Lille, de notre envoyée spéciale.- Sous la plume des juges d’instruction Stéphanie Ausbart et Mathieu Vignau, c’était un vaste réseau de proxénétisme lillois, où se mêlaient une poignée de notables, des cadres et des chefs d’entreprise, un commissaire de police, un avocat et même un ancien prétendant à l’Élysée. Dans la bouche du procureur Frédéric Fèvre, c’est devenu « une bande de copains qui se demandent toujours, pour certains, ce qu'on leur reproche » et qui sont « aussi à l'aise dans le déni que dans le confort ouaté de leurs certitudes de joyeux fêtards ».
Voilà quelques jours déjà que l’affaire dite du Carlton semble se réduire comme peau de chagrin. Ses années d’instruction, son casting de prévenus hors-norme, leurs « rencontres » inavouables, leurs conversations licencieuses, leurs allers-retours entre les clubs belges de “Dodo la Saumure” et le bureau de l'ex-patron du FMI à Washington. De tout cela, ce mardi 17 février, il ne reste plus rien, ou presque. Dans l’enceinte bétonnée du tribunal correctionnel de Lille, où le parquet est en train de rendre son réquisitoire, seules quelques particules fines des onze jours de procès que nous venons de vivre flottent encore dans la salle d’audience.
À peine s’est-il levé pour prendre la parole, que le procureur Fèvre met les points sur les “i”. Qu’importent les quelques 200 pages d'ordonnance des juges d'instruction, le travail colossal effectué par les enquêteurs durant plusieurs années, les centaines d'heures d'écoutes téléphoniques, les filatures, les perquisitions, les auditions et la réalité crue qu'elles ont donnée à entendre. Lui veut « replacer les choses à leur juste valeur ». Et il le répète d’une voix déterminée : « Remettons les choses à leur juste place : ce n'est pas un réseau mafieux de proxénétisme qui a été démantelé. Mais la pratique d'un groupe d'amis qui faisaient la fête pour se livrer à des actes sexuels, pour satisfaire des ego, des ambitions, voire tout simplement des désirs physiques. »
Trois heures durant, le magistrat et sa substitut, Aline Clérot, égrènent le sort des 14 prévenus (voir le détail des réquisitions sous l'onglet “Prolonger”). Ils sont tous présents dans la salle. Ils écoutent calmement. Seul l’avocat Me Emmanuel Riglaire, accusé entre autres choses d’avoir présenté une ancienne prostituée à certains de ses « amis », continue de prendre des notes et de hocher la tête en guise de protestation. Les autres ne bougent pas. Ils paraissent tranquilles, comme libérés de ces longues séances de débats où les détails les plus intimes de leur vie personnelle ont été livrés au grand jour. Celles qu'ils appelaient les « copines » sont là, elles aussi. À ce moment précis, on parle de leur souffrance, mais – parce qu'il y a un “mais” –, on leur explique également que « les quatorze prévenus ont aussi déjà payé au prix fort leur mise en cause ».
Ces derniers ne sont pour autant pas épargnés. Certains mots se font cinglants, bien plus que les demandes de peines qui les accompagnent d'ailleurs. René Kojfer, l’ancien monsieur « relations publiques » de l’Hôtel des Tours et du Carlton ? « Pas très intelligent, mais malin. » Quinze mois d’emprisonnement avec sursis et 2 500 euros d’amende. Fabrice Paszkowski et David Roquet, les deux organisateurs des « soirées libertines » de DSK ? « Peu enclin à la remise en cause » pour l’un, se servant des « femmes comme des faire-valoir » pour l’autre. Deux ans avec sursis et 20 000 euros d’amende chacun. Dominique Alderweireld, le fameux “Dodo la Saumure” ? « Un madré, un malin » qui « fanfaronne, tonitrue, se compare à Audiard et c’est bien le seul ». Deux ans de prison, dont un an ferme, et 10 000 euros d’amende.
Aux alentours de 15 heures, arrive enfin le tour de Dominique Strauss-Kahn. Son cas conclut le réquisitoire du parquet dont chacun, dans les travées du tribunal, commence à murmurer la relative clémence. Le ministère public ayant déjà demandé, durant l’instruction, un non-lieu pour l’ancien patron du FMI, le suspense, en ce milieu d’après-midi, n’est franchement pas intenable. En revanche, le ton qu'emploie soudain le procureur Frédéric Fèvre pour défendre DSK a de quoi surprendre. L'exercice ressemble davantage à une plaidoirie qu'à un réquisitoire. Le magistrat profite de l'occasion pour reprendre, là où il l’avait laissé dans la matinée, son petit paquet de points à placer sur les “i”. Dans les cabinets d'instruction, des oreilles doivent siffler. Dans la salle d'audience, des yeux s'écarquillent.
« La présence de Dominique Strauss-Kahn dans ce dossier a incontestablement donné à la procédure une dimension hors-norme, dit-il. Une dimension politique, médiatique et morale, en plus de la dimension pénale, qui est la seule que nous avons à connaître. Sans ce prévenu, cette affaire aurait été jugée depuis bien longtemps, dans l'indifférence générale, comme toutes les autres affaires de proxénétisme que nous jugeons chaque année au tribunal de Lille. »
« Dès lors, j'estime que Dominique Strauss-Kahn doit être traité comme n'importe quelle autre personne. Je veux dire par là que sa notoriété ne doit en aucun cas être une présomption de culpabilité. Monsieur le président, vous l'avez qualifié de l'un des hommes les plus puissants du monde lorsqu'il dirigeait le Fonds monétaire international. Un homme puissant serait-il nécessairement coupable ? »
« Pour beaucoup, le seul rôle du ministère public ne saurait être que de soutenir l'accusation. Ce n'est pas la conception que j'ai de mon métier. Le procureur, qui est aussi un magistrat comme le juge, doit être impartial pour faire émerger la vérité judiciaire. Les divergences de vue entre le parquet et les juges d'instruction démontrent que cette vérité judiciaire peut être diversement appréciée. C'est la preuve que notre système judiciaire est respectueux de toutes les analyses. »
Sur quoi reposent exactement ces « divergences de vue » qu’évoque le procureur ? Sur la définition même du proxénétisme. Car c’est bien là la principale question soulevée par l’affaire dite du Carlton. Le Code pénal définit l’infraction de proxénétisme comme « le fait, par quiconque, de quelque manière que ce soit, d’aider, d’assister ou de protéger la prostitution d'autrui, de tirer profit de la prostitution d’autrui, d’en partager les produits ou de recevoir les subsides d’une personne se livrant habituellement à la prostitution, d’embaucher, d’entraîner ou de détourner une personne en vue de la prostitution ou d’exercer sur elle une pression pour qu’elle se prostitue ou continue à le faire ».
C’est sur cet article 225-5 que les juges d’instruction s’étaient appuyés pour renvoyer l’ancien patron du FMI en correctionnelle. Et c’est ce même article que le ministère public décide de questionner dans son réquisitoire, fustigeant au passage le travail des juges Ausbart et Vignau.
« Quelle définition faut-il retenir du proxénétisme ?, interroge le magistrat, ses notes posées devant lui sur un pupitre de fortune. Cette définition doit-elle être extensive ? Je ne le crois pas. Car le droit pénal est d'interprétation stricte. Retenir une définition extensive reviendrait à renvoyer pour proxénétisme tous les hommes qui ont fait monter une prostituée dans leur voiture, réservé une chambre d'hôtel, fait venir une prostituée à leur domicile. » En clair, cela reviendrait à anticiper l'examen à venir devant le Sénat, les 30 et 31 mars, de la proposition de loi pénalisant les clients de prostituées.
DSK n’a jamais cessé de répéter « qu'il ne connaissait pas la qualité de prostituées des femmes qu'il rencontrait ». Ses compagnons de soirées, Fabrice Paszkowski et David Roquet, l’ont confirmé à maintes reprises au cours des débats. « À la limite, que Dominique Strauss-Kahn connaisse ou pas leur statut, je dirais que cela est indifférent, précise le procureur. Ce n'est pas la connaissance de la qualité de prostituée qui fait le proxénétisme, mais la réalisation des éléments constitutifs de l'infraction. » Or, sur ce point, force est de constater que le « bénéfice du doute » demeure.
« Dominique Strauss-Kahn a-t-il tiré un bénéfice financier de la prostitution ? La réponse est non. » « Dominique Strauss-Kahn a-t-il payé des prostituées ? La réponse est non. » « Dominique Strauss-Kahn a-t-il procuré à autrui des prostituées ? La réponse est non. » « Dominique Strauss-Kahn a-t-il abrité la prostitution d'autrui ? La réponse est non. » Silence dans la salle d'audience, seul le cliquetis des claviers d'ordinateurs se fait entendre. Le magistrat rappelle la teneur des SMS échangés entre les prévenus, l’emploi pour le moins discutable du mot « matériel » pour désigner les femmes. « Il s'agit là d'un langage de corps de garde. On est bien loin de Ronsard et de l'amour courtois, concède-t-il. Mais ces messages sont-ils la traduction de l'activité d'un proxénète ? Je ne le pense pas. »
« En mettant dans la balance tous les éléments à charge ou à décharge, je considère que ni l'information judiciaire ni les débats à l'audience n'ont permis d'établir la preuve de la culpabilité de Dominique Strauss-Kahn. Je requiers donc sa relaxe pure et simple », finit par conclure le parquet. L’audience est suspendue. Les plaidoiries de la défense vont se poursuivre jusqu’à vendredi, et le jugement sera rendu d’ici plusieurs semaines. Pourtant, ce mardi 17 février, le premier clap de fin de l’affaire dite du Carlton résonne déjà dans la salle d’audience.
En remontant les escaliers qui mènent à la sortie du tribunal, une expression revient sur toutes les lèvres : « Tout ça… pour ça ? » Les heures de débats passées à remuer dans le passé meurtri des parties civiles, les témoignages insoutenables qu'elles ont livrés à la barre en sanglots, le constat amer de ce que le procureur a lui-même qualifié d’« absence totale de considération pour les femmes qui sont ravalées au rang de simples objets de plaisir ». Non, tout cela n’aura pas été vain. Car le procès de Lille aura au moins eu le mérite de mettre en lumière des questions aussi sensibles et méconnues que celles de la prostitution, du proxénétisme, du rapport au corps, de la courtisanerie et de l’aveuglement qu’entraîne bien souvent l’exercice du pouvoir.
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