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Algérie: le film documentaire comme «baromètre de la démocratie»

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L’édition 2013 du Maghreb des films a débuté samedi 9 novembre. Plongée dans la richesse des cinémas algérien, tunisien ou marocain, ce festival propose aux spectateurs d’Île-de-France plusieurs rencontres avec les réalisateurs majeurs de ces trois pays.

Ce samedi, Malek Bensmaïl doit donner notamment une master class aux Ateliers Varan (voir ici le programme complet). Né en 1966 à Constantine, ce réalisateur algérien navigue entre le documentaire (Boudiaf, un espoir assassiné, La Chine est encore loin) et la fiction (Plaisirs d'eau), et demeure l’un des rares à aborder de front la société algérienne contemporaine. Conscient de l'importance du travail du réalisateur, l'Institut national de l'audiovisuel (Ina) a édité en février 2012 un coffret intitulé Un regard sur l'Algérie d'aujourd'hui regroupant trois de ses films. Entretien et extraits.

Malek Bensmaïl, la campagne pour l’élection présidentielle algérienne a débuté d’une manière bien singulière, avec la candidature de l’écrivain Yasmina Khadra la semaine passée, la première pour ce scrutin qui doit avoir lieu en 2014. Que nous dit cette candidature surprise ?

La question des élections en Algérie n’est pas si compliquée. On a tendance en Occident à complexifier la chose, alors que c’est assez simple : en Algérie, nous avons un système qui existe depuis 1962, et même depuis la guerre. Il lie les mondes économiques et sécuritaires et travaille en synergie totale avec l’ensemble des services de sécurité européen et américain. Quand Yasmina Khadra se propose pour une élection, c’est du cirque. J’ai fait un film qui s’appelle Le Grand Jeu (2005), pour montrer tout cela. À l’époque, il s’agissait d'Ali Benflis, l'ex-premier ministre de Bouteflika. Benflis était donc très proche du système et pourtant on l'a bien roulé dans la farine, alors même qu’une partie de l’armée lui était favorable (premier ministre à l’élection d’Abdelaziz Bouteflika en 1999, il est remplacé le 5 mai 2003 par Ahmed Ouyahia. À l'élection présidentielle de 2004, il arrive à la deuxième place derrière le président sortant, avec 6,42 % des voix, et prépare à nouveau sa candidature pour l’élection de 2014 – ndlr).

Au final, il n’y a pas d’élection, il n’y a pas démocratie, ni de citoyenneté, ni d’État de droit en Algérie. À quel titre une personne qui n’a aucune légitimité, ne représente ni un mouvement, ni un parti, ni un courant, peut-elle se présenter ? Ceux qui, en Algérie, représentent un courant politique ont déjà toutes les peines du monde à lutter contre le système.

Que voulez-vous dire lorsque que vous pointez l’absence de citoyenneté en Algérie ?

Demain, vous voulez vous retourner contre l’État pour telle ou telle raison, ce n’est pas possible. Vous ne pouvez pas aller devant un tribunal pour contester une décision administrative. Il n’y a pas d’État de droit, et donc pas de citoyenneté. Le citoyen n’existe pas en tant que tel vis-à-vis de l’État. Les Algériens sont des individus qui vivent, qui survivent, en groupe, mais il n’y a pas de collectif. Ce collectif n’existe que par la symbolique de la révolution, et pas par celle de la vie, de l’école, de l’éducation… La population algérienne est abandonnée, non pas simplement du point de vue financier, mais en terme d’idées. Le gouvernement lui-même navigue à vue, en faisant très attention aux problématiques sécuritaires de la région, au gaz et au pétrole, qui monopolisent son activité.

Certains analystes considèrent qu’il faut envisager l’Algérie davantage comme une république soviétique qu’un État traditionnel, ce qui rejoint votre description d’un système cohérent et opérant depuis 1962.

Cela y ressemble, à ceci près que la gestion soviétique sous-tendait une idéologie, ce qui n’est pas le cas en Algérie. La seule idéologie qui a cours en Algérie aujourd’hui, c’est le capitalisme, c’est l’argent.

Vous mettez en avant la grande connivence du pouvoir algérien avec les services occidentaux, pour, dites-vous, protéger le flanc sud de l’Europe. Que voulez-vous dire ?

Vu ce qui se passe dans le désert algérien, au Mali, aux frontières marocaines, du côté tunisien, il y a des alertes quotidiennes en Algérie, qui joue un rôle clé dans la lutte contre le terrorisme. C’est aussi un lieu de passage de l’émigration subsaharienne, et donc un pays clé pour le contrôle des frontières. L’Algérie étant aujourd’hui la seule puissance à l’échelle du Maghreb, le politique, en interne ou à l’international, passe systématiquement par ces questions sécuritaires.

Vous évoquiez la révolution algérienne. Ces dernières années, alors que se profilait le 50e anniversaire des accords d’Évian, les travaux sur la guerre d’Algérie ont supplanté en nombre ceux sur l’Algérie contemporaine. Votre filmographie même a épousé ce virage, quittant la politique algérienne pour évoquer le souvenir de la guerre, notamment dans La Chine est encore loin (2008) : 

On a presque la sensation que le regard porté sur l’Algérie en France s’est figé dans cette époque, au détriment du réel et de l’Algérie contemporaine, très peu documentée…

Pas tout à fait, mais c’est une question qui nécessite qu’on l'approfondisse. Il faut revenir à l’histoire du documentaire dans le monde arabe. L’Algérie a été l’un des premiers pays où l’on a pu commencer à faire du documentaire, évidemment pas avec l'aide de l’État, mais grâce à des initiatives individuelles comme celles de Djamila Sahraoui ou les miennes. Dans la sphère moyen-orientale, le documentaire n’a émergé que tout récemment, avec les révolutions, quand certains cinéastes ont ressenti une urgence de filmer, et perçu la force du réel.

Pourquoi le choix du documentaire ? Petit, en Algérie, j’ai été gavé soit de films idéologiques de fiction sur la révolution algérienne, soit de films de propagande très bien faits, à la soviétique, avec une voix monocorde. Lors de ma formation en Russie, on m’a alerté sur le fait que le réel n’était pas du tout présent dans la cinématographie algérienne et qu’il y avait sans doute une urgence, un peu comme en psychiatrie, quand il faut aller soigner, vite.

Le documentaire est une forme de baromètre de la démocratie : pour qu’il y ait citoyenneté, il faut que l’on puisse faire entrer les caméras et que les institutions acceptent les caméras. Quand je veux faire entrer une caméra dans un hôpital psychiatrique pour filmer la douleur, c’est très compliqué. Il a fallu multiplier les demandes et les interventions pour pouvoir le faire. Faire entrer une caméra dans un système éducatif, c’était impensable. On n'a pu y arriver qu’après de longues tractations.

Ce qui m’intéresse, c’est d’ouvrir ces portes institutionnelles, qui sont fermées à double tour dans le monde arabe. Il se passe beaucoup de choses autour des institutions. Et ce qui m’intéresse, ce n’est pas de faire un film à la française, comme Depardon ou Frédéric Wiseman aux États-Unis. En Algérie, l’institution est directement liée au pouvoir, mais en même temps, elle peut être très humaine, très théâtralisée. Et les gens qui tournent autour nous racontent aussi leur vie. Il y a donc quelque chose de très réel, de la vie, qui est lié directement à l’administration, au socle de l’État, de ce qu’est l’Algérie, cet État-nation paternaliste.

Quand j’ai pu, je me suis introduit dans ces institutions, un hôpital psychiatrique, une école, ou bien j’ai approché les arcanes du pouvoir. Mais, pour revenir à La Chine est encore loin, mon idée n’était pas du tout de traiter de 1962, ou de 1954. Ce qui m’importait, c’était de savoir ce qu’il en était aujourd’hui du système éducatif. Car en Algérie, la violence n’est pas seulement celle du terrorisme. C’est une violence intellectuelle imposée aux enfants, une violence qui questionne la place de la religion à l’école, une violence d’État. L’histoire est racontée avec beaucoup de mensonges. La télévision joue aussi son rôle, puisque l’on débute les programmes avec des versets du Coran, et le JT avec les visites que l’on fait au président Bouteflika, en passe de réapparaître pour un énième mandat en 2014.

D’un autre côté, je pense que l’on a pas fait assez de films sur les premières années de la décolonisation. Si on veut comprendre aujourd’hui les nations arabes et le monde arabe dans sa complexité, il faut revenir sur ces années-là : qui prend le pouvoir à l’indépendance ? Qu’est-ce qu’on met en place ? Quelles réformes ? Quels règlements de comptes ? Qu’est-ce qu’on fait de la langue française ? Les résultats de ces choix d’alors sont visibles aujourd’hui. J’essaie dans mes films de faire ces allers-retours dans le temps.

Une autre manière de poser la question de l’Algérie contemporaine est de se demander si elle ne représente pas finalement une sorte de corps cinématographique encore très peu visité, à l’image de ces paysages urbains que l’on voit peu, de centres-villes comme Oran, aujourd’hui délabrés, de la baie magnifique de Mers El-Kebhir muée en base militaire interdite au public, de la Casbah d'Alger en ruines malgré les crédits de rénovation votés chaque année.

L’Algérie contemporaine est en effet beaucoup plus radicale que la vision mythifiée, ancrée autour de certains lieux emblématiques, qui peut subsister. J’aime travailler sur la topographie, c’est une bonne manière d’aborder l’Algérie, un pays qui se cherche, qui n’arrive pas à se construire. Rendez-vous compte : depuis 1962, aucun théâtre, aucune bâtisse culturelle n’a été construite par le régime algérien ! À Alger, on va faire maintenant une sorte d’opéra, un bâtiment à gros budget que l’on va confier aux Chinois… On va se retrouver avec un cube, alors que les architectes algériens fourmillent d’idées. C’est là où l’on voit la place que l’on donne à notre histoire, aux colonisations, à l’empire ottoman, à l’Islam. C’est pourtant cela qui fait notre richesse, cet espace multiculturel urbain, pour le cinéma, pour tout.

Plus on avance, plus j’ai la sensation que l’on se dirige vers une unicité encore plus radicale qu’avant. Un chiffre « 1 » basique. Avant, ce chiffre, cet objet unique, cet État, on se battait contre, il avait des gauchistes, les islamistes… Aujourd’hui, il y a ce chiffre « 1 », mais il est mou, et tout le monde veut entrer dedans pour faire sa place et gagner sa croûte.

Casser ce « 1 », un certain cinéma algérien s’y emploie. Inland, le film de Tariq Teghia, montre à la fois la campagne algérienne, la solitude, l’absurdité de certains rapports humains face à l’administration routinisée, mais aussi la fuite et le territoire.

Quelles relations entretenez-vous avec ce cinéma algérien décalé, initié à la fin des années 1990 et dont vous êtes l’un des représentants ?

Ce que fait Tariq est très fort. De même, beaucoup de jeunes s’essaient au documentaire. Et à travers les rencontres de Bejaïa menées par Habiba Djahnine, il y a quelque chose qui émerge, qui a à voir aussi avec la citoyenneté : comment prendre une caméra, comment filmer, comment rendre compte de son passage sur cette terre qu’est l’Algérie. Tariq fait partie de cette génération qui tente de bousculer les choses.

Après, il est très difficile de financer ce type de film, aussi bien en Algérie qu’en France. En Algérie, au ministère ou à la cinémathèque, on ne comprend pas cette modernité. Toute la culture cinéphilique que l’on avait avec la cinémathèque algérienne de jadis s’est totalement perdue, ce qui fait que même les nouveaux cadres du ministère de la culture n’ont aucune notion de cinéma. Une partie de l’administration s’est comme fossilisée. Il suffit pourtant de regarder la télévision pour voir que les choses bougent. Et certains qui essaient de changer les choses de l’intérieur du système pour nous financer n’y arrivent pas. Chaque film est donc une grande bataille.

J’ai moi-même de gros soucis sur un prochain projet qui tourne autour de la sexualité. D’ailleurs, même le regard français, occidental, n’est pas encore prêt. Dans les commissions, on est habitué à une certaine vision de l’Algérie, du monde arabe, qui est liée encore à la décolonisation. Du coup, quand on vient avec un film un peu radical, sur ce qui se passe aujourd’hui en Algérie, avec une frontalité vis-à-vis des corps, des relations homme/femme, de la religion, on est confronté à un moule, même ici, en France, dans lequel on doit rentrer : la femme algérienne, même si elle se bat, est nécessairement soumise. Souvent, c’est aussi idiot que cela. Mais parfois, c’est l’inverse, j’ai du mal à comprendre comment l’esprit occidental, de par son imaginaire, perçoit cet autre qu’est l’Algérien, ou l’Arabe. Et comme cet imaginaire est multiple, dans une commission, cela devient compliqué…

Ce regard se forge certes par la représentation, par un certain cinéma, mais aussi et surtout par la fainéantise. Ou le spectateur devient faignant et ne fait pas la démarche d’approfondir les choses et d’être en quête de curiosité pour se (re)construire une image avec la nouvelle génération qui arrive. Ou alors, la génération qui est censée financer le cinéma, l’ensemble des membres des différentes commissions de financement, forge une image, qui devient celle du peuple. Car aujourd’hui, un film ne peut pas se monter sans eux, il faut avoir une aide publique, une chaîne de télévision, etc. Sur un film, on va peut-être avoir 20 à 30 personnes qui vont décider si votre film peut se faire ou pas. Ce sont eux qui décident au final de l’image que vous pouvez donner de votre pays aux spectateurs européens. Parfois, c’est sidérant.

Pour Le Grand Jeu, qui était coproduit par La Chaîne parlementaire, le directeur des programmes a vu le film et m’a dit : « Je ne peux pas diffuser ce film, ce n’est pas l’Algérie que je connais »(Le film, qui aborde la campagne du président Bouteflika en 2004, ne sera pas diffusé en France et demeure censuré à ce jour en Algérie – Ndlr) Bon, comment le dire : je suis algérien, j’y vais régulièrement, ma famille aussi, je connais bien ma société.

Ces personnes-là dirigent les chaînes et ont une vision de l’Algérie qu’ils considèrent comme immuable et vraie. Parfois, il y a une intention derrière, et c’est mieux, parce que l’on peut débattre. Parfois, c’est simplement de la bêtise, et alors, c’est très compliqué. En Algérie, c’est un autre système, ils vous font courir des mois pour avoir telle ou telle autorisation. Pour La Chine est encore loin, la sortie simultanée n’a pas été possible, le film a eu sa carrière internationale, puis est sorti en Algérie quatre ans après. C’est comme cela qu’ils ont tué le film pour le public algérien.

Au bout du compte, nous, cinéastes, sommes dans ce grand écart permanent : produire un film avec un système économique européen, tout en gardant la capacité de faire ce que l’on doit pour décrire l’Algérie, telle qu'est est, telle qu'on la voit, nous, les Algériens.

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