Bordeaux, de notre envoyé spécial.- Fugace, le spectre du financement politique plane sur les débats du procès Bettencourt. Pourtant, les juges d’instruction bordelais avaient estimé ne pas disposer d’assez d’éléments pour renvoyer Nicolas Sarkozy en correctionnelle, lui accordant un non-lieu vachard qui soulignait ses contrevérités. Au cours du procès, le tribunal n’a interrogé le prévenu Éric Woerth que très succinctement, et avec beaucoup de précautions.
Au détour d’une lecture assez fastidieuse des procès-verbaux d’audition d’un avocat suisse, René Merkt, qui gérait de longue date les avoirs cachés des Bettencourt, et dont le père surveillait déjà depuis Genève les comptes assez peu avouables d’Eugène Schueller, le fondateur de L’Oréal, on va enfin frôler d’assez près le volet politique de l’affaire. Car cet homme de loi (ou de chiffres), qui a fait en sorte de ne pas répondre à la convocation du tribunal correctionnel, s’était en revanche montré assez bavard pendant l’enquête. C’est en effet par son intermédiaire que l’île d’Arros change curieusement de mains, et que des sommes tout aussi considérables que dissimulées au fisc sont rapatriées discrètement vers la France, à des dates qui intriguent pour le moins les magistrats.
Une fois de plus, Patrice de Maistre est au supplice à la barre, car c’est à lui qu’il revient de répondre de ces mouvements de fonds illicites. « Monsieur Merkt dit que personne ne lui avait demandé de mettre des fonds suisses à disposition en France avant votre arrivée dans la famille Bettencourt », lui demande le président du tribunal. Il faut comprendre qu’avant que Maistre devienne le gestionnaire de fortune des Bettencourt, des espèces étaient prélevées discrètement par les Bettencourt, mais c’était en Suisse.
« Je peux imaginer que les Bettencourt avaient d’autres moyens pour faire rentrer de l’argent en France », tente de se défendre Patrice de Maistre. Manque de chance, il est accusé d’avoir gardé pour lui près de trois millions d’euros dont on ne retrouve pas trace. « Ils ont peut-être été remis à M. Woerth, ou à M. Sarkozy, ou à M. Tartempion, je n’en sais rien », lance le président. La perche est tendue, et l’on sent que Maistre aimerait bien s’y accrocher.
« Je regrette tout cela, se lamente Maistre. J’ai effectivement participé à un système de remise de fonds pour madame Bettencourt. On m’accuse d’avoir volé cet argent, mais ce n’est pas vrai. Peut-être a t-il été donné à M. Woerth, à M. Sarkozy ou à d’autres, je ne sais pas », gémit l’ancien homme de confiance de Liliane Bettencourt. « Madame Thibout a dit qu’une partie de ces fonds a été remise à M. Woerth. Je ne sais pas si c’est vrai. Il est difficile pour moi de vous démontrer que je ne n’ai pas pris cet argent. Il était destiné à madame Bettencourt, pas à moi. »
Un peu têtu, le président insiste. « Pourquoi ces remises d’espèces en France n’ont eu lieu ni avec votre prédécesseur, ni avec votre successeur ? » « Après, il y a eu le scandale, et avant, je sais que beaucoup d’argent arrivait », assure Maistre. Qui ajoute, pour prouver sa bonne foi : « Moi, je ne vis qu’avec l’argent que j’ai en banque. »
« Justement, rebondit le président du tribunal, il y a des remises d’espèces en 2007, l’année où monsieur Bettencourt est malade, puis de 2007 à 2009, où son épouse est dans une période de fragilité. Et il y a aussi des coïncidences de dates avec des réunions du Premier Cercle, des rendez-vous entre M. Woerth et M. Sarkozy, ou encore une visite éventuelle de M. Sarkozy en avril 2007, pendant la campagne présidentielle »...
Patrice de Maistre se tortille à la barre. Il n’a pas parlé de financement politique occulte quand il était en détention provisoire, ni pendant toute la durée de l’instruction. Autant dire qu’il serait très difficile pour lui de se lancer dans un grand déballage en plein procès, et qu’il ne serait pas sûr d’avoir quoi que ce soit à y gagner. Bien que les témoignages abondent sur les remises d'enveloppes aux politiques chez les Bettencourt, ainsi que les preuves de dons officiels à divers candidats de droite. « Ç’aurait été plus simple pour moi de dire que j’ai été un porteur de valise. Je ne l’ai pas été », élude Maistre. Sur sa chaise, à quelques mètres de là, Éric Woerth ne manifeste aucune émotion.
Malgré l’étonnante simultanéité entre les retraits d’espèces suisses et les échéances politiques, Patrice de Maistre ne lâche pas un pouce de terrain, se contentant de quelques sous-entendus et d’allusions vagues au financement politique. Malheureusement pour lui, on diffuse maintenant dans la salle d’audience un nouvel extrait des enregistrements réalisés par le majordome de la milliardaire. Il s’agit du passage où Maistre, tout miel, demande à Liliane Bettencourt un petit cadeau tiré des fonds suisses. « Ça me permettrait d’acheter le bateau de mes rêves », rosit le gestionnaire de fortune. « Il faut que je voie comment je peux faire rentrer de l’argent ici, que je vous le donne et que après vous puissiez me le donner (…). Je crois que vous avez quelque chose comme 60 ou 80 millions là-bas, selon Goguel (NDLR: un ancien avocat fiscaliste de Liliane Bettencourt). »
Le voilier de 21 mètres, une babiole à 1,2 million d'euros, revient sur le tapis. « Je peux vivre sans, mais il faudrait que ce soit assez vite », insiste Maistre. « Je ne veux pas que quelqu’un soit au courant, parce que j’ai signé quelque chose comme quoi je suis votre protecteur. Alors il faut que ce soit de la main à la main. Il ne faut pas que votre fille soit au courant. Si vous êtes accord, ce serait formidable. J’adore le bateau, j’adore respirer »...
Maistre, qui possédait déjà un voilier, a fini par renoncer à ce rêve de riche, et il assure en regretter la simple idée. Houspillé par le procureur, qui lui rappelle toutes les sommes qu’il a reçues de façon plus que controversée (quelque 12 millions d’euros selon les juges d’instruction), Patrice de Maistre s’énerve. À défaut de balancer les politiques, il met subitement en cause Lindsay Owen-Jones, l’ancien PDG de L’Oréal, au motif que celui-ci a reçu une donation de 100 millions d’euros en 2006. « Il m’a utilisé, je lui ai référé de beaucoup de choses, dont mon mandat de protecteur, et je n’ai pas été aidé en retour », accuse Maistre, comme si cette assertion pouvait relativiser ses turpitudes. « Aujourd’hui, je suis ici, et lui, il est à Lugano ! »
Venant à l’aide de son client, Me Jacqueline Laffont rappelle qu’en 2003, « il y avait encore 150 millions d’euros sur un seul des 14 comptes suisses des Bettencourt ». Façon de suggérer que ces comptes existaient et ont été ponctionnés bien avant l’arrivée de Patrice de Maistre.
Pas sûr que cela suffise à sauver un Maistre très mal en point après quatre semaines de débats. Les avocats de la partie civile doivent plaider jeudi, et le réquisitoire sera prononcé vendredi. Or, à défaut de remises de fonds à Éric Woerth ou à Nicolas Sarkozy, c’est bien Patrice de Maistre qui fait figure de principal protagoniste dans le procès, et se retrouve le prévenu le plus exposé, en compagnie de l'inclassable François-Marie Banier. Le photographe a reçu quelque 917 millions d'euros de dons de son amie Liliane entre 1997 et 2007. Tout n'est pas poursuivi par la justice, mais cela connote le dossier.
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