Face à eux, sept journalistes ont répondu à l’invitation, dont trois venant de médias internationaux (Voice of America, la radio publique suédoise, Vice news). Trois heures durant, les militants associatifs de défense des libertés publiques et de lutte contre les discriminations ont martelé, lors d’une conférence de presse ce vendredi à Paris, leur volonté de « faire cause commune » et de « rassurer face aux peurs qui s’emparent de la population, pour que personne ne cède au repli sur soi ». Sur toutes les lèvres des présents, de la “Quadrature du net” à “La voix des Rroms” en passant par “Stop le contrôle au faciès”, “Urgence notre police assassine” et le “Collectif contre l’islamophobie” (CCIF), le même sentiment : depuis les attentats de Paris, « l’esprit du 11 janvier » correspond à une situation déjà inquiétante avant, mais en pire.
« L’après-Charlie est dans la continuité de la loi de programmation militaire et la loi sur la lutte contre le terrorisme de la fin 2014 », dit ainsi Félix Tréguer, de la Quadrature du net, pour qui « le “Patriot act” était déjà voté ». Lui dénonce une « instrumentalisation sécuritaire des attentats », où le gouvernement « profite d’un contexte de peur » pour « attenter aux libertés numériques ». D’après Tréguer, « le blocage administratif des sites est contournable en un clic » et « l’apologie du terrorisme est largement mobilisé pour des propos imbéciles, mais n’a que très peu d’effet sur les filières djihadistes ». En pensant au projet de loi sur le renseignement, qui devrait arriver au parlement en mars, il s’inquiète enfin d’une philosophie du pouvoir tourné vers « la surveillance de masse », au lieu d’« une surveillance ciblée » et de son contrôle. « On assiste à une contre-réaction, après les progrès réalisés en termes de débat public depuis l’affaire Snowden », dit-il.
À ses côtés, Elsa Ray opine à ses propos. La responsable du Collectif contre l’islamophobie recense les « dérives multiples » survenues contre les musulmans depuis les attentats. « Entre le 7 janvier et le 7 février, détaille-t-elle, les actes islamophobes ont augmenté de 70 % par rapport à l’an dernier à la même époque. » Elle cite le cas de Ahmed, 8 ans, à Nice, de Aymen, 9 ans, à Villers-Cotterêts, et d’une petite fille de 10 ans à Valbonne. « Des affaires de propos maladroits comme peuvent en tenir des enfants de cet âge, et qui auraient dû se régler dans le cadre scolaire. »
Elsa Ray explique aussi avoir beaucoup de retours d’événements où le « soupçon de radicalisation » est utilisé pour régler des disputes de voisinage ou des conflits du travail. « Sur une simple dénonciation, la police vient interpeller les gens à leur domicile, dit-elle. Et à chaque fois, les gens ressortent libres mais on leur oppose un “principe de précaution”. Il s’agit en fait d’une violation des droits fondamentaux, renforcée par un climat général de suspicion, où être musulman suffit à devenir suspect n°1. Si les discours officiels refusent les stigmatisations et les amalgames, on constate le contraire sur le terrain. »
Elle évoque aussi « une quarantaine d’attaques contre des lieux musulmans (mosquées, commerces, écoles) », regrettant que « malgré les demandes réitérées aux préfectures, il n’y ait que des protections sporadiques, essentiellement lors des prières du vendredi ». Enfin, elle pointe la « dizaine d’attaques contre des individus, allant du crachat à la bastonnade », comme pour cette femme voilée à Lillebonne. Elle dit également un mot du meurtre de ce quinquagénaire de 17 coups de couteau dans le Vaucluse, aux cris de « C’est moi ton dieu, c’est moi l’islam ! », qualifié d'acte de schizophrène « avant même que l’expertise psychiatrique ait lieu », dit-elle. « Comme souvent, on remet d’emblée en question le mobile par le biais de la santé mentale, avance-t-elle, quand les terroristes musulmans ont toujours toute leur tête ».
Saïmir Mile, de La voix de Rroms, manie quant à lui l’ironie. « Dans ce contexte, en ce qui nous concerne, tout va bien, puisque rien n’a changé », dit-il en riant. Il profite tout de même du moment pour dénoncer « une unité nationale construite sur des bases idéologiques variables, et contre certains types de populations. En gros, la Nation se construit entre les braves gens, respectés par la police, face aux nomades et aux sauvages ». Il rebondit aussi sur ce « principe de précaution » dont se prévalent les forces de l’ordre, en estimant qu’il « est surtout utilisé quand on a une gueule particulière ». Lui aussi cite des « faits divers » dont les médias nationaux ne font guère de gorges chaudes, comme l’intervention musclée de la Bac dans un campement à Villeneuve-d’Ascq dimanche dernier, ou la récente agression de Raymond Gurême, 89 ans, à Saint-Germain-lès-Arpajon.
Il s’interroge enfin sur la liberté d’expression, ramenant le concept aux propos de Manuel Valls sur les Rroms « ayant vocation à rentrer en Roumanie », et que ni la CJR ni le Tribunal de grande instance n’ont l’intention de juger, malgré les plaintes. « Au contraire, la sanction politique à ces propos a été de le hisser de Beauvau à Matignon », soupire-t-il, tout en indiquant sa volonté de « poursuivre cette affaire devant la CEDH s’il le faut ». Il conclut : « Nous, on ne se construit pas dans la haine, mais dans l’alerte. Et nous disons “attention !” aux citoyens français, car en ce moment c’est nous et les musulmans, mais bientôt ça en sera d’autres… »
Pour Amal Bentounsi, responsable du collectif Urgence notre police assassine, « le constat est très dur pour nous ». Au moment de la tuerie à Charlie Hebdo, rappelle-t-elle, « nous étions en conférence de presse à Joué-lès-Tours pour remettre en cause la version policière de la mort de Bertrand Nzohabonayo. Pour une fois, beaucoup de médias avaient répondu présent, et dans la foulée de la mort de Rémi Fraisse à Sivens, les violences policières devenaient un vrai sujet médiatique… » Et finalement, personne n’a relayé la conférence de presse (Mediapart compris), même si le site local La Rotative suit encore l’affaire.
Elle-même sœur d’un jeune homme tué d’une balle dans le dos lors d’une interpellation qui a dégénéré, Amal Bentounsi raconte combien chez les habitants « la tétanie a remplacé la colère de d’habitude », et combien « le climat terroriste a paralysé toute la ville ». Elle raconte aussi que la préfecture « interdit les rassemblements » (lire ici) que son collectif cherche à organiser à Joué-lès-Tours, « pour relancer des appels à témoin ». Ou encore ne parvient pas à démêler le « flou judiciaire » qui entoure la procédure entamée par la famille.
Elle dit être « désemparée et démunie », ne comprend pas « les applaudissements des policiers à la manif » alors que le syndicat Alliance avait exigé il y a un an « l’arrêt des protections à Charlie Hebdo ». « Le lendemain de l’attentat à Charlie Hebdo, les RG m’ont appelée pour me demander ce que j’en pensais…, raconte-t-elle. Déjà qu’on n’était pas entendus avant, alors maintenant… Il faut faire attention à ce qu’on dit, car on sent qu’on peut être poursuivis à tout moment. » À l’évocation de l’affiche vantant le « nouvel ami » de la police municipale à Béziers (un revolver), elle retient des sanglots, puis craque. « Ce "nouvel ami" a tué mon frère… » Elle redoute enfin que « les policiers aient désormais carte blanche » et estime que « les comportements policiers peuvent susciter des passages à l’actes, peuvent créer des monstres en sommeil ».
Elsa Ray du CCIF enchaîne en citant le père du petit Aymen, qui lui a dit : « Aujourd’hui il avale la pilule, mais comment va-t-il la recracher à 15 ans ? » Elle raconte aussi l’inquiétude d’une maman voilée interdite de sortie scolaire, « devant son enfant qui s’est ensuite tapé la tête contre les murs plusieurs jours de suite ». Un point de vue que partage Sihame Assbague, porte-parole du collectif Stop le contrôle au faciès, qui note que « le tournant dans la vie d’Amedy Coulibaly correspond à la mort de son meilleur ami, tué à l’issue d’un cambriolage ». Elle considère que « ce qu’on dénonçait avant existe malheureusement toujours » et explique que « paradoxalement, depuis les attentats, on reçoit de moins en moins de signalements, mais de plus en plus concernent les contrôles d’identité abusifs liés au foulard ou à la barbe ».
Selon elle aussi, « c’est comme si un blanc-seing avait été accordé à l’institution policière, comme si la suspicion de terrorisme pouvait légitimer toutes les actions ». Elle ajoute : « Beaucoup d’habitants des quartiers populaires ont peur et préfèrent se taire, par crainte de représailles. » Elle remarque que le processus habituel succédant à une violence policière s’est retrouvé avec le cas d’Ahmed, l’enfant de 8 ans de Nice : « Disqualification de la famille, criminalisation de la victime et de son environnement, défense sans faille de l’institution et relais de la version officielle des syndicats. »
L’« après-Charlie » est aussi défini comme « difficile » pour les militants de la lutte contre l’islamophobie. « Avant, on nous disait qu’on faisait le jeu du FN, désormais on fait le jeu des terroristes », se désole Sihame Assbague. « Parler d’islamophobie, ce serait désormais faire le lit du wahhabisme, de l’islamisme, du djihadisme et de plein d’autres trucs en “ismes” », renchérit Elsa Ray.
Pour autant, outre leur volonté de rester « plus mobilisés que jamais » et leur désir de « continuer à élargir (leurs) combats à toujours plus d’autres collectifs », ces militants n’ont pas vu les quelques ponts construits avec les pouvoirs publics rompus. « On a toujours plein de contacts avec des députés, des maires et des cabinets ministériels, dit Assbague. Mais toutes nos propositions les laissent froids. On leur parle de l’urgence à expérimenter le récépissé de contrôle d’identité, mais ils considèrent que ce n’est pas le sujet. Ils préféreraient sans doute qu’on leur propose une caravane d’information dans les quartiers ou une petite main “Touche pas à ma république”… » « C’est vraiment dommage, conclut-elle, car on sait très bien qu’on ne s’en sortira pas autrement qu’en collaborant, mais on ne nous écoute pas plus qu'on ne nous comprend. »
Alors, tous ces militants réunis entendent s’« atteler à leurs tâches avec plus de ferveur encore », et parlent de leurs actions à venir. De la campagne "#stopautoritarisme" de la quadrature (raillant le "#stopdjihadisme" du gouvernement) ou de leurs recours devant le conseil d’État sur le blocage administratif des sites. D’un “rassemblement-appel à témoins” au Havre après la mort mi-décembre d’un homme ayant agressé un policier avec un couteau. Du procès, du 16 au 20 mars, autour de la mort de Zyed et Bouna, les deux jeunes morts dans un transformateur électrique à Clichy-sous-Bois. De la « manifestation unitaire contre les racismes », qui partira de Barbès le 21 mars.
Ou encore de l’appel, le 25 février, du procès de treize citoyens victimes de contrôle au faciès contre l’État (lire ici notre reportage en première instance). Un procès où le défenseur des droits, Jacques Toubon, a proposé que son avocat vienne plaider aux côtés des plaignants. Une initiative, ajoutée à sa récente prise de position sur le sujet, qui rend l’homme très populaire chez les responsables présents. « Je regrette d’avoir signé la pétition contre sa nomination », dit en souriant Saïmir Mile. « On en est là, dit Sihame Assbague, à féliciter un ancien garde des Sceaux de droite. »
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