Cela risque de faire désordre. Le nouveau président d’EDF, Jean-Bernard Lévy, le nouveau directeur de l’agence des participations de l’État, Régis Turrini, sont soupçonnés par la justice brésilienne de délits d’initiés et de manipulation de cours, alors qu’ils étaient dirigeants de Vivendi. Selon nos informations, la justice brésilienne a transmis aux autorités françaises une demande d’entraide judiciaire le 4 septembre 2014. Celle-ci a été reçue officiellement – compte tenu de la lourdeur des procédures – le 20 novembre par les autorités françaises. La justice instruit le dossier pour savoir quelles suites donner à cette demande.
Saisie depuis 2010, la justice brésilienne soupçonne quatre anciens dirigeants de Vivendi, Jean-Bernard Lévy, alors président du groupe, Régis Turrini, alors responsable des fusions-acquisitions du groupe, Philippe Capron, alors directeur financier, et Dominique Gibert, alors directeur financier adjoint chargé des financements, ainsi que la banque Rothschild, d’avoir enfreint la réglementation boursière du Brésil et d’avoir commis une manipulation de cours et un délit d’initiés à l’occasion du rachat de l’opérateur brésilien de téléphone mobile GVT par le groupe à l’automne 2009.
À cette époque, les dirigeants de Vivendi, qui se voient souvent reprocher par leurs actionnaires et les analystes leur immobilisme et leur absence de vision, sont à la recherche d’une stratégie plus offensive. Jean-Bernard Lévy décide alors d’axer le développement futur du groupe dans les télécommunications, le secteur qu’il connaît le mieux. L’époque est à la croissance internationale, particulièrement dans les pays émergents. Vivendi est très peu présent dans ces parties du monde : le groupe n’y réalise que 15 % de son chiffre d’affaires. Dans une analyse publiée en septembre 2009, la banque HSBC estime qu’alors que la crise frappe dans tous les pays développés, les pays émergents vont continuer à croître. La banque conclut que Vivendi doit impérativement chercher des relais de croissance dans cette zone.
Cette étude sort à point : les dirigeants de Vivendi sont déjà à la manœuvre. Ils ont fixé leur choix sur l’opérateur de téléphonie mobile brésilien, GVT. Créé en 1999 par deux Israéliens, Shaul Shani et Amos Genish, GVT est un des seuls opérateurs alternatifs au Brésil. Bien qu’encore de taille limitée, avec 2,3 millions d’abonnés, la croissance à deux chiffres de son chiffre d'affaires attire l’attention des opérateurs.
Si Vivendi a repéré la société brésilienne, Telefonica, l’opérateur espagnol de télécommunications, aussi. Le groupe français s’inquiète de ce concurrent qui pourrait lui barrer la route. Décidé à le prendre vitesse, le groupe français annonce le 8 septembre qu’il a passé un accord avec les dirigeants de GVT pour prendre le contrôle total de la société de télécoms. Vivendi propose alors une offre sur la base de 42 reals par action (environ 10 euros). Telefonica ne tarde pas à réagir, et un mois plus tard, fait une contre-offre au prix de 48 reals par action. De 2 milliards d’euros, la valeur de la société passe à 2,5 milliards d’euros. Pour être sûr de l’emporter, l’opérateur espagnol surenchérit encore et propose début novembre d’acquérir la société au prix de 50,50 reals par titre. Cela revient à mettre quelque 200 millions d’euros supplémentaires sur la table. Pour tous les observateurs, l’affaire paraît entendue : Telefonica va mettre la main sur GVT.
Pourtant, quelques jours plus tard, Vivendi prend tout le monde par surprise. Le groupe français annonce qu’il contrôle déjà 57,5 % du capital qu’il a acquis au prix de 56 reals par titre. Contre toute attente, le groupe français a gagné. Prendre le contrôle total du groupe n’est plus qu’une formalité. Après avoir continué de racheter des titres sur le marché, Vivendi lance une OPA en bonne et due forme et rachète GVT pour 2,8 milliards d’euros.
Ce renversement brutal de situation ne manque pas de susciter des interrogations. Des actionnaires de GVT, les autorités boursières brésiliennes et Telefonica cherchent rapidement à savoir par quels moyens Vivendi a pu acquérir aussi vite et dans une parfaite discrétion 57,5 % du capital de l’opérateur téléphonique. Les dirigeants et leurs associés de la société brésilienne, qui se sont engagés à apporter leurs titres, contrôlent 37 % environ du capital. Amos Genish, un des fondateurs, obtient en plus de rester aux commandes de la société. Mais le reste ?
L’enquête boursière fait ainsi apparaître le rôle étrange d’un hedge fund londonien, Tyrus Capital. Vivendi dit lui avoir racheté 19,6 % du capital de GVT. Mais dans les faits, le hedge fund ne possède que 6,6 % des actions de l’opérateur de télécoms brésilien. Les 13 % restants ne sont que des contrats d’options d’achats. Avec l’aide de la banque Rothschild, banque conseil de Vivendi, les responsables de Vivendi ont monté un contrat de portage, semble-t-il, avec Tyrus Capital. Ces options permettent à Vivendi d’annoncer un contrôle majoritaire sur la société brésilienne – alors qu’en réalité, il n’en est rien – et de bloquer la contre-attaque de Telefonica.
L’OCDE reviendra longuement sur cet épisode dans un rapport sur la gouvernance des sociétés dans le monde, publié en 2013. Les rapporteurs écrivent à ce propos : « L’acheteur et l’investisseur étranger ont enfreint la loi brésilienne (…) Le CMV (autorité boursière brésilienne) a découvert que Vivendi avait délibérément fait une déclaration frauduleuse et a prouvé que le groupe était parfaitement conscient des caractéristiques de ces contrats. Car un autre investisseur financier, trouvé par le CVM, a joué un rôle dans cette fraude. Les deux parties ont été accusées de fraude et manipulation de marché. » Le rapport indique que les parties mises en cause ont accepté de payer une amende de 80 millions de dollars pour mettre un terme à la procédure engagée par les autorités boursières. Ce qui au passage souligne le caractère dérisoire des sanctions infligées par l’Autorité des marchés financiers (AMF), limitées à un maximum de 1,5 million d’euros en cas de manquement à la réglementation boursière.
En 2012, Jean-Bernard Lévy quittait la présidence de Vivendi, avec un chèque de 4 millions d’euros d’indemnités en poche, au terme d’une révolution de palais. Quelques mois auparavant, la direction avait elle-même conclu à l’échec de sa stratégie dans une lettre à ses actionnaires, se demandant s’il « fallait garder le périmètre du groupe tel qu’il était ». Vincent Bolloré, principal actionnaire de Vivendi, prenant le pouvoir dans le groupe et poussant dehors la direction restante, a tranché le débat : le groupe a décidé d’abandonner les télécommunications et a vendu ses participations. En septembre 2014, Vivendi a annoncé la vente de la société brésilienne GVT à Telefonica pour 7,2 milliards d’euros, payés en partie en numéraire (4,66 milliards) et en partie en actions (5,7 % du capital de Telecom Italia, autre filiale de Telefonica).
Mais la justice brésilienne n’a pas enterré le dossier. Présenté par l’agence Reuters comme ayant dirigé personnellement l’opération face à Telefonica, Jean-Bernard Lévy, alors président de Vivendi et aujourd’hui président d’EDF, paraît en première ligne dans ce dossier. Régis Turrini, responsable des opérations de fusions-acquisitions du groupe, qui a pris la direction de l’agence des participations de l’État à l’été 2014, est lui aussi visé par la justice brésilienne, tout comme les directeurs financiers du groupe à l’époque et la banque Rothschild qui paraît avoir conçu et favorisé ce montage.
À ce stade, cet épisode soulève plusieurs questions. Les pouvoirs publics étaient-ils informés du dossier GVT et des soupçons de la justice brésilienne, au moment de la nomination des deux anciens responsables de Vivendi à des postes parmi les plus importants du secteur public ? Les pouvoirs publics ne vont-ils pas être tentés d’enterrer le dossier, afin d’éviter de nouveaux remous ?
Mais ce dossier montre aussi l’imbroglio dans lequel se retrouve l’État en acceptant les allers-retours entre privé et public des hauts fonctionnaires. Il serait peut-être temps d’en finir avec cette captation de l’État par une oligarchie et d’inscrire dans la loi qu’une fois que l’on a quitté la fonction publique, il est impossible d’y revenir, quel que soit le poste, ou les circonstances. Il est difficile de croire que tous ces adeptes du système de la porte tambour soient irremplaçables et qu’il n’y ait personne dans tout l’appareil d’État ou dans les entreprises publiques pour exercer ces fonctions.
BOITE NOIREPlusieurs messages ont été laissés depuis le 13 février auprès de l'avocat de Vivendi, Me Olivier Baretelli, pour obtenir sa réaction. En dépit de nos relances, celui-ci n'a pas eu le temps de nous rappeler ou de nous envoyer un courrier. Si cette réaction nous parvient, nous ne manquerons pas de l'inclure dans l'article.
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