Il tient un cadran d’horloge et le tourne vers les dizaines de personnes assises dans la salle. Il veut parler d’un sujet très compliqué. Quand la petite aiguille passe minuit, un autre jour commence. Là, c’est encore samedi et ici, c’est déjà dimanche. Il articule avec précaution dans son français teinté d’accent anglophone. C’est la même heure ici que dans le reste du monde, vous savez ? Éclats de rire autour de la longue table en bois. Si vous n’êtes pas sûr de l’heure, demandez à quelqu’un. Si vous ne savez pas quel jour, demandez autour de vous. Si vous avez trop fait la fête et oublié qu’il y a un lendemain… la voix reste en suspens et la salle entière s’esclaffe. Tout ça à cause d’une voiture réservée mais absente au moment requis. Rendez-vous d’auto-partage était pourtant pris dans le carnet commun, le « cahier de voyages ».
L’assemblée rit à gorge déployée. Il y a des femmes, des hommes, des plus jeunes, des plus vieux, des barbus, des moustachus, des chevelu(e)s, un berger, une ancienne infirmière, des éleveurs de chèvres, des teinturières, une documentariste, des musiciens, une « cultiveuse » de plantes médicinales, des enfants, des parents, des nouveaux venus, des occupants de longue date, des amandes sur la table et des verres de vin. On entend parler français et allemand. Des accents de partout en Europe. L’hilarité a la saveur de l’autodérision : il n’existe sans doute pas beaucoup d’endroits où tant de personnes sont susceptibles d’ignorer le jour et l’heure tout en étant si dépendantes de la gestion collective du temps. Bienvenue à Longo Maï.
Dans le Lubéron, au-dessus de Limans et de Forcalquier, sur les terres dépeintes par Giono, une centaine de personnes habitent autour d’une ferme, d’un pigeonnier, d’un « bureau » et d’un studio de radio perché au sommet d’une colline, la mythique Radio Zinzine. « Longo Maï ! » vieux salut provençal pour dire « que cela dure longtemps », est le nom que s’est donné ce collectif politique anti-autoritaire lors de sa fondation en 1973. Quarante ans plus tard, ils sont environ deux cents à vivre sur l’un des dix sites européens de cet archipel libertaire. C’est la grand-mère des communautés autogérées en France, née des mouvements post-soixante-huit de retour à la campagne. L’une des plus célèbres et les plus respectées pour sa durée et son intégrité activiste. La propriété privée y est abolie, le salariat aussi. Chacun y vit, seul ou en couple ou avec ses enfants dans un espace privé : chambres, caravanes, yourte, roulotte, maison autoconstruite. Les repas se prennent en commun dans la grande salle du corps de ferme. On y cuisine tour à tour. Et on se partage les tâches à accomplir : ramasser les joncs de l’étang d’épuration, installer les panneaux photovoltaïques sur le toit du bâtiment en construction, cueillir les fraises, s’occuper des ânes, vendanger. Début octobre, un jeune Américain y séjourne, en provenance de Twin Oaks, une coopérative vieille de presque 40 ans. Il a découvert Longo Maï sur internet, en tapant « communauté égalitaire » sur Google.
À Limans, dimanche 28 septembre, l’affaire de la voiture oubliée ouvre la réunion hebdomadaire. Ce soir-là, elle est particulière : elle se déroule en présence de deux reporters de Mediapart. Sous haute surveillance, a prévenu d’emblée Christian, le facilitateur. Faire comme d’habitude avec les journalistes. Blanc. Silence. Quarante paires d’yeux se tournent vers nous. Observer l’observateur et lui demander pourquoi il est là : première règle d’autodéfense face aux médias. Nous répondons que nous souhaitons raconter des expériences alternatives, en particulier celles qui touchent aux communs, ces pratiques de collaboration et de partage qui se situent plus du côté de la valeur d’usage que de la valeur d’échange. Une Longo dit préférer parler de « communaux ». Un échange s’esquisse. Ça passe. Nous pouvons rester. Mais certain(e)s préféreront nous éviter pendant ces deux jours.
Dans l’exposition qu’ils ont montée pour se raconter par eux-mêmes, à l’occasion de leur 40e anniversaire, « l’utopie des indociles », ils montrent leurs outils de travail, une combinaison d’apiculture, des bols de semences qu’ils cultivent, d’anciens articles de journaux et des fiches de renseignement de la police suisse, des pancartes de manif (« élevage vivant vivra longtemps », « ni puces ni soumis »), des photos de fêtes, des affiches et des tracts, des pots de confiture. À l’entrée du Capitole, une salle municipale d'Arles, on en trouve d’autres, ainsi que des légumes, des condiments, du coulis de tomates, et aussi des liasses de tracts et de revues autoproduites. Modes de vie, de subsistance et formes de lutte sont indissociables de l’aventure Longo Maï. Peter, installé dans la coopérative du Mas du Granier, spécialisée en maraîchage, élevage de poules et apiculture, résume : « On n’a jamais fait ça pour être de gentils paysans bio. »
Pourquoi, alors ? « Citadins déracinés, nous avons voulu réapprendre les gestes de nos ancêtres, leurs savoir-faire, pour mieux maîtriser nos vies, échapper à la fatalité de la soumission à cet ordre établi et au rouleau compresseur de la conformité et du “normal”. Nous savons que nous ne sommes que quelques “moutons noirs” à ramer à contre-courant de cette déferlante », raconte un texte écrit par un des leurs pour l’expo. Vivre autrement, en collectivité, pour mieux résister à la norme. La zone d’autonomie temporaire dure depuis quatre décennies. Ulli, arrivée de Munich à Longo Maï en 1978 : « Ce qu’on fait ici, c’est pas pour tout le monde. Nous sommes un lieu de clivage. »
Au départ, un petit groupe de militants issus de mouvements de jeunes contre le contrôle social et la répression policière en Suisse, Autriche et en Allemagne s’installent dans une ferme abandonnée, sur les hauteurs de Limans, dans les Alpes-de-Haute-Provence. La police française tente de les expulser. La presse contestataire, dont La Gueule ouverte, dévoile l’affaire, suscitant un élan de solidarités. Cinq ans après Mai 68, des communautés alternatives ont éclos dans les Cévennes, sur le plateau du Larzac, en Ardèche et ailleurs. Elles dessinent un nouveau front de luttes contre le système capitaliste. Des jeunes, parfois mineurs, décident de rejoindre le campement provençal par solidarité. Certains y vivent toujours aujourd’hui.
La coopérative prend forme et s’organise autour de figures tutélaires : Rémi, un militant communiste, que certains accusent d’être un gourou (des accusations de dérives sectaires, dans les années 1980 et 90, finiront par tomber, notamment devant la justice), et François Bouchardeau, fils de la dirigeante du PSU, aujourd’hui parti. Ils élèvent des moutons, filent la laine, fabriquent des vêtements et cultivent la terre. Pour l’extérieur, ils incarnent les babas cools jusqu’à la caricature. Mais eux s’intéressent beaucoup plus à l’idée d’autonomie : vivre sans État, sans oppression de classes, libérés de l’appât du gain. C’est une utopie libertaire. Ils prennent le contre-pied de la jouissance rhétorique et oratoire de bien des groupes d’extrême gauche en proclamant : « Mieux vaut un millimètre de pratique que 10 kilomètres de théorie. » Mais passent tout de même un temps considérable en réunion. Tout n’est pas si facile. La tension entre modes de vie et luttes politiques, temps passé à organiser leur vie alternative et à militer, est constante.
Antoine, l’un des premiers habitants, berger : « On ne fait pas que travailler ensemble, on vit ensemble. C’est une autre façon de penser la vie sociale. Tout le monde ne reste pas. C’est difficile, c’est exigeant. La vraie bagarre, c’est faire des trucs ensemble et s’y tenir. On est toujours en pleine bourre. Les gens ont des hauts et des bas. Ça demande une ténacité collective. Pour moi, la politique commence par cela. » Un matin, derrière un étal de pulls en laine et de bocaux alimentaires installé sur la place du marché de Forcalquier, Marie-Pascale, la présidente de Longo Maï, un oxymore rendu nécessaire pour gérer notamment leurs comptes en banque, explique que « la désobéissance est importante. Mais ce n’est pas un principe de lutte idéologique fermée. On a opté pour la pérennisation du projet, pour une certaine sécurité. On s’implique dans des combats, on a des amis qui vivent ailleurs, on vend nos produits sur les marchés. On ne s’est jamais retiré du monde ».
Plusieurs générations de militants ont défilé à Longo Maï, par curiosité, pour s’en inspirer, s’y reposer, se relancer. Le collectif soutient les opposants à la dictature chilienne, des sandinistes nicaraguayens – une Finca Longo Maï s’ouvre au Costa Rica –, des Européens de l'Est, après la chute du Mur, des Kurdes de Turquie – ce qui leur vaudra une perquisition en 1989. Aujourd’hui, parmi eux, certains s’engagent contre les OGM, pour la liberté de circulation, aux côtés des travailleurs journaliers des exploitations agricoles, contre le puçage des moutons, contre la centrale biomasse d’EON à Gardanne, tout proche. Les liens avec l’épicerie de Tarnac sont anciens et irréguliers. Et sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes poussent des semences cultivées à Longo Maï.
Ils ont fait rouvrir l’école de primaire de Limans en 1985 où leurs enfants ont démarré leur scolarité, s’entendent plutôt bien avec le maire et député PS de Forcalquier, Christophe Castaner. Même Jean-Louis Bianco, ancien secrétaire général de l’Élysée sous Mitterrand, aujourd’hui conseiller de Ségolène Royal et ancien élu local dit les admirer : « C’est une forme d’alternative au système que je trouve très intéressante. Ce que j’admire le plus, dans un monde qui va si vite, c’est leur capacité à durer. Ils ont participé à la revitalisation du monde rural local et sont un lieu de débats entre extrême gauche, écologistes et je ne sais comment dire, humanistes. »
Pour Alex, débarqué à Longo Maï à 16 ans, sac sur le dos, dans les années 1970 : « Il y a eu plusieurs phases. C’est un train en marche. On pense inventer une nouvelle civilisation, puis ça redescend, et ça repart. Cette dimension de laboratoire m’intéresse beaucoup aujourd’hui. Il y a une intelligence psychologique particulière ici. »
Comment ne pas devenir un musée des luttes, ne pas s’enfermer dans une histoire mythifiée par l’effet du temps qui passe et des renoncements à contester chez beaucoup de ses concitoyens ? En laissant partir ceux qui en ont marre du collectif permanent, des réunions, de demander de l’argent de poche pour s’acheter un disque ou un livre ou une fringue. Et en s’ouvrant à de nouveaux venus, aussi différents soient-ils. Accueillis à la demande, à condition qu’il y ait de la place et qu’ils restent assez longtemps pour une période de familiarisation et d’appréciation réciproque. En maintenant une certaine distance vis-à-vis des gens qui passent. « On ne dit pas : “Bienvenue à toi que je n’ai jamais vu” », résume un habitant. Pas de vote d’intégration ni d’exclusion : il n’existe pas de mécanisme spécifique pour entrer ou sortir de Longo. Le cadre général est celui de la décision au consensus.
On croise plein de jeunes sur les sentiers de Longo Maï.
— Pourquoi êtes-vous ici ?
— Éric, la vingtaine : Mon trip, c’était la musique. J’en vivais bien, en freelance, et j’avais beaucoup de liberté. Mais je me posais des questions et j’avais envie de vivre autre chose. En ville, les contacts sont très fragmentés. Pendant les concerts de jazz à Bruxelles, dans certains milieux, les gens ne te regardent même pas jouer. Les gens de mon âge ont des enfants, achètent une maison mais ça ne m’intéressait pas. Le matérialisme est une fuite. Si tu n’as pas la distraction du matériel, tu te confrontes aux gens. Les relations sont plus profondes.
— Noëlle, 35 ans, ex-infirmière-urgentiste à Strasbourg : Ce qui m’a plu, c’est la vie collective non hiérarchique. Dans l’institution, c’est la hiérarchie qui m’avait bouffée. Ici, je suis libérée de l’argent et de l’autorité. J’ai la possibilité de réfléchir, j’ai plus de liberté. Je me sens plus active.
Luc, à Longo depuis dix ans, menuisier de formation, conduit aujourd’hui les moutons en transhumance, en prenant bien garde à ne pas mélanger les mérinos d’Arles, blancs, aux mérinos du Portugal, noirs, pour préserver la qualité chromatique de leur laine : « Je n’ai pas envie de tout savoir faire mais si tu es un peu curieux, ici, il y a plein de trucs à voir. »
Dans le catalogue de l’exposition, Ulli et Bertrand, deux anciens, s’interrogent sur le devenir de Longo Maï : « Pourquoi pas comme école ou université de l’autogestion, de la vie communautaire, de la conservation ou réhabilitation de certains savoirs anciens, de l’utopie ? » Luc et Éric n’étaient pas nés quand Longo Maï s’est créé, il y a 40 ans. Éric : « C’est quoi l’autogestion ? Je préfère l’idée d’autodétermination. La logique de faire ses propres choix. Le but, c’est d’avoir envie de faire ce qu’on fait. La liberté individuelle. J’ai envie de me donner de la peine pour ne pas être dépendant de la malbouffe, des OGM, des exigences industrielles. Mais je n’ai pas envie de m’isoler. Il y a un intérêt à s’organiser avec d’autres gens et développer des relations humaines plus profondes. » Son frère est venu le visiter en juillet. L’endroit lui a rappelé l’île des enfants perdus, dans Peter Pan.
« J’aime beaucoup l’équilibre de ma journée, poursuit-il : faire un truc agricole, très physique, du ménage, de la cuisine, des réunions, parler politique, faire de la radio. Les gens ici ont vécu des expériences très différentes. » Les terres de Longo s’étendent sur un peu moins de 300 hectares. Ils cultivent céréales, fruits, légumes et élèvent du bétail (poule, chèvres, brebis, moutons, cochons), tiennent des ruches, mais ne sont pas autarciques et s’approvisionnent à l’extérieur pour une partie de leurs besoins alimentaires. « Pour nous, l’autonomie était un mot magique », se souvient une “longo maïenne” depuis 34 ans, née en Espagne. Ils sont autosuffisants en pain. Pour protéger les graines des rongeurs, ils ont fabriqué eux-mêmes des silos. Labourent avec des chevaux de trait. Et tentent tant bien que mal de protéger leurs réserves alimentaires de fenouil, betteraves, courgettes, aubergines, carottes, tomates et oignons des prédateurs. Des courges, partout. Il y en a plus d’une tonne. Un jeune habitant barbu les a patiemment rangées dans une cave, dressées sur un lit de paille. Il ouvre la porte : « C’est la crèche. »
Cette campagne où ils ont choisi de vivre n’est pas qu’un simple décor. Même si presque toutes les personnes interrogées rejettent l’appellation « écologiste », les plantes qu’ils cultivent constituent à la fois une cause militante et une forme d’activisme. À côté de ses cultures vivrières, Longo Maï entretient aussi des jardins de semences pour préserver les variétés de graines qui ne peuvent pas être vendues dans le commerce, faute d’homologation, un processus long et coûteux. « Sur le marché des semences, il y a un flagrant manque de diversité, que nous avons constaté au fil des ans. C’est lié aux multinationales qui verrouillent le marché », explique Sylvie, assise dans la nouvelle salle de couture, équipée d’une machine qui sert à décorer les couvertures de laine fabriquées par la coopérative. « C’est en même temps une pratique et une réflexion politique plus globale. D’un côté, on essaie de protéger des variétés qui ne sont pas dans le commerce. De l’autre, on donne des semences aux paysans qui n’y ont pas accès, par exemple des céréales potagères en Amérique latine et en Afrique. C’est une action militante, à perte. » C’est une résistance paysanne, une action de solidarité Nord-Sud et une lutte des communs contre la privatisation du vivant. À Longo poussent quatre jardins de semences, qui entretiennent trente variétés de tomates : des roses, des vertes à rayures, des foncées/noires, des roses…, et aussi des oignons rouges, jaunes, longs, ronds. L’herbe folle qui conduit aux amandiers regorge de pissenlits. Des fleurs de safran percent la couche terreuse, en avance sur la saison. « On fait de tout. J’aime bien les pois chiches, les fèves, les légumes un peu oubliés dans les jardins. C’est un peu au feeling. Quand c’est beau et que ça sent bon. »
— Vous en produisez beaucoup ?
— Je ne sais pas.
— C’est un enjeu de souveraineté alimentaire ?
— Je n’aime pas ce mot, ça vient du roi, c’est daté.
Elle termine un film-mode d’emploi sur les jardins de graines, Semences buissonnières. Elsa, la monteuse venue de l’ouest de la France pour travailler sur la vidéo : « Ils sont beaucoup plus dans la société que moi. »
Un homme passe, une petite fille de sept semaines à peine dans les bras, Kyralina. C’est la plus jeune habitante de Longo Maï. Non loin, domine l’amphithéâtre en pierres, construit à partir d’une maison ratée, où se tiennent concerts et fêtes pendant l’été. Jacques Higelin y est venu chanter, la rappeuse Keny Arkana aussi. Derrière, un immeuble en bois est en chantier, sous son toit de panneaux photovoltaïques. Alex fait le guide : « Là, y a carrément un HLM en train de se faire. » Ils se partagent une quinzaine de voitures collectives pour leurs déplacements. Vers 16 heures, la cuisine commence à sentir l’ail et les poivrons. Un air de hautbois résonne. Ils gèrent aussi un village de vacances qui leur rapporte un peu de sous. Dans un coin gît un poste de télévision acheté en 1997 pour regarder le mondial. « Mais va choisir des programmes à 30… » Ces temps-ci, ils se projettent plutôt des films. Radicalement utopiste, quasiment surréel, en décalage absolu avec les normes matérialistes et individualistes des années 1980 et 2000, Longo Maï semble aujourd’hui plus familière. Dans une économie en crise, rognée par trente ans de chômage de masse, le travail en miettes, la montée des inégalités, l’alternative que propose la coopérative autogérée gagne en crédibilité : c’est un système qui fonctionne.
Ont-ils inventé une autre façon de vivre ? Marie-Pascale : « C’est un défi qui m’intrigue : comment va-t-on vieillir à Longo Maï ? Mes copines, c’est important de les accompagner. Quelles formes de solidarité va-t-on construire entre nous ? Il faut aller au bout de cette histoire. » Ils ne toucheront pas de retraites de l'État pour leur temps d’activité à Longo, n’ayant pas touché de revenus individuels. Depuis six ans, ils retiennent 5 % de leurs collectes pour un fonds retraite, et ils viennent de lancer une commission de réflexion à ce sujet intitulée « le futur des anciens ». L’entraide et le partage devront être poursuivis au-delà de leur capacité à travailler pour le groupe. Tous les biens immobiliers, les terres et les possessions matérielles de la communauté de Limans ont été regroupés au sein d’une fondation, afin d’en sécuriser la propriété collective et éviter les conflits lors des départs des uns et des autres. Personne ne touche le RSA, en revanche, les allocations familiales sont tolérées.
Longo, colonie de forts en gueule. Ses voix ont un canal de diffusion à nul autre pareil : Radio Zinzine, station autogérée depuis 1981, l’une des plus anciennes radios libres en France, qui émet de la musique, des discussions, des infos. Dans le studio, les micros à boule de mousse colorée reposent sur une longue table en bois. Une affiche rend hommage à Auguste Blanqui, le révolutionnaire apologue de l’insurrection. Une caverne de disques, de cassettes et d’enregistrements divers sert de cabine de réalisation. Un réémetteur est tombé en panne quelque part en montagne à cause de l’orage. Alex, pilier de Radio Zinzine, rigole : « C’est le problème de tous les empires. » On ne capte plus Zinzine à Digne et d’ailleurs, une dame appelle tous les jours pour le signaler. En réu’ hebdo’, une autre annonce un sujet sur un festival de « transition citoyenne ». Riposte, immédiate : « T’arrêtes les gros mots ! » Le sujet passera quand-même, à côté d’un récit du festival littéraire de « Paris-Manosque », ainsi rebaptisé en raison de la place dévolue aux auteurs de la capitale.
Et l’argent dans tout ça ? Les Longos mangent, s’habillent, remplissent le réservoir de leur voiture, achètent des chaussures à leurs enfants, tombent malades et se soignent comme tout le monde. Ils paient ces services avec les recettes de la vente de leurs produits, gérées dans une caisse commune. Mais aussi par le soutien financier de donateurs suisses qu’ils vont rencontrer à tour de rôle et à intervalles réguliers pour les convaincre de continuer à les aider. Des profs, des pasteurs, des retraités, des fermiers, disent-ils. Répertoriés sur des fiches de bristol tenues à jour. Du crowd funding, mais sans internet.
Un seul contrôle fiscal en 40 ans, mais une grosse frayeur bancaire en début d’année : soudain, le Crédit agricole et la Société générale ont fermé leurs comptes, sans explication. « La manière dont ils nous ont traités, ce mépris…, décrit Ulli. J’ai senti une hostilité, comme si nous sentions le soufre. C’était une attaque contre nous, pour nous nuire : nous dépendons de ces comptes en banque pour nos activités commerciales. » En réalité, une banque n'est pas obligée de justifier la rupture d'une relation commerciale avec un client. Cela lui est même interdit si un délit est soupçonné, de type blanchiment ou autre. Les transferts de fonds entre ses mécènes et Longo Maï ont pu susciter la méfiance de la Banque de France. Finalement, un autre établissement les a acceptés. Mais pour le collectif, ce fut un coup de semonce. « Il faut plus communiquer pour être moins vulnérables : être plus visibles, avoir une place dans l’espace public. Si on n’ouvre pas notre gueule, on va nous passer dessus », dit Ulli. D’où la décision de raconter leur expérience dans une exposition-anniversaire et de s’ouvrir à des journalistes.
— Un message, du coup ?
— S’il te plaît, ne dis pas que c’est ouvert et que tout le monde peut rappliquer.
BOITE NOIRECe reportage s'est déroulé sur deux jours et une soirée, du 28 au 30 septembre, en partie en présence de Joseph Confavreux.
La Société générale et le Crédit agricole ont été sollicités pour expliquer pourquoi les comptes de Longo Maï ont été fermés. La première a répondu qu'elle ne pouvait communiquer sur la situation de ses clients, et la seconde, que la caisse régionale PACA ne communiquait pas sur la situation de ses clients.
Jean-Louis Bianco a été interrogé en marge d'une conférence de presse de Ségolène Royal à Paris.
Ce reportage est né d'une discussion avec une ancienne de Longo Maï, journaliste et militante à Attac, Isabelle Bourboulon, qui m'a mise en contact avec Alex, de Longo Maï à Limans. C'est lui qui m'a présenté les habitant(e)s de la communauté. La plupart de ceux que j'ai sollicités ont bien voulu répondre à mes questions. Personne n’a demandé à relire ni à contrôler le contenu de ce reportage.
Cet article entre dans le cadre d'une plus vaste série sur les alternatives aujourd'hui en France et en Europe.
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