Marseille, de notre envoyée spéciale.- Mardi 10 février, le premier ministre Manuel Valls et la ministre de l’éducation Najat Vallaud-Belkacem, en déplacement à Marseille, ont visité le lycée général et technologique Victor-Hugo (3e arrondissement). Après une cérémonie en hommage à Georges Saint-Martin, un élève résistant tué en août 1944, les ministres ont rencontré devant les caméras une douzaine d'élèves et anciens élèves triés sur le volet.
Ils ont redit leur volonté de « casser les ghettos », puis ont tourné les talons. Laissant derrière eux beaucoup de frustration au sein d’une partie de l’équipe éducative et des lycéens de ce gros établissement de ZEP (1 157 élèves), situé à deux pas de la gare Saint-Charles et surtout dans l’un des quartiers les plus pauvres de Marseille. « On nous a empêché de dire ce qu’on pensait sur notre propre lieu de travail », estime un professeur syndiqué à Sud et qui y enseigne depuis douze ans. De son côté le rectorat d'Aix-Marseille, très «étonné» de cette réaction jugée minoritaire, s'indigne « d'un procès de mauvaise foi » et dément toute «volonté de déguiser le service public d'éducation».
C’est un étudiant en BTS de 19 ans, écœuré de ce qu'il considère une « mise en scène », qui nous a contactés par courriel et donné rendez-vous, accompagné de deux camarades et de l’une de leurs professeures. Le mardi matin de la visite ministérielle, ils ont été « parqués » dans leur classe et n’ont qu’entraperçu les ministres derrière les barreaux des fenêtres. « Il y avait des flics armés partout, devant et à l’intérieur des locaux, et si nous avions le malheur d'ouvrir une porte, un surveillant ou un policier venait nous rappeler à l'ordre », expliquent les trois étudiants, humiliés. « Même pour sortir fumer avant que Valls arrive, on nous a fait passer par la petite porte de derrière », poursuivent-ils.
En arrivant à Victor-Hugo, ces étudiants qui viennent de « la banlieue chic d’Aix-en-Provence » ou « d'un petit lycée catho dans le Var », ont découvert la réalité d’un quartier très populaire et d’un établissement qui accueille 85 % de boursiers. Dix des douze collèges dont viennent les lycéens de Victor-Hugo sont en REP, voire REP + (réseaux d'éducation prioritaire). Et 65% des élèves viennent de familles classées dans la catégorie socioprofessionnelle "ouvriers et inactifs" (contre 25% en moyenne nationale). « Ici, la majorité des élèves sont arabes, la mixité n’existe pas, il n’y a que des commerces hallal, décrit l’un d’eux. La pauvreté est omniprésente, les familles se tassent dans de tout petits appartements et les enfants n’ont quasiment aucune chance de s’en sortir mieux que leurs parents. »
Ce discours renvoie précisément aux « ghettos » que Manuel Valls entend casser. « À Marseille, l’apartheid social, territorial et ethnique dont j’ai parlé en janvier est une réalité dans certains quartiers », a-t-il d'ailleurs répété le 10 février selon Le Monde. Notre étudiant en BTS espérait donc « peut-être un peu naïvement » lui « demander pourquoi un gouvernement qui dit tout miser sur l’éducation veut sortir de ZEP un lycée qui se trouve dans un ghetto, alors que lui-même parle d’apartheid ».
Une inquiétude partagée par une vingtaine de fonctionnaires grévistes (sur 162 au total), pour plusieurs syndiqués à Sud, qui voulaient interpeller les ministres sur l’avenir des ZEP. Mais ils n’en ont, eux non plus, pas eu l’occasion, comme ils l'expliquent dans une lettre publiée par Libération le 17 février. Les parents et enseignants de collèges REP +, venus protester sur le parvis de la gare contre le redécoupage des zones d’éducation prioritaire dans le département, se sont retrouvés cachés derrière un cordon de bus de la RTM (Régie des transports marseillais). Quant aux personnels grévistes du lycée, qui ont tenté avant l'arrivée des ministres de déployer une banderole réclamant des moyens pour les ZEP, ils ont été immédiatement repoussés par des policiers.
Après leur assemblée générale en salle des professeurs, les grévistes s'y sont donc retrouvés « confinés », avec interdiction d’ouvrir les fenêtres donnant sur la cour où se déroulait la cérémonie. « On a eu le sentiment d’être surveillés, explique un membre du personnel. La direction nous a demandé de retirer nos affiches qui réclamaient des moyens pour les ZEP. Et il y avait quatre ou cinq policiers en civil dans la salle des profs pour éviter des sifflets ou des huées. »
Selon plusieurs témoignages, une enseignante qui a tenté d’ouvrir les fenêtres se serait même vue menacer de garde à vue. « On aurait aimé leur montrer des classes au travail, la réalité d’une ZEP, pas cette mise en scène avec des élèves chantant la Marseillaise ! », s’exclame ce fonctionnaire. Une enseignante de français dit avoir quant à elle vu pleurer « certains profs qui portent le lycée à bout de bras depuis des années ». Une délégation syndicaliste a finalement été reçue en présence d’un membre du cabinet de Najat Vallaud-Belkacem, mais à l’inspection académique hors du lycée. La procédure habituelle selon le rectorat d'Aix-Marseille qui se défend de toute «manœuvre» visant à éloigner les contestataires.
Sur le fond, plusieurs personnels ne comprennent pas pourquoi la table ronde ne concernait qu'une douzaine d'élèves ou anciens élèves, intégrés dans des dispositifs comme les «Cordées de la réussite » ou « Bacheliers méritants ». Il s'agit d'« une réalité tronquée, celle de la réussite d’une minorité d’élèves alors que nous réclamons des moyens réels bénéficiant à tous », écrivent-ils. Le programme « Bacheliers méritants » permet aux 10 % de bacheliers de chaque filière ayant obtenu les meilleurs résultats au bac dans leur établissement de pouvoir intégrer une filière sélective (DUT, BTS, classes prépas, IEP, écoles d'ingénieur ou de commerce). En 2014, année de lancement, il n'a cependant concerné que 223 lycéens en France.
« Sortir quelques élèves du lot pour leur permettre d’accéder à un parcours d’excellence, ça permet de rééquilibrer les inégalités sociales, c’est formidable, dit une enseignante. Mais ne voir qu’eux, c’est très méprisant à l’égard des autres élèves. Mes "Seconde" étaient hyper en colère. Ils m’ont dit "On n’est pas des animaux". » « On a voulu donner une certaine image de la ZEP », dit un autre enseignant. Une lycéenne nuance : « Les élèves qui font partie des Cordées de la réussite ne sont pas forcément de bons élèves, ils n’ont pas tous des notes de fou. Ça vise justement à les aider dans le supérieur. »
La semaine précédente, une délégation de « gens de la préfecture, du rectorat et de la sécurité rapprochée du ministre » avait déjà revu le CDI, fermé pendant deux jours, pour préparer la visite. « Ils ont fait irruption sans dire bonjour, ont ouvert tous les placards avec des chiens renifleurs, retourné les revues et enlevé tous les tableaux, sans doute à cause d’une représentation du Christ par Dali, qui les a gênés, dit une professeure documentaliste. Puis ils ont accroché la charte de la laïcité à côté des caricatures réalisées par les élèves après les attentats. »
Une enseignante qui travaillait au CDI ce jour-là a également été choquée par leur comportement. « Pas de bonjour, pas d’au revoir, dit-elle. L’un nous a dit : "Vous devriez être fiers que le ministre ait choisi votre bahut." Et après ça, ils reprochent à nos élèves de ne pas respecter les valeurs de la République ! »
Une classe de Terminale S a été requise pour apprendre la Marseillaise, avec répétition au pas de charge le lundi matin, à la place du devoir surveillé de mathématiques spé prévu. « Dans le protocole des hommages aux résistants, on chante d'ailleurs plutôt le Chant des partisans d'habitude », remarque une enseignante.
Plusieurs ont décliné et personne n’a été forcé, certains y ayant même vu une bonne excuse pour échapper au DS, précise une lycéenne. Faisant partie du panel de lycéens invités à rencontrer les ministres, cette bonne élève a pour sa part refusé de participer à « cette mise en scène ».
« On m’avait demandé d’expliquer en quoi le lycée m’avait portée vers l’admissibilité à Sciences-Po et dit que le reste (concernant les moyens en ZEP, ndlr) était hors de propos, mais je n’avais pas envie de prendre le thé avec Valls alors que des camarades manifestaient dehors », explique la jeune fille qui, comme beaucoup de lycéens, a « mal vécu » cette visite. « J’ai réalisé la distance qu’il y a entre nous et eux », confie également notre étudiant en BTS, qui dit avoir été « dégoûté de la politique ». « Ils ont donné exactement l’image de la politique qu’il ne faut pas donner », conclut, amère, une prof.
Contacté par Mediapart, le rectorat d'Aix-Marseille, qui a organisé la visite, s'indigne « d'un procès de mauvaise foi ». « Évidemment, vu le timing serré de la séquence (50 minutes) et les exigences de sécurité renforcées du fait de la présence du premier ministre, les gens ressortent toujours frustrés, mais pour autant on ne monte pas des murs de carton-pâte pour travestir la réalité », dit Stéphane Villar, le directeur de cabinet du recteur.
Il ne dément pas les « éléments factuels » rapportés par la lettre ouverte des enseignants, mais les juge « livrés hors contexte et avec une lecture très orientée de la réalité ». « Ça reflète l'opinion d'une vingtaine de personnes, très politisées et opposées à la venue du premier ministre, sur une communauté éducative qui en compte 162, estime le fonctionnaire. Par exemple, les banderoles dont il est question étaient déployées au-dessus du monument aux morts, ce qui n'était pas possible ! »
Dans le viseur, Sud, auquel sont syndiqués plusieurs des enseignants signataires. Stéphane Villar souligne que «l'ensemble des organisations syndicales avaient été informées de la feuille de route en toute transparence» et que syndicat majoritaire, le Snes FSU, ne partage pas forcément cette position qui a «créé un trouble dans la communauté éducative». «Une visite ministérielle est forcément une mise en scène, estime Laurent Tramoni, secrétaire académique du Snes qui manifestait devant le lycée. Mais on comprend mal pourquoi les ministres ont été visité un lycée ZEP, alors même que le ministère tergiverse sur son maintien ou non en éducation prioritaire. Ça les a amené à orienter la visite pour éviter cette question...»
Le directeur de cabinet explique lui que la commande du ministère était d'organiser une « séquence » axée sur « les bachelier méritants, la mixité sociale, la réussite scolaire, le continuum entre second et troisième degrés » et non de visiter de fond en comble un lycée. « L'objectif était de rencontrer en face à face des élèves de classe moyenne et défavorisée, de se frotter à la réalité, c'était le cœur de la séquence », dit-il. Bref, une opération de communication…
Avant de rappeler que la veille, Najat Vallaud-Belkacem « ne s'était pas défilée pour rencontrer à bâtons rompus des habitants des quartiers Nord ». Après des tirs de kalachnikov à La Castellane, la ministre s'était en effet rendue dans un centre social proche pour y répondre aux questions des familles. Contacté par Libération, le cabinet de la ministre a également mis en avant un récent déplacement dans un collège du Nord de la France, sans médias et sans préparation préalable. Et sans le premier ministre.
BOITE NOIREJe n'étais pas présnete le 10 février. J'ai rencontré trois lycéens et une enseignante, puis joint par téléphone trois autres fonctionnaires du lycée Victor-Hugo ainsi qu'une lycéenne. Ils ont souhaité conserver l'anonymat car « le climat est très tendu avec l'administration ». Contacté, le rectorat nous a répondu dans la journée et invité à venir passer une journée dans un lycée de ZEP marseillais car «nous n'avons rien à cacher».
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