les juifs, ça vaut de l’or”, “Ça fait vendre”,“ Ils savent faire parler d’eux”. Ce qui conduit toujours à la conclusion que les plus grandes victimes, ce sont les habitants sur qui on aurait déversé l’opprobre. »
Bien des années plus tôt, Freddy Raphaël avait envoyé ses étudiants mesurer les préjugés antijuifs à Itterswiller. Ils avaient interrogé les plus de 60 ans et avaient retrouvé tous les stéréotypes du juif malhonnête qui refuse de travailler la terre, que débecte le travail manuel, le juif insistant qui passe par la fenêtre quand on lui ferme la porte, le tout accompagné de clichés scatologiques sur le juif qui ne ferme pas la porte des toilettes. Un « antisémitisme traditionnel recyclé ».
Pour Freddy Raphaël, les événements actuels « ravivent la cicatrice. Les juifs sont rejetés dans une altérité qu’on peut menacer, mépriser. Comme s’il s’agissait d’exclure l’étranger le plus proche, celui qui s’est établi dans le tissu. » Même quand il n’y vit plus.
BOITE NOIRE(1) Les prénoms de tous les adolescents ont été modifiés.
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