En ce mois d'octobre, Michèle Desanglois sort de l’hôpital Georges-Pompidou, à Paris. Petit foulard autour du cou, elle semble plutôt alerte pour quelqu'un qui a passé six heures à subir prises de sang et analyses d'urine toutes les quinze minutes... Mais le jeu en vaut la chandelle.
Michèle : « Je donne par amour pour mon mari. »
Si ces derniers examens sont satisfaisants et que le comité d'éthique accorde son feu vert, Michèle pourra donner son rein. Mais pas à son mari, atteint d'une maladie congénitale et en attente d'une greffe. À 67 ans, cette retraitée va être inscrite auprès de l'Agence de biomédecine pour un don croisé. Ce système, rendu possible en France par la modification de la loi de bioéthique de 2011 (lire en Boîte noire de cet article), permet à deux paires de donneurs-receveurs non compatibles entre eux « d'échanger » les reins pour une transplantation, dans un cadre totalement anonyme et lors d'une opération qui doit être simultanée.
« Me sachant non-compatible, nous en avons parlé autour de nous pour trouver un autre donneur, explique Michèle Desanglois. Mais ni son frère ni notre fils ne sont compatibles avec mon époux. J'ai de la famille, mais donner un organe à quelqu'un est une décision difficile à prendre. Si je désire donner à un anonyme, c'est parce que je sais qu'en échange mon mari sera sauvé, qu'il n'aura pas à faire une dialyse ou à attendre des mois un donneur décédé. »
Les premières greffes en don croisé françaises devaient être réalisées cet automne. On parle aujourd'hui plutôt du premier trimestre 2014 et l'information peine encore à circuler auprès des patients et des équipes. Le fils de Claudine Goubard est, à 30 ans, en dialyse depuis dix ans. Il a été greffé une première fois il y a deux ans d'un rein issu d'un donneur décédé, mais a rejeté son greffon quelque temps après l'opération. Sa mère est en colère : « Mon fils a découvert le don croisé grâce à l'infirmière de coordination de la transplantation rénale à l'hôpital Necker à Paris : aucune infirmière de son centre de dialyse, où il se rend quand même trois fois par semaine, ne lui en a jamais parlé ! Son néphrologue non plus ne lui en a pas soufflé mot ! »
Si Claudine Goubard enrage, c'est qu'elle connaît les contraintes d'une vie maintenue par une machine faisant office de rein. « C'est quatre heures, trois fois par semaine depuis dix ans, et mon fils passe ses week-ends à dormir tellement il est fatigué... Moi, j'appelle pas ça vivre. » Elle a donc sauté sur cette occasion d'une nouvelle greffe, consciente de la particularité de la démarche : « J'aurais préféré lui donner ce rein directement. Mais depuis sa première greffe, il a développé une foule d’anticorps, et on doit donc trouver un rein qui soit extrêmement compatible, ce qui est possible grâce au don croisé. Mais ce n'est pas un don vivant classique. Si j'accepte d'être mutilée, c'est parce que cela va rapporter quelque chose à mon fils, lui offrir la possibilité d'avoir une nouvelle vie. C'est du donnant-donnant. »
L'autre grande évolution de la loi porte sur l'élargissement du cercle des donneurs potentiels. D'abord restreint à la famille proche – parents, frères et sœurs, puis conjoints –, les cousins, les oncles et les tantes sont entrés progressivement dans la liste. Aujourd'hui, il est également possible de faire appel à un ami proche, sous condition de prouver des liens d'affection forts et suivis.
En février dernier, la presse locale a médiatisé le don fait par Cyril à Nicolas, tous les deux installés près de Cahors. Plusieurs cas de ce genre ont été traités à Toulouse, en pointe sur la question de la greffe par donneur vivant. Mais malgré tout, faute aussi d'informations et compte tenu de l'importance du geste, « les amis ne se sont pas bousculés », estime le professeur Legendre, chef du service de transplantation rénale adultes à l’hôpital Necker, à Paris. Claudine Goubard par exemple, a appris au cours de notre entretien que cette possibilité était désormais légale. En 2012, sur les 338 donneurs potentiels auditionnés par les comités d’éthique un peu partout en France, seuls huit relevaient de la catégorie d'un « lien affectif étroit et stable », donc présentés comme des amis. Les autres étaient les conjoints ou un membre de la famille.
Ces innovations souffrent en réalité de la frilosité de la France sur le don vivant en général. C'est pourtant bien à Paris, en 1952, qu'est pratiquée la première greffe rénale à partir d'un donneur vivant. Mais à cause des tâtonnements sur les médicaments anti-rejets, ces greffes fonctionnaient mal. Plutôt que de « sacrifier » des reins de donneurs vivants inutilement, le milieu médical a longtemps privilégié la piste du don post-mortem, au point d'accuser aujourd'hui un sérieux retard.
L'an passé, 3 044 personnes ont pu bénéficier d'une greffe rénale, et parmi eux, 11,7 % ont reçu un rein d'un donneur vivant, beaucoup moins qu'aux États-Unis, en Angleterre ou aux Pays-Bas. Or les greffes réalisées grâce un rein prélevé post-mortem ne peuvent être désormais l'unique voie : la baisse des accidents de voiture a notamment fait chuter le nombre de décès par mort encéphalique (qui peuvent donner lieu à un prélèvement d'organes). Par ailleurs, la population française, vieillissante, est de plus en plus touchée par l'insuffisance rénale. Cette conjonction aboutit fatalement à une pénurie d'organes et à un engorgement des listes d'attente.
Selon le dernier rapport de l'agence de biomédecine, 12 320 malades étaient en attente de greffes de rein fin 2011, et un peu plus de 200 personnes sont décédées alors qu'elles étaient inscrites sur cette fameuse liste.
Philippe Steiner, professeur de sociologie et spécialiste
de la transplantation d'organes : la question de la mort
L'Agence de la biomédecine assure vouloir inverser la vapeur, sans déséquilibrer le système hexagonal : « En 2011, il y a eu un signal très fort donné par le Parlement : désormais, les équipes doivent envisager les deux possibilités sur le même plan, voire envisager tout de suite la greffe avec donneur vivant, rappelle Emmanuelle Prada-Bordenave, directrice de l'Agence de biomédecine. Mais il faut aussi veiller à maintenir le prélèvement sur donneur décédé, où c'est la société tout entière qui, de manière altruiste, s'engage et met des organes à la disposition de tous ceux qui sont âgés ou n'ont pas dans le cercle familial quelqu'un prêt à donner. »
Depuis l'adoption de la loi Caillavet, en 1976, chaque Français est considéré comme un donneur potentiel de tissus et d'organes après sa mort, à moins qu'il n'ait explicitement signifié son refus sur un registre prévu à cet effet. Donc, selon la loi, les petites cartes de donneur qui traînent dans nos portefeuilles sont parfaitement inutiles...
Dans la pratique, les équipes médicales s'assurent toujours du consentement de la famille proche avant de prélever des organes et essuient de nombreuses fins de non-recevoir. En 2012, sur les 3 301 personnes recensées en état de mort encéphalique, 1 712 n'ont pas été prélevées. D'où la volonté de l'agence de ménager cette ressource, qui profite autant aux greffes de reins que de foie, de poumons, de cœur etc. « C'est en train de changer, mais l'Agence de biomédecine a longtemps été contre le don vivant, assure anonymement l'un des médecins interrogé sur le sujet. Bien sûr, elle se disait pour officiellement mais avec tellement peu d'entrain qu'on avait pas envie d'y croire. On a perdu du temps. »
D'autres grands noms de cette spécialité sont pareillement réservés, voire hostiles : ainsi le professeur Dubernard, chirurgien star de la transplantation d'organes, s'est prononcé contre lors de son audition auprès de l'Assemblée nationale, en vue de préparer la révision de la loi de 2011. Il a mis en garde contre les « inévitables pressions psychologiques sur les donneurs », et dit se méfier de l'importance que peut prendre la dette que contracte le receveur vis-à-vis du donneur (lire notre précédent article). Une question que même les plus ardents défenseurs de la greffe entre vivants, comme le néphrologue François Bayle à Grenoble, ne nient pas. « Bien sûr que les réactions psychologiques sont difficiles à anticiper, un don peut vite semer la zizanie dans une famille : le donneur peut exiger une reconnaissance trop importante de son receveur, cela peut susciter l'espoir d'une vie meilleure, ou d'une relation plus harmonieuse, sans ce que cela soit toujours le cas. Mais la greffe, et notamment par donneur vivant, reste le traitement le plus efficace de l'insuffisance rénale terminale. »
Le professeur Dubernard est aussi la figure de tout un courant de médecins encore sous le choc de la mort, dans les années 1980, d'un jeune homme ayant donné son rein à sa sœur, et décédé peu de temps après des suites de l'opération.
Emmanuelle Prada Bordenave : « Cela a été un traumatisme épouvantable »
Aujourd'hui, le risque de décès est extrêmement faible, tout comme les risques de complications. Il est tout à fait possible de vivre avec un seul rein et les études montrent que les donneurs ne sont pas en plus mauvaise santé que les autres. Mais le tabou persiste, basé sur un principe fondateur de la médecine : « Primum non nocere », « d'abord ne pas nuire »... Pour sauver un malade, il faut attaquer un corps vivant, généralement en très bonne santé puisqu'il a passé tous les tests. Ce geste, beaucoup de médecins répugnent encore à le faire. « Certains sont plus que tièdes, mais pour que cette greffe marche, il faut que tout le monde soit mobilisé et convaincu, du chirurgien, de l'anesthésiste au néphrologue », assure le docteur François Bayle.
Yvanie Caillé, directrice et fondatrice de l'association de patients Renaloo,
acteur majeur des États généraux du rein de juin 2013 :
« Le risque est inévitable, mais minime »
Parfois, c'est même l'inscription pure et simple du patient sur la liste d'attente qui diffère selon les équipes et les régions, chacun ayant ses critères quant au poids, l'âge ou la condition nécessaire pour bénéficier d'un des précieux greffons disponibles. En Île-de-France ou en Franche-Comté, deux régions très actives, 85 % des patients dialysés de moins de 60 ans sont inscrits sur une liste pour être greffés. Dans le Nord ou en région PACA, ce chiffre tombe à 35 ou 36 %.
« Il n'est pas normal que l'inscription dans certaines régions des patients soit faible entre 45 et 60 ans et s'arrête juste au-dessus de 60 ans, ou que certaines comorbidités fréquentes comme le diabète, l'obésité, l'athérome, excluent les patients de l’accès à la greffe », assène le rapport issu des États généraux du rein. Dans certaines régions, les moyens manquent, dans d'autres des choix “de stratégies de traitement” sont culturellement orientés vers la dialyse, qui est clairement privilégiée par rapport à la greffe. »
Yvanie Caillé : « On m'a opposé une fin de non-recevoir,
sous prétexte qu'il fallait d'abord passer par la dialyse »
Outre les aspects culturels et les « écoles régionales », facteurs systémiques primordiaux, le maintien en dialyse est aussi une affaire de gros sous : la tarification à l'activité dans les hôpitaux ainsi que les forfaits dans les structures privées font de la dialyse une activité très rémunératrice. Selon Yvanie Caillé, « les équipes de greffes disent subir des pressions de leur direction pour ne pas greffer les patients trop vite et remplir les centres de dialyse ». Des informations qui concordent avec un rapport de l'IGAS, publié en 2010 : « Dès lors, tout avantage tarifaire d'une activité a pour contrepartie de pénaliser une autre activité. Ces avantages/pénalisations relatifs sont particulièrement importants pour les cliniques privées. Les séances (chimiothérapie, dialyse) et l'opération de la cataracte bénéficient ainsi d'avantages tarifaires importants. »
La dialyse, rentable pour les hôpitaux, est un gouffre pour la sécurité sociale... Sur un an, l’ensemble des séances coûte 85 000 euros en moyenne. La prise en charge d'un patient greffé coûtera la même chose la première année, avant de retomber à 20 000 euros les années suivantes. Ce qui fait donc une différence, notable en temps de disette, de 60 000 euros par année.
Prochain épisode : 3/3 Le don croisé en concurrence
BOITE NOIRELongtemps, la France a privilégié le don post-mortem, où l'organe est prélevé sur une personne récemment décédée. Il a fallu attendre la première loi de bioéthique en 1994, pour que la France permette le don dans le cadre strict de la famille nucléaire. Dix ans plus tard, une modification de la loi permet à la famille élargie de donner un rein, ainsi qu'aux personnes vivant avec le receveur, concubin, conjoint ou pacsé. En 2011, la loi autorise finalement le don dans le cercle amical ainsi que le don croisé. Les premières opérations seront réalisées après le premier trimestre 2014.
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