Le Front de gauche n’est pas tout à fait mort, mais peut-il encore bouger ? Deux semaines après la fracture municipale à Paris et le vote des militants communistes à 57 % en faveur d’une union avec le PS dès le premier tour (lire ici), la plaie au sommet du Front a du mal à cicatriser.
Interviewé par Mediapart, Jean-Luc Mélenchon voit dans la situation actuelle de son mouvement une « victoire de Hollande ». Son ressentiment personnel à l’égard de son homologue communiste, Pierre Laurent, n’a cessé de grandir depuis la rentrée et les universités d’été de Grenoble. Le « tireur dans le dos » de la fin août est désormais traité de « vendeur de tour Eiffel » ayant menti aux partenaires du Front de gauche et négociant dans leurs dos un accord avec le PS et Anne Hidalgo, la candidate socialiste à la Mairie de Paris.
L’engagement personnel de Pierre Laurent a mis à mal sa ligne offensive contre des socialistes que l’ancien candidat à la présidentielle rêve de supplanter aux européennes, un scrutin pour lequel les discussions sont au point mort (le PCF voudrait aboutir à une annonce des listes en décembre, le PG préfère prendre plus de temps). Sur son blog, Jean-Luc Mélenchon estime que choisir les postes d’élus plutôt que la stratégie d’alternative est « un désastre ! Madame Le Pen n’aurait même pas besoin de faire campagne contre nous ». Comme l’explique l’un de ses proches, Éric Coquerel : « On craint que le PCF revienne à la stratégie des fronts des tous débuts du Front de gauche. » C’est à cette époque, au moment du congrès du PCF, en novembre 2008, que, selon la mythologie du Front de gauche, les socialistes autour de Mélenchon ont choisi de quitter le PS. Puis, avec le renfort d’une petite scission de la LCR devenue NPA, « les fronts » ne sont devenus qu’un : le Front de gauche. « C’est Marie-George Buffet qui l’avait annoncé, le soir des européennes (le cartel vient de recueillir 6 % – Ndlr), se remémore Coquerel. On ne veut pas refermer la parenthèse. »
Les dirigeants du Parti de gauche vivent très mal « la trahison de Paris » et le choix de Pierre Laurent (lire ici et ici) pour un accord-plat de lentilles, estiment-ils (lire la tribune d’Alexis Corbière, responsable parisien du PG). Tour à tour, Mélenchon y voit une tactique de basse politique, liée à la volonté de Pierre Laurent de s’assurer une réélection de sénateur de Paris, puis un échange de bons procédés avec Manuel Valls, chargé du redécoupage électoral des futures cantonales. Mais Jean-Luc Mélenchon estime avoir malgré tout gagné la partie. Il a fait de Paris un « repoussoir », ayant permis de faire naître la rébellion interne des militants communistes.
Pour le PG, le Front de gauche est une stratégie qui doit être réaffirmée, ainsi qu’il l’a écrit dans un communiqué sous forme de lettre ouverte au PCF. « Si la ligne de conduite doit être “l’urgence de la battre la droite”, comment accepter de devenir illisible et “à géométrie variable”, s’interroge Éric Coquerel autant qu’il s’indigne. Nous n’oublions pas qu’après les européennes, il y aura des élections régionales… »
Alors, le parler « cru et dru », prôné par Mélenchon, s’est concentré sur l’allié communiste. L’escalade des tensions municipales à Paris a crispé tout le Front de gauche. Au PCF, on tombe dans les règlements de comptes internes envers les pro-Front de gauche. « Le climat est délétère, raconte un cadre du PCF parisien. Beaucoup disent, dans les deux camps : “Ça va se régler au prochain congrès”… » Communistes et mélenchonistes se disputent aussi le logo et la marque du Front de gauche : alors que le PG, allié à Paris avec les autres forces du Front de gauche, entend bien utiliser l’appellation, le PCF en a fait de même pour son prochain meeting. Sur les réseaux sociaux, les propos peu amènes se multiplient à l’encontre de Pierre Laurent et de Ian Brossat, le chef de file communiste dans la capitale.
« Bien sûr qu’il n’y a pas un militant communiste qui est ravi à l’idée de faire campagne avec le PS, voire de se taper un déplacement de Manuel Valls, soupire un dirigeant national. Mais l’unité du parti reste forte. Et on aime bien avoir nos débats en famille. Le Front de gauche, c’est aussi la famille, mais si c’est pour se faire traiter de traître, ce n’est pas génial. Ça réveille les réflexes patriotiques chez les communistes les plus identitaires du PCF. » Mélenchon semble désormais n'avoir que faire des sentiments et des relations affectives, avec son allié : « Notre relation est pragmatique, rationnelle. Elle ne peut être que cela : accord ou désaccord. Et nous construisons à mesure. Je n’ai pas de débat idéologique avec le mouvement communiste, les frontières entre nous reposent davantage sur des cultures que sur des différences idéologiques. »
Dans d’autres villes, les votes militants ont divisé les communistes locaux. Certains résultats sont très serrés, en faveur du PS à Angers, en faveur du Front de gauche à Poitiers. Le plus souvent, les élus sortants prônent l’alliance avec le PS. Comme à Lyon, où les militants ont contrarié les adjoints PCF de Gérard Collomb, choisissant le Front de gauche de quelques voix. « Ils vont tout faire pour ne pas parvenir à un accord avec le PG, et faire revoter », redoute un communiste pro-Front de gauche. Pierre Laurent dément, mais admet que « le rassemblement prendra du temps ». Il assure toutefois qu’il souhaite que « les votes militants soient respectés ».
Le patron du PCF n’en finit plus d’appeler à dédramatiser la séquence politique actuelle, quitte à perdre parfois patience. Il souligne que dans les villes de plus de 20 000 habitants, c’est l'égalité entre pro-PS et pro-Front de gauche, et remarque : « Dans 90 % des endroits où nous nous présentons contre le PS, c’est un communiste qui mène la liste. » Pragmatique, il défend son attachement aux élus locaux, permettant d’assurer un financement encore conséquent, mais aussi de conserver un maillage territorial essentiel à ses yeux. « L’alternative commence par les villes », dit-il.
Les attaques de Mélenchon semblent l’ébranler. « Les communistes sont très responsables et soucieux de préserver l’unité, dit-il posément. Même si le ton accusatoire de certains les énerve profondément, ils ont conscience de la nécessité du Front de gauche, auquel ils sont très attachés. » Laurent entend « ne plus perdre de temps avec des polémiques inutiles, vu l’urgence sociale ». Et avertit : « Dans l’impasse politique actuelle, l’alternative à reconstruire est empêchée par la politique du gouvernement, qui écoute plus sur sa droite que ceux qui l’ont porté au pouvoir, mais elle l’est aussi par certains discours. » Ambiance…
Marie-Pierre Vieu, en charge du Front de gauche au PCF, garde pourtant espoir : « Si on est clairement impacté par le débat national, sur le terrain, le Front de gauche marche et s’élargit. » Avec l’accord de Pierre Laurent, elle accueille cette semaine Mélenchon en meeting à Tarbes, comme d’autres dirigeants nationaux du PCF candidats face au PS (Francis Parny à Garges-lès-Gonesse ou Olivier Dartigolles à Pau). Mais Marie-Pierre Vieu précise aussi que « la liste Front de gauche à Tarbes comportera des socialistes et des écologistes ». Selon elle, « il faut pouvoir tenir les deux bouts : celui de l’autonomie vis-à-vis du PS, sinon on devient Robert Hue ; mais aussi celui de l’élargissement du rassemblement, sinon on devient Olivier Besancenot ».
Pierre Laurent abonde, plaidant pour « un cheminement commun entre le Front de gauche et ceux qui soutenaient le gouvernement, mais qui ne se reconnaissent plus dans la politique de leur majorité ». Il s'agit là de temps perdu pour Mélenchon, qui considère, lui, que ces discussions sont vaines et qu’aucune recomposition de gauche n’est à l’œuvre depuis l’élection de Hollande, alors que sa marche pour la VIe République les a rapprochés d’Eva Joly et d’une partie de l’aile gauche des écologistes, qui ont d'ailleurs déposé une motion au prochain congrès, plaidant pour alliance d’EELV avec le Front de gauche (qui devrait osciller entre 5 et 15 % des votes écolos). Pour Mélenchon, « la gauche ne pourra pas faire l’économie de sa crise, elle doit se reconstruire », et cela doit être bien plus large que des arrangements entre des forces constitués, qui passent il est vrai leur temps à se lamenter sur « l'absence de plan B » (lire notre analyse).
Tout n’est pourtant pas à désespérer, pour le Front de gauche. Comme le souligne Pierre Laurent, « il y a toujours de très fortes convergences sur le fond entre nous ». Le secrétaire national du PCF n’est pas en retrait dans son opposition au gouvernement. Déjà à la fête de l’Huma, son discours virulent contre l’action gouvernementale avait été salué par Mélenchon. Ce jeudi, face à des journalistes, il s’est à nouveau fait très offensif et appelle à amplifier mobilisation. « On va droit à la catastrophe, celui qui ne voit pas ça est aveugle, lâche-t-il. Qui peut penser qu’on va continuer quatre ans comme ça ? » Au sortir d’une réunion des secrétaires départementaux du parti, il appelle à « monter d’un cran, à amplifier les mobilisations, faire des marches, occuper des places, se déployer localement ».
Cette position convient à Jean-Luc Mélenchon, qui a appelé ce vendredi à une marche « pour la révolution fiscale ». Toujours en attente d’un grand mouvement social après l’échec des manifestations contre la réforme des retraites, il s’est laissé emporté par son ascendant jacobin face à l’étrange mouvement breton. Là où le NPA a décidé de ne pas laisser des ouvriers solidaires de patrons s’offrir à la droite et l’extrême droite (lire ici), il a déployé un discours très violent à l’encontre des « bonnets rouges » ouvriers, à la fois « nigauds » et « esclaves défilant pour leurs maîtres ». Une formule qui a dérangé, y compris parmi les siens.
Mais avec cette marche « pour une révolution fiscale », Mélenchon reprend la main, et troque la diatribe contre-productive pour le bon coup politique. Il redonne du sens au ressentiment anti-taxe en proposant de le « débretonniser » et de le recentrer contre la hausse de la TVA. Et il redonne une perspective commune au Front de gauche. « Pourvu que ça nous remobilise ensemble et que ça recrée de l’unité», glisse un cadre communiste. Pour Jean-Luc Mélenchon, cette marche n'est pas « une manifestation de réconciliation de couple ». Selon lui, « le vrai sujet, c’est comment on affronte notre adversaire ». Mais il convient tout de même : « Si au passage, cela contribue à améliorer les relations, tant mieux. Mais cela n’efface pas les difficultés stratégiques, qui ont aussi leur noblesse et leur importance. »
Malgré les lourdes dissensions, le Front de gauche bouge encore.
Prolonger : Retrouvez toutes nos informations complémentaires sur notre site complet www.mediapart.fr.
A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Configurer le TRIM pour SSD sur Linux