Ce mercredi 25 février, à 13 h 30, Mediapart devait se retrouver devant la cour d’appel de Paris face à Serge Dassault. C’était la deuxième manche d’un match judiciaire provoqué, à l’automne 2013, par le milliardaire après nos révélations sur les achats de voix des électeurs par l’élu de Corbeil-Essonnes (lire ici notre dossier). Nos informations s’appuyaient notamment sur des enregistrements réalisés dans un bureau de la mairie où le sénateur confirmait lui-même ses pratiques illégales face à des interlocuteurs venus protester contre la non-redistribution de l’argent promis. Or les avocats de M. Dassault ne nous ont pas poursuivis sur le terrain de la diffamation, en contestant les faits dévoilés, mais en demandant la censure pure et simple des enregistrements, dont le contenu est accablant pour leur client.
Cette deuxième manche n’aura pas lieu, les avocats de Serge Dassault, Mes Jean Veil et Pierre Haïk, ayant fait connaître à la cour leur décision de se désister de l’appel qu’ils avaient interjeté contre le jugement qui les déboutait de toutes leurs demandes contre Mediapart. Ce choix, que rien ne les oblige à motiver (voir ici leurs conclusions de désistement), a deux conséquences. La première, c’est qu’il rend définitif le jugement de première instance qui, faisant droit aux arguments de nos avocats, Mes Jean-Pierre Mignard et Emmanuel Tordjman, donnait totalement raison à Mediapart sur la légitimité de ses informations. La seconde, c’est qu’il rend encore plus absurde juridiquement la censure dont Mediapart a été victime avec les enregistrements Bettencourt, décision que nous contestons désormais devant la Cour européenne des droits de l’homme (lire ici).
Car le jugement rendu dans l’affaire Dassault, qui, donc, ne fait plus l’objet d’aucune contestation, fonde une jurisprudence totalement contraire à celle invoquée par la Cour de cassation pour nous donner tort dans la divulgation des enregistrements Bettencourt (voir là notre dossier). Cette décision de la dix-septième chambre correctionnelle du tribunal de Paris remet en quelque sorte la justice sur ses rails, conformément à l’esprit libéral de la loi sur la presse de 1881 : mettant en balance l’intérêt public d’une information avec son origine éventuellement délictueuse, il ne prétexte pas de la seconde pour ignorer le premier, et bafouer ainsi le droit fondamental à l’information.
Voici le texte intégral de ce jugement qui déboutait Serge Dassault de toutes ses demandes et qu’aujourd’hui, il n’entend plus contester :
Mediapart avait publié le 15 septembre 2013 le premier volet d’une enquête, toujours en cours, sur le système Dassault dans la ville de Corbeil-Essonnes. Intitulé : « Serge Dassault : l’aveu de la corruption », cet article de Fabrice Arfi, Michaël Hajdenberg et Pascale Pascariello révélait trois extraits d’une conversation, tenue en novembre 2012, à la mairie de Corbeil entre le sénateur UMP et deux interlocuteurs venus protester contre la non-redistribution par l’un des acteurs clés du « Système Dassault » de 1,7 million d’euros destinés à assurer, en 2010, les votes des quartiers populaires pour le candidat à la mairie soutenu par Dassault, Jean-Pierre Bechter.
L’un des protagonistes repentis de ce système expliquera en détail à Mediapart, dans un deuxième article mis en ligne dès le lendemain, 16 septembre 2013 (« Le système Dassault raconté de l’intérieur »), que ce rendez-vous était un prétexte pour obtenir, de la bouche même de Serge Dassault, la confirmation de la corruption électorale et briser ainsi le mur du silence. Enregistré à son insu en caméra cachée, l’industriel milliardaire, patron de presse et élu de la nation, tient des propos qui ne laissent pas de place au doute, confirmant son implication personnelle dans la commission de ces délits et sa parfaite connaissance de leur illégalité.
« Là, je ne peux plus rien donner, dit Serge Dassault. Je ne peux plus rien sortir, c’est interdit. (…) Je suis surveillé. Je suis surveillé par la police. (…) L’argent a été donné, complètement. Moi, j’ai donné l’argent. Je ne peux plus donner un sou à qui que ce soit. Je ne peux plus sortir l’argent pour qui que ce soit. Y a plus de Liban. Y a plus personne là-bas, c’est terminé. Moi, j’ai donné l’argent. (…) Si c’est mal réparti, dit-il, ce n’est pas de ma faute. Je ne vais pas payer deux fois. Moi, j’ai tout payé, donc je ne donne plus un sou à qui que ce soit. Si c'est Younès, démerdez-vous avec lui. Moi, je ne peux rien faire. »
Est-il besoin de souligner combien cette scène (retrouvez les enregistrements sous l’onglet « Prolonger ») interpelle la moralité de notre vie publique, s’agissant d’un de ses personnages centraux, patron d’un groupe de presse, élu local et national depuis 1983, soit bientôt trente-deux ans, et, surtout, industriel soutenu par les pouvoirs publics et l’argent des contribuables (lire ici l’article de Martine Orange) dans un secteur, l’armement, dont maintes affaires ont révélé combien il était au cœur des pratiques de corruption qu’abrite la part d’ombre de notre République ? De fait, dans l’instruction judiciaire en cours sur la corruption électorale à Corbeil-Essonnes, le comptable de Serge Dassault a reconnu devant les enquêteurs, fin 2014, avoir remis à ce dernier, entre 1995 et 2013, un total de 53 millions d’euros en liquide, transférés depuis des banques basées au Liechtenstein, au Luxembourg et en Suisse (lire ici).
Au-delà de l’affaire Dassault elle-même, ce rebondissement conforte une liberté de la presse fort malmenée par la Cour de cassation dans l’affaire Bettencourt. Remettant en cause des décisions en première instance, puis en appel qui, à l’été 2010, avaient légitimé la révélation par Mediapart des enregistrements du majordome, au nom de l’information d’intérêt public, la haute juridiction s’est entêtée à la contester en considérant que, parce qu’ils avaient été recueillis dans l’illégalité, ces enregistrements ne pouvaient en aucun cas être dévoilés. Tout un chacun aura pu constater combien ce raisonnement, qui faisait fi de toute la jurisprudence en matière de droit de la presse, est judiciairement absurde puisque ces enregistrements illicites ont été acceptés comme preuves par la justice elle-même, au point d’être diffusés publiquement – et, parfois, plus amplement que le choix fait par Mediapart – lors de l’actuel premier procès de l’affaire Bettencourt à Bordeaux (lire ici l’article de Michel Deléan).
Serge Dassault, alors même qu’il est propriétaire d’un groupe de presse influent, celui du Figaro, entendait donc obtenir une réédition pure et simple de cette absurde jurisprudence Bettencourt dont nous espérons vivement qu’elle sera condamnée par la CEDH à Strasbourg. Or c’est sur ce terrain qu’il a juridiquement perdu, ce qu’il n’entend plus contester en se désistant de son appel. En prétextant de l’atteinte à la vie privée, à raison du caractère clandestin des enregistrements qui l’accablaient, les avocats du sénateur se livraient à un détournement de procédure qui portait atteinte aux droits de la défense des journalistes.
Car, ne contestant aucunement le contenu des propos litigieux, Serge Dassault n’entendait pas nous poursuivre en diffamation. Or, s’il le faisait, les enregistrements seraient évidemment acceptés comme preuve de la vérité de nos informations et de la bonne foi de notre enquête, tout comme les enregistrements Bettencourt ont été admis comme preuves par la justice à Bordeaux. Vouloir les censurer au prétexte de leur origine et indépendamment de tout débat sur les conditions de leur révélation – information d’intérêt public et sérieux de l’enquête journalistique –, c’est évidemment vouloir tuer la preuve, et donc priver la presse d’un moyen de défense essentiel et le public d’une information tout aussi essentielle.
En déboutant Serge Dassault de « toutes ses prétentions » et en le condamnant, de surcroît, à nous payer 4 000 euros en application de l’article 700 du code de procédure civile, le tribunal a fait droit à nos arguments et s’est explicitement placé sur le terrain du droit de la presse. Au lieu de l’aveuglement dont a témoigné la cour d’appel de Versailles dans l’affaire Bettencourt, refusant tout débat sur le contenu, et donc la légitimité, de nos informations, le tribunal de Paris – comme il l’avait fait d’ailleurs, en juillet 2010, au début du feuilleton judiciaire des enregistrements Bettencourt (voir ici notre dossier Bettencourt) – a fait prévaloir « l’intérêt qui s’attache à l’information du public sur les questions d’intérêt général ». Ainsi, ses attendus sonnent comme un réquisitoire tant ils soulignent l’intérêt public – et par conséquent la gravité – des faits révélés par le contenu des enregistrements.
« Il n’est pas contestable, écrit le tribunal, que l’article (de Mediapart), relatif au rôle qu’aurait joué M. Dassault, grand industriel français, patron de presse, sénateur et maire de la commune de Corbeil-Essonnes de 1995 à 2008, dans la mise en place d’un système “d’achat de vote” pour assurer l’élection de l’un de ses proches en qualité de successeur à la tête de cette mairie, relève de plusieurs questions majeures d’intérêt général dépassant, du fait de la personnalité du demandeur et de la nature des pratiques évoquées, les seuls enjeux électoraux locaux et mettant en cause la probité publique, la sincérité du scrutin, les rapports entre les élus et les administrés et diverses questions sur le lien social dans certaines communes françaises. »
Rappelant que Serge Dassault « ne conteste pas l’authenticité de l’enregistrement non plus que la réalité des paroles prononcées par lui », le tribunal souligne « qu’il y évoque l’illégalité de remises de fonds et l’impossibilité de les réitérer du fait de sa surveillance “par la police”, de sorte qu’au-delà de la question de la portée exacte qui peut leur être conférée à défaut d’évocation de toute motivation à ces versements, la circonstance même que ces propos ont été tenus constitue bien une information précise en lien avec les questions d’intérêt général traitées par l’article à telle enseigne qu’un support des trois extraits litigieux a été remis par Mediapart aux services de police, sur réquisition des enquêteurs chargés de l’affaire de “corruption électorale” à Corbeil-Essonnes. »
Bref, conclut le tribunal avant de débouter Serge Dassault, les propos publiés par Mediapart, sous forme écrite et audiovisuelle, « ne sont en aucune manière relatifs à la vie privée de M. Dassault ». Mieux encore, « les conditions dans lesquelles ils ont été enregistrés, pendant vingt-quatre minutes, dans un bureau de la mairie de Corbeil-Essonnes, par des personnes ayant obtenu un rendez-vous et cherchant, selon le demandeur, à lui extorquer des fonds, n’étaient pas de nature à permettre la révélation d’éléments appartenant à la vie privée du demandeur ».
Déviée de son cours dans l’affaire Bettencourt, celui de la protection du droit de savoir du public, la justice vient d’y revenir par ce jugement désormais définitif dans l’affaire Dassault, laquelle est bien loin d’être terminée. Pendant ce temps-là, le ministre de la défense du gouvernement de la République se fait le voyageur de commerce des intérêts économiques du sénateur milliardaire, accompagnant, non sans zèle et avec l’aide des finances publiques, la vente d’avions de combat Rafale à des pays étrangers, parmi lesquels l’actuel régime militaire égyptien plus dictatorial que démocratique (lire ici et là). L’affaire Dassault prouve, s’il en était besoin, que l’amoralisme en politique étrangère finit toujours par gangrener la politique intérieure, corrompant la vertu publique jusqu’à ce crime contre la démocratie : l’achat de voix.
BOITE NOIRECet article reprend en partie celui qui, le 18 octobre 2013, rendait compte du jugement de première instance (à retrouver ici).
Prolonger : Retrouvez toutes nos informations complémentaires sur notre site complet www.mediapart.fr.
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