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Affaire Tapie : l’arbitrage frauduleux est annulé

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Rebondissement dans l’interminable feuilleton Tapie : dans un arrêt rendu ce mardi 17 février, la cour d’appel de Paris a décidé de réviser l'arbitrage qui avait alloué à Bernard Tapie, au terme d’une sentence controversée rendue le 7 juillet 2008, la somme de 405 millions d’euros d’indemnités, dont 45 millions d’euros au titre du préjudice moral. Jugeant recevable le recours en révision introduit par le Consortium de réalisation (CDR – la structure publique de cantonnement créée en 1995 qui a hérité des actifs douteux du Crédit lyonnais, et qui a reçu en legs la confrontation judiciaire initiée par l’homme d’affaires contre l’ex-banque publique au sujet de la vente par ses soins du groupe de sports Adidas), les magistrats dont donc annulé l'arbitrage.

Le rebondissement est d’autant plus spectaculaire que la cour d’appel accorde au CDR – en clair, à l’État –, une totale victoire judiciaire sur Bernard Tapie. D’abord, l’arrêt « dit le recours en révision recevable pour avoir été introduit dans le délai prévu par l’article 596 du Code de procédure civile » et il « ordonne la rétractation de la sentence arbitrale rendue le 7 juillet 2008 ainsi que des trois sentences du 27 novembre 2008 qui en sont la suite et la conséquence ». Ensuite, il écarte la demande de Bernard Tapie, selon lequel l’arbitrage initial était un arbitrage international – ce qui aurait exigé qu’un nouveau tribunal arbitral soit constitué pour rejuger l’affaire. Estimant qu’il s’agissait d’un arbitrage interne, la cour d’appel estime qu’elle est compétente pour rejuger l’affaire sur le fond. La cour « dit, en conséquence, que le recours en révision formé par les sociétés CDR Créances et CDR-Consortium de réalisation à l’encontre desdites sentences relève du pouvoir juridictionnel de la cour ; dit que l’affaire sera appelée pour plaidoirie sur le fond à l’audience du 29 septembre 2015 à 9h30 ».

Alors que l’on sait désormais depuis des mois que cet arbitrage est entaché de forts soupçons de fraude, cette révision était prévisible. Elle n’en constitue pas moins un séisme, qui va connaître des répliques dans de nombreux domaines.

D’abord dans le cadre de cette procédure civile, puisque le différend commercial, vieux de près de vingt ans, entre le CDR et Bernard Tapie va devoir être rejugé. Puis dans le cadre de la procédure pénale qui se déroule en parallèle, et qui a vu la mise en examen pour « escroquerie en bande organisée » de six protagonistes de l’affaire : Bernard Tapie ; son avocat, Me Maurice Lantourne ; l’ancien directeur de cabinet de Christine Lagarde à Bercy et actuel patron d’Orange, Stéphane Richard ; l’ancien président du CDR, Jean-François Rocchi ; et Bernard Scémama, l’ancien président de l’Établissement public de financement et de restructuration (EPFR – l’établissement public qui contrôle à 100 % le CDR). Puis encore dans le cadre de la procédure devant la Cour de justice de la République (CJR), qui a vu la mise en examen pour négligence de Christine Lagarde, ex-ministre des finances et actuelle directrice générale du Fonds monétaire international (FMI). Et enfin des répliques politiques, puisqu’au cœur de ce scandale, il y a le secret non encore élucidé des relations entre Nicolas Sarkozy et Bernard Tapie et des éventuels services qu’ils se sont mutuellement rendus.

En bref, cet arrêt de la cour d’appel va fonctionner comme une bombe à fragmentation au cours des prochains mois, et il importe d’en analyser toutes les ondes de choc.

D’abord, prenons connaissance de l’arrêt lui-même. Il est possible de le télécharger ici ou de le consulter ci-dessous :

* Pourquoi la cour d’appel a-t-elle décidé de réviser la sentence ?

En droit, il faut que des conditions très particulières soient réunies pour qu’un arbitrage puisse faire l’objet d’un recours en révision. Selon l’article 594 du Code de procédure civile, « le recours en révision n'est ouvert que pour l'une des causes suivantes : 1. S'il se révèle, après le jugement, que la décision a été surprise par la fraude de la partie au profit de laquelle elle a été rendue ; 2. Si, depuis le jugement, il a été recouvré des pièces décisives qui avaient été retenues par le fait d'une autre partie ; 3. S'il a été jugé sur des pièces reconnues ou judiciairement déclarées fausses depuis le jugement ; 4. S'il a été jugé sur des attestations, témoignages ou serments judiciairement déclarés faux depuis le jugement. Dans tous ces cas, le recours n'est recevable que si son auteur n'a pu, sans faute de sa part, faire valoir la cause qu'il invoque avant que la décision ne soit passée en force de chose jugée ».

Grand spécialiste de l'arbitrage, le professeur de droit Thomas Clay a vite expliqué que ces conditions étaient réunies et plaidait en faveur d'un recours en révision. Mais pendant longtemps, il n'a pas été entendu. On se rend compte aujourd'hui que c'était à tort et que beaucoup de temps a été perdu, car c'était bel et bien le cas de figure dans lequel nous nous trouvions.On peut visionner ci-dessous l'analyse de l'arrêt qu'a fait ce mardi soir sur LCI le professeur Clay:

Pour motiver son arrêt, la cour d’appel s’attarde en effet très longuement « sur l’existence de la fraude » et classe les irrégularités déjà avérées en plusieurs catégories. Elle fait d’abord longuement allusion au « mémoire d’honoraires du 6 juillet 1997 », un document comptable mis au jour par le rapport de la Cour des comptes qui révélait un premier lien d’affaires entre l’un des arbitres, Pierre Estoup, et l’avocat de Bernard Tapie, Me Maurice Lantourne.

L’arrêt s’attarde aussi sur « la préparation de l’arbitrage » et relève par exemple ceci : « Considérant qu’alors que le compromis d’arbitrage a été signé le 16 novembre 2007, l’agenda de Monsieur Estoup porte à la date du 30 août 2006 la mention “15h Tapie” ; qu’il a été constaté que le 31 août 2006 un collaborateur du cabinet Friedfranck dont Monsieur Maurice Lantourne était un des associés a rédigé une note à l’intention de Monsieur Tapie, en faveur du recours à un arbitrage (Scellé n°49 doc. 42) puis le 5 septembre 2006 un courrier à Monsieur Estoup accompagné de nombreuses pièces de fond et de procédure extraites du contentieux relatif à la cession Adidas, alors pendant devant la Cour de cassation (Scellé 49 doc n°43), le relevé de diligences établi à cette occasion révélant que cet envoi avait été précédé d’un “point avec ML”; que le 12 septembre 2006, ce même collaborateur au sein du cabinet Friedfranck, dont la fiche de travail mentionne le 8 septembre 2006 “RDV ESTOUP”, a rédigé, au nom de Monsieur Lantourne, une nouvelle note sur le dossier Adidas (scellé 49 doc n°45), le relevé de diligences du même jour de cet avocat énonçant “1;00 Courriers à Me Piwnica, M.Estoup et BT.” ce qui atteste que Monsieur Estoup et Monsieur Bernard Tapie étaient tous deux destinataires de cette note. »

Au nombre des irrégularités qui ont entaché l’arbitrage, la cour d’appel relève aussi « les relations avec les associations de petits porteurs ». Explication : « Considérant qu’outre la proximité précédemment relevée de Monsieur Estoup avec Monsieur Chouraqui, l’un des avocats de Monsieur Tapie, par ailleurs conseil de l’APPAVLA, les courriers des 17 mars 2000 (pièce n°60 D.1690/2) et 23 mars 2000 (pièce n°60 D.1690/8) que Monsieur Lantourne a adressés à Monsieur Estoup, révèlent que ces derniers étaient en contact régulier et que le second a été tenu informé de l’évolution du litige opposant la banque aux actionnaires minoritaires de la CEDP (anciennement BTF) dont les intérêts défendus par l’APPAVLA et son président Jean Bruneau étaient, ainsi qu’il a été dit, étroitement liés à ceux de Monsieur Tapie ; Considérant par ailleurs que si Monsieur Estoup dénie avoir rencontré Monsieur Tapie le 30 août 2006 et reçu les deux notes établies à son intention, son activisme en faveur de la promotion des intérêts de Monsieur Tapie et de ses sociétés se trouve confirmé par le rendez-vous organisé avec Monsieur Cornardeau, président de l’Association des Petits Porteurs Actifs (APPAC) et son conseil Monsieur Frédérik-Carel Caroy (dont les coordonnées téléphoniques ont été retrouvées sur l’agenda 2006 de Monsieur Estoup) lesquels s’ils divergent sur la date de cette rencontre située par l’un en 2004 (pièce n°70 D.1815/4) et par l’autre en 2003 (pièce n°90 D.2101/4), s’accordent sur le but poursuivi par Monsieur Estoup qui était de convaincre l’APPAC d’intervenir au soutien des intérêts de Monsieur Tapie dans son différend avec le Crédit Lyonnais à propos de la vente d’Adidas à laquelle l’APPAC était totalement étrangère. »

Comme on peut le relever dans l’arrêt, la cour s’attarde également sur « la proximité personnelle de l’arbitre Estoup avec Monsieur Tapie », en faisant notamment référence à la dédicace de Bernard Tapie sur un livre offert à Pierre Estoup, ou encore à « l’attitude de Monsieur Estoup au cours de l’arbitrage ».

Dans ce dernier cas, la cour fait notamment ces observations : « Considérant que cette volonté s’évince de plus fort de l’attitude, au cours de l’arbitrage, de Monsieur Estoup qui fort de sa grande pratique de ce mode de règlement des litiges dont il se dit lui-même un “vieux routier” (lettre du 19 janvier 2008 aux co-arbitres (pièce 90 scellé 35) ainsi que de l’autorité attachée à son ancienne qualité de haut magistrat, s’est employé, à seule fin d’orienter la solution de l’arbitrage dans le sens favorable aux intérêts d’une partie, à exercer au sein du tribunal arbitral, un rôle prépondérant et à marginaliser ses co-arbitres poussés à l’effacement par facilité, excès de confiance, parti pris voire incompétence ainsi qu’il résulte de leurs auditions et de la teneur du courrier adressé par l’un d’eux à l’intéressé (pièce ministère public n°38 D.1551). »

Assez curieusement – mais nous aurons l’occasion d’y revenir –, l’arrêt ne cite toutefois que les fautes éventuellement imputables à l’un des trois arbitres, Pierre Estoup, sans jamais faire allusion aux comportements des deux autres arbitres, sur lesquels pèsent aussi des soupçons, et tout particulièrement l’avocat et académicien Jean-Denis Bredin, qui a été dans le passé, à plusieurs reprises, en relation avec Bernard Tapie ou son avocat, Me Lantourne.

Quoi qu’il en soit, les faits évoqués par la cour d’appel sont si nombreux que l’on comprend vite les raisons de sa décision : cet arbitrage a fait l’objet de fraudes d’une ampleur exceptionnelle.

(Pour mémoire, on peut visionner ci-dessous l'édito vidéo réalisé par Mediapart dès le 16 octobre 2008 pour résumer l'affaire Tapie)

* Qui va juger définitivement le différend entre l’ex-Crédit lyonnais et Bernard Tapie ?

Bernard Tapie et ses avocats avaient par avance usé d’un subterfuge pour qu’en cas de révision de l’arbitrage, ce soit un nouveau tribunal arbitral qui soit appelé à rejuger le différend commercial entre le CDR et lui-même au sujet de la vente d’Adidas, survenue en 1993. La loi prévoit en effet, dans ce cas de figure, que la juridiction compétente est un tribunal arbitral, désigné par le tribunal de commerce, s’il s’agit d’un arbitrage international. Mais dans le cas contraire, s’il s’agit d’un arbitrage interne, la loi prévoit que la cour d’appel soit elle-même compétente.

Préférant le secret d’un tribunal privé à la justice publique de la République, Bernard Tapie a par avance introduit une requête devant le tribunal de commerce de Paris, afin qu’un nouveau tribunal arbitral soit éventuellement constitué. Mais le tribunal de commerce a eu la prudence de renvoyer sa décision au lendemain de celle de la cour d’appel en décidant un sursis à statuer.

Sage décision, car la cour d’appel ruine aussi ces derniers espoirs de Bernard Tapie. La cour observe en effet que Bernard Tapie fait certes valoir que le groupe Adidas, au cœur du différend commercial, est une société de droit allemand ; mais elle ajoute tout aussitôt que, pour être qualifié d’arbitrage international, « le litige soumis à l’arbitre doit, indépendamment de la qualité ou de la nationalité des parties, de la qualification qu’elles lui ont donnée, de la loi applicable au fond ou à l’arbitrage, porter sur une opération qui ne se dénoue pas économiquement dans un seul État, une telle opération devant réaliser un transfert de biens, de services, de fonds, de technologie ou de personnel à travers les frontières ».

Et la cour ajoute : « Considérant que ces différends portent sur le dénouement des multiples liens financiers tissés en France entre une banque française et ses clients français et sur les manquements allégués de la première à ses obligations à l’égard des seconds et que leur solution, quelle qu’elle soit, n’emportera pas de flux financier ou de transfert de valeurs au travers des frontières ; international ; que leur arbitrage ne met donc pas en cause les intérêts du commerce ;  qu’il s’ensuit l’arbitrage étant interne, que la voie de la révision est ouverte, conformément aux dispositions de l’article 1491 du Code de procédure civile dans sa rédaction applicable à la date de la sentence, devant la cour d’appel qui eût été compétente pour connaître des autres recours contre la sentence. »

En clair, il s’agit donc bien d’un arbitrage interne et la cour d’appel est bien compétente. Elle a même déjà fixé la date de l’audience sur le fond, au 29 septembre 2015 à 9 h 30.

* Quand elle rejugera l’affaire Adidas sur le fond, à qui la cour d’appel pourrait-elle donner raison ?

L’arrêt de la cour d’appel de Paris a pour effet de replacer les parties en confrontation judiciaire, le CDR d’un côté, Bernard Tapie de l’autre, dans la situation où ils se trouvaient juste avant l’arbitrage.

Or, cette situation était très nettement à l’avantage de l’État et au désavantage de Bernard Tapie. On se souvient en effet que, au début de l’histoire, le différend Adidas/Crédit lyonnais était examiné par la justice de la République. Il avait fait l’objet d’un arrêt, le 30 septembre 2005, de la cour d’appel de Paris. Cet arrêt estimait que le Crédit lyonnais était fautif et il avait alloué 135 millions d’euros de dédommagements à Bernard Tapie – en réalité, l’arrêt comprenait une erreur de calcul et la vraie somme était de 145 millions d’euros, intérêts compris, dont 1 euro seulement au titre du préjudice moral. On était donc très loin des 405 millions d’euros alloués ultérieurement par les arbitres, dont 45 millions d’euros au titre du préjudice moral.

Mais l’affaire est ensuite arrivée devant la Cour de cassation, et par un arrêt en date du 9 octobre 2006, les magistrats avaient partiellement cassé la décision rendue en appel, estimant qu’elle avait été trop avantageuse pour Bernard Tapie.

Pour mémoire, voici cet arrêt de la Cour de cassation, qui va redevenir un texte de référence :

L'arrêt prononçait la cassation sur deux points majeurs. D’abord, il faisait valoir que le Crédit lyonnais et sa filiale, la SDBO, qui avaient organisé la vente d’Adidas, étaient juridiquement deux entités distinctes, et que les faits imputés à l’une ne pouvaient l’être automatiquement à l’autre. Et dans tous les cas de figure, comme le dit le résumé de cet arrêt, « la Cour de cassation ne s’est donc pas prononcée sur l’éventuel préjudice subi par le groupe Tapie, aucune faute n’étant en l’état caractérisée à l’encontre de la SDBO et du Crédit lyonnais ».

La Cour de cassation contredisait aussi la cour d’appel, estimant que nul ne peut se prévaloir de la valeur ultérieure d’une entreprise pour remettre en cause une transaction dont elle a fait l’objet auparavant. En clair, l’argument majeur de Bernard Tapie sur la valeur ultérieure d’Adidas était balayé par la Cour de cassation.

À l’époque, au lendemain de la décision de la plus haute juridiction française, l’État était donc en position judiciairement très avantageuse et avait juste à attendre qu’une cour de renvoi tranche le différend. Il était en fait en passe de gagner. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Bernard Tapie avait demandé à Nicolas Sarkozy de suspendre le cours de la justice ordinaire, pour en appeler à une justice privée et secrète.

L’arbitrage étant annulé, on se retrouve donc dans une situation très proche de celle dans laquelle l’État était au lendemain de l’arrêt de la Cour de cassation du 9 octobre 2006 : le CDR est en passe de gagner sa confrontation judiciaire, car il risque moins que la condamnation de 2005, et peut-être rien du tout.

La situation judiciaire de l’État est même encore plus confortable puisque, à l’époque, la cour d’appel et la Cour de cassation avaient tranché le principal contentieux entre Bernard Tapie et le CDR, mais il en restait sept autres. Or, depuis l’arbitrage, les huit contentieux existants ont été confondus.

* L’arrêt de la cour d’appel peut-il faire l'objet d'un pourvoi en cassatrion ?

La révision de l’arbitrage est définitive. Bernard Tapie ne pourra se pourvoir une dernière fois en cassation que lorsque l’affaire sera rejugée, sur le fond, en septembre prochain, par la cour d’appel de Paris. En clair, on arrive à la fin de ce parcours d’obstacles judiciaire qui a commencé à la fin de l’année 1994. Encore quelques mois, et l’affaire sera close. En tout cas, l’affaire Adidas/Crédit lyonnais, c’est-à-dire la procédure civile…

* Bernard Tapie va-t-il devoir rendre les 405 millions d’euros ? 

En droit, cela ne fait aucun doute : puisque l’arbitrage est cassé par la cour d’appel, il doit rendre les 405 millions d’euros que les arbitres lui ont alloués. Il suffit que le CDR lui notifie par huissier sa volonté de récupérer son dû pour que l'argent soit aussitôt exigible.

Comme nous l’avons raconté dans une enquête en décembre dernier (lire Tapie : 17 millions d’euros placés sous séquestre à Hong Kong), il n’est pas certain, pourtant, que l’État récupère la totalité du magot, car la justice subodore qu’une partie des fonds a trouvé refuge dans des places financières accueillantes.

Dans la foulée de la mise en examen, le 28 juin 2013, de l’ex-homme d’affaires pour « escroquerie en bande organisée », les trois juges d’instruction en charge du scandale de l’arbitrage Adidas-Crédit lyonnais avaient pris des ordonnances pour saisir une partie de ses biens. Dans leur esprit, il s’agissait de mesures conservatoires, de sorte que l’État puisse récupérer tout ou partie des 405 millions alloués à Bernard Tapie au terme de l'arbitrage, s’il se révélait qu’il a été frauduleux.

À l’époque, la saisie avait donc concerné les deux assurances vie souscrites par Bernard Tapie et son épouse. À peine avait-il perçu les 45 millions d’euros qui lui avaient été alloués au titre du préjudice moral, que Bernard Tapie prenait en effet langue avec un banquier dont il est proche, Matthieu Pigasse, le patron de la banque Lazard, et coactionnaire du journal Le Monde. Bernard Tapie avait alors viré la totalité de la somme, dès le 18 septembre 2008, sur un compte ouvert auprès de la banque d’affaires, laquelle a pu souscrire le 2 décembre 2008 pour son client et son épouse des contrats d’assurance vie auprès de Axa Vie France et La Mondiale Partenaire pour un montant global de 36 millions d’euros. Sur ce montant, près de 20 millions d’euros ont donc finalement été saisis.

Les magistrats ont aussi placé sous séquestre les parts sociales que les époux Tapie détiennent dans leur splendide hôtel particulier de la rue des Saints-Pères, à Paris, pour une valorisation de 69 millions d'euros, ainsi que celles de la villa qu’ils ont achetée en 2011 à Saint-Tropez, pour 48 millions d’euros. Les biens professionnels de Bernard Tapie, et notamment sa participation dans le quotidien La Provence, n’ont en revanche pas été placés sous séquestre.

Mais très tôt, la justice française subodore qu’une partie de la fortune de Bernard Tapie est peut-être aussi partie à l’étranger, notamment à Hong Kong, où 17 millions d’euros sont placés sous séquestre à la demande de la justice française. Alors que la Suisse accepte de plus en plus largement de s’ouvrir aux demandes d’entraide internationale judiciaires et fiscales, de grandes fortunes se sont progressivement délocalisées ces dernières années vers Hong Kong, qui avait la réputation d’être une place financière non coopérative.

(Pour mémoire, on peut visionner ci-dessous le débat lors d'une soirée en live sur Mediapart le 25 janvier 2013, consacrée à l'affaire Tapie.)

Ce soupçon de la justice française est d’ailleurs très vite étayé. Comme l’avait révélé Le Parisien le 17 septembre 2013, deux semaines après le placement sous séquestre d’une partie de ses biens, Bernard Tapie a « tenté de transférer 1,8 million d’euros à Hong Kong ». Voici ce que racontait à l’époque le quotidien : « Las, le 23 juillet, Tracfin exerce son droit d'opposition et le 25 juillet, le parquet demande la saisie pénale de ce virement. Pour cette opération, Bernard Tapie a eu recours à un montage complexe. Tout d'abord, il a transféré 2 millions d’euros d'un compte qu'il détient au Danemark par le biais de Saxo Banque vers une de ses sociétés, filiale française du Groupe Bernard Tapie (GBT), la holding de l'homme d'affaires dont le siège est à Bruxelles. Puis Tapie demande à la banque française où est domiciliée cette société de transférer 1,8 million d’euros sur le compte d'une autre filiale de GBT basée à Hong Kong. Problème : la banque française signale ce mouvement à Tracfin, la cellule antiblanchiment du ministère de l'économie. Cette dernière demande immédiatement le blocage de l'opération, les biens de Bernard Tapie étant sous séquestre. »

À l’époque, Bernard Tapie avait contesté cette version de l’histoire. « Faux, archifaux ! avait-il rétorqué au Parisien. Je n'ai jamais cherché à cacher de l'argent à l'administration française. J'ai bien procédé au transfert de 1,8 million d'euros, mais dans le but d'assurer le paiement du personnel de mes filiales à l'étranger. » Il faisait en particulier allusion aux employés de son yacht le Reborn, qu’il dit depuis avoir revendu et qui était à l’époque immatriculé à Singapour.

Nous avons nous-même cherché à joindre Bernard Tapie, en décembre dernier, au sujet de ces 17 millions d’euros qui viennent d’être placés sous séquestre à Hong Kong. Par SMS, il nous a fait cette réponse : « Je n'ai pas d'avoirs à Hong Kong. Nous avons une filiale en Asie qui est détenue à 100 % par Groupe Bernard Tapie Holding qui possède un compte à Hong Kong déclaré et connu des autorités françaises et qui a d'ailleurs été saisi comme l'ont été les comptes de toutes les filiales du groupe !!! » Bernard Tapie nous a aussi proposé d'entrer en contact avec le responsable juridique de son groupe. Plusieurs heures après la mise en ligne de cet article, nous avons pu joindre ce dernier. Selon lui, Bernard Tapie aurait transféré près de 9 millions d'euros sur un compte HSBC, pour « prospecter des investissements locaux » et ce sont seulement ces avoirs de 9 millions d'euros, et non 17, qui auraient fait l'objet d'une saisie. Toujours d'après ce responsable juridique du groupe Tapie, la saisie aurait eu lieu antérieurement à ce que nos sources nous ont indiqué : elle serait intervenue dès août 2013.

Quoi qu’il en soit, si l’État a gagné une bataille judiciaire majeure face à Bernard Tapie, il n’est pas encore au bout de ses peines pour récupérer les 405 millions d’euros de l’arbitrage frauduleux.

Question incidente, mais qui est évidemment importante : que devient le quotidien La Provence, dont Bernard Tapie a récemment fait l’acquisition ? Par ricochet, la cour d’appel en annulant l’arbitrage n’en a-t-il pas fait la propriété de l’État ? On en viendrait presque à sourire, tant les socialistes exècrent de nos jours les nationalisations…

(Pour mémoire, on peut visionner ci-dessous le débat organisé, le 11 février 2013, au théâtre de La Criée à Marseille par Mediapart, en partenariat avec le site d'information Marsactu et le mensuel Le Ravi, sur le thème : « Libérons la presse ».)

* Où en sont les autres procédures ?

Il y a d’abord une procédure en cours devant la Cour de justice de la République, visant Christine Lagarde, mise en examen pour négligences.

Par ailleurs, la procédure pénale suit son cours. Pour l’instant, six personnalités sont toujours mises en examen. Mais de nouveaux rebondissements sont possibles car si l’instruction approche de son terme, elle n’est pas encore totalement terminée.

D’abord d’ultimes confrontations devaient avoir lieu, notamment entre Stéphane Richard, Jean-François Rocchi et Bernard Scemama. Ensuite, les magistrats instructeurs devront aussi apprécier s’ils disposent d’assez d’indices concordants leur permettant de mettre également en examen Claude Guéant.

* La justice est-elle en passe de percer le mystère de l’affaire Tapie ?

Il serait prématuré de le penser. Certes, la justice a fait un immense pas en avant, en procédant aujourd’hui à l’annulation de l’arbitrage sur lequel pesaient tant d’indices de fraude. Mais la manifestation de la vérité n’est encore qu’incomplète. D’abord, comme on le voit dans cet arrêt de la cour d’appel, l’arbitre Pierre Estoup est un possible coupable bien commode. C’est à lui, avec Bernard Tapie et Maurice Lantourne, que risque de se circonscrire, à la fin, la fameuse « bande organisée ».

Du même coup – Mediapart y reviendra dans une nouvelle enquête –, le rôle de certains autres protagonistes de l’affaire semble minimisé. Celui par exemple de l’avocat et académicien Jean-Denis Bredin. Ou de l’avocat du CDR, Me Gilles August, qui dès février 2007 avait des rendez-vous secrets avec Bernard Tapie, l’adversaire… de son client !

C’est donc assurément une bonne chose que l’arbitrage soit annulé, puisqu’il a manifestement été irrégulier. Mais il reste que cet arbitrage présente une singularité hors norme : les plafonds d’indemnisation extravagants en faveur de Bernard Tapie ont été consignés dès le compromis d’arbitrage, c’est-à-dire avant même que les arbitres n’interviennent. Alors, si un complot a été ourdi, il l’a été avant même que l’arbitrage ne commence. Ce secret-là n’est pas encore totalement percé, même si l’on peut faire des hypothèses…

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Fausses antennes GSM pour espionner les gouvernements européens


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