Il est le symbole politique de l’autoritarisme des faibles. Le recours à l’article 49-3 est de ces armes constitutionnelles qui n’existent dans aucune autre démocratie parlementaire. Mais il est une arme à double tranchant. S’il permet de balayer d’un coup la délibération parlementaire pour passer en force, il constitue également le redoutable aveu que le gouvernement qui l’utilise ne dispose plus de majorité parlementaire, donc n’a plus de majorité politique.
En faisant ce choix, pour imposer le projet de loi d’un jeune technocrate-banquier nommé Emmanuel Macron et n’ayant pour toute légitimité politique que d’avoir été conseiller économique à l’Élysée, Manuel Valls sait qu’il engage le quinquennat de François Hollande dans une toute nouvelle histoire.
Arc-bouté sur les institutions de la Ve République, comme l’avait été en son temps Dominique de Villepin, régent de la fin de règne de Jacques Chirac, le gouvernement de Manuel Valls a définitivement largué les amarres, s’émancipant de toute nécessité de construire accords politiques, rassemblements, négociations. En usant de cette arme, il renie toutes les critiques faites depuis des années par les socialistes de ce « bâillon parlementaire » dont dispose à tout moment l’exécutif.
Bienvenue donc dans le pire de la Ve République ! Dans cette forteresse aux ponts-levis maintenant dressés, et qui n’offre plus comme certitude que celle de pouvoir attendre les prochaines échéances électorales. Certes, le système perdure, le président préside, le premier ministre gouverne et Manuel Valls fait du Manuel Valls, au nom d’un soi-disant « intérêt général » dont il se décrète l’exclusif garant. Loin, très loin de la société et des forces politiques qui les ont portés au pouvoir.
Libéré de tout mandat, de tout engagement, surjouant l’autorité pour mieux masquer le vide, l’ivresse solitaire peut un temps se poursuivre en brandissant quelques creux slogans – « l’intérêt des Français », « la nécessité de la réforme », le « nous prenons nos responsabilités », énoncés ce mardi par le premier ministre. Mais au terme de ces formules-rodomontades, la gueule de bois est généralement au rendez-vous, débâcle électorale à la clé.
Le pouvoir le sait bien sûr, avisé qu’il est par les désastres passés de ceux qui utilisèrent l’éteignoir parlementaire. Mais tant Manuel Valls que François Hollande s’estiment aujourd’hui autorisés à ce pari, qu’ils n’auraient sans doute pas pris il y a quelques mois. Car c’est évidemment un contexte politique d’ensemble qui a changé, et à partir duquel le pouvoir pense encore être en mesure de construire le dispositif qui pourrait le sauver en 2017.
Ce contexte a un nom : c’est le fameux « esprit du 11-Janvier », né paraît-il des immenses mobilisations citoyennes qui ont suivi les attentats de Paris. De ce réveil de la société et du pays, deux conclusions pouvaient être tirées, deux démarches engagées. Que le pouvoir s’ouvre à la société, retisse des liens brisés, se montre attentif aux fractures du pays, à ses angles morts, qu’il innove en termes de politiques sociales et s’inspire de cette « politique du care », du « prendre soin » (que Martine Aubry avait d’ailleurs citée dans un entretien à Mediapart et lors de la campagne des primaires).
C’est le second choix qui a été fait par le pouvoir. Celui d’un passage en force et d’une accélération qui, masqués par la classique mise en scène du lien direct avec les Français, permet d’éliminer tous les intermédiaires, partis, syndicats, parlement, majorité.
Manuel Valls l’a clairement signifié, lundi sur RTL puis ce mardi à l’Assemblée, dans un registre qu’il affectionne tout particulièrement, celui du premier ministre fort qui sait assumer son autorité et ne craint pas d’appeler un chat un chat. « Il faut désormais une rupture », a-t-il affirmé sur RTL. Sarkozy avait abusé de la posture. Valls est sur ses talons. Avec ce résultat stupéfiant : nous voici donc en guerre, puisque tel le veut le premier ministre.
Car non content de fracasser sa majorité parlementaire, l’exécutif installe ce pays dans une ambiance de cour de caserne où l’appel à la mobilisation, le « formez les rangs » et le lever des couleurs semblent notre nouvel agenda. Que déclare Manuel Valls lundi matin, en réaction à l’attentat de Copenhague et à la profanation d’un cimetière juif dans le Bas-Rhin ? Le premier ministre proclame la « guerre ». Il faut, assure-t-il, mener désormais « une guerre contre l'islamo-fascisme, à l'extérieur, mais aussi à l'intérieur » du pays, en combattant « le djihadisme ». Et dans le même temps, ajoute-t-il, « il faut que l'islam de France assume, qu'il prenne totalement ses responsabilités, c'est ce que demandent d'ailleurs l'immense majorité de nos compatriotes musulmans ».
En utilisant la formule « islamo-fascisme », Manuel Valls sait qu’il reprend là un terme utilisé la veille par l’UMP Christian Estrosi – il parle lui de « Troisième Guerre mondiale contre l’islamo-fascisme » –, comme il l’est régulièrement par les néoconservateurs de tout crin (de BHL à Pascal Bruckner, en passant par l’inévitable Alain Finkielkraut) et ceux qui assimilent la laïcité à un souverainisme borné. En faisant une fois de plus injonction à « l’islam de France » de « prendre ses responsabilités » (lesquelles ?), il marque du sceau du soupçon la deuxième religion du pays.
Ce discours désormais libéré, décalque presque parfait des néoconservateurs américains de la période post-11-Septembre, se traduit désormais en actes. D’abord sur la scène internationale. La vente de 24 avions Rafale du groupe Dassault et d’une frégate à l’Égypte (pour 5,4 milliards d’euros) n’a pas seulement été vantée comme un succès économique à l’exportation. Elle fut présentée comme un engagement de politique étrangère, Valls et Hollande assurant tous deux combien l’Égypte était un « acteur important de la stabilité régionale » qu’il convenait donc de soutenir.
Pas un mot donc sur le régime dictatorial du maréchal Sissi, parvenu au pouvoir en juillet 2013 à l’issue d’un coup d’État militaire qui a renversé le président Morsi et le pouvoir des Frères musulmans. La répression féroce, les milliers de morts, les dizaines de milliers d’emprisonnements, l’élimination pas seulement des Frères musulmans mais de tous les mouvements démocratiques ont installé l’Égypte dans une dictature qui n’a rien à envier à celle de Moubarak.
Ce bain de sang dans un pays ruiné économiquement ne fait nullement de l’Égypte, comme veut le croire l’Élysée, un médiateur ou régulateur des crises du Moyen-Orient. Bien au contraire, comme l’expliquait à Mediapart l’un des meilleurs spécialistes du pays, Bernard Rougier, « les autorités exercent une répression indiscriminée, avec un arsenal législatif qui se durcit », mais « l’Égypte va rester en situation d’instabilité, presque révolutionnaire. Les conditions actuelles rendent ce retour à l’ordre impossible ». La France choisit donc de livrer à un pays plongé dans le chaos les armements les plus modernes.
Il en est de même du Maroc, avec lequel les retrouvailles ont été fêtées ces derniers jours sans retenue aucune. Là encore, la « coopération des services » dans la lutte contre le terrorisme justifie l’oubli de quelques-unes de ces « valeurs républicaines » toujours brandies par le premier ministre. Samedi, Bernard Cazeneuve, ministre de l’intérieur, annonçait que le patron du contre-espionnage marocain, Abdellatif Hammouchi, serait fait officier de la Légion d’honneur. Le pouvoir distingue ainsi un homme visé en France par trois plaintes pour torture et complicité de torture, et qu’un juge d’instruction français a vainement tenté d’interroger il y a un an…
Le lendemain, deux journalistes de l’agence Première Ligne, qui réalisaient au Maroc un documentaire pour France 3, ont été interpellés et immédiatement expulsés du pays. Le Quai d’Orsay leur faisait savoir, selon leurs témoignages, qu’il n’était pas question pour la diplomatie française d’intervenir.
Engagé dans deux guerres, au Sahel et en Irak, contre les « barbares djihadistes », le pouvoir n’a cessé ces derniers mois de renforcer les capacités militaires engagées. Le débat sur ces buts de guerre, les stratégies politiques à déployer, est soigneusement cadenassé. Seul Dominique de Villepin, bien isolé, continue à dénoncer cette marche aveugle. « Faire un amalgame, identifier l'islam à ces actes barbares et odieux, avoir recours au langage guerrier (guerre au terrorisme) » sont autant d’erreurs, assurait-il dimanche (à regarder ici). L'ancien premier ministre estime qu'« en utilisant les moyens militaires, nous nourrissons le terrorisme ».
Villepin le sait sans doute : il est devenu inaudible, dans son propre camp comme dans les cercles du pouvoir. Comme dans l’Amérique de George Bush au lendemain du 11-Septembre, la rhétorique de « la guerre au terrorisme », alimentée par l’horreur des attentats, a cet autre avantage de museler toute contestation, de dissuader toute interrogation, de reléguer au rang d’états d’âme irresponsables les désaccords. En ce sens, le recours au 49-3 n’est que la déclinaison cohérente, devant les députés, de cet « esprit du 11-Janvier » dévoyé.
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