Comme nous l’avons indiqué en présentant les trois premiers volets de cette série, Arnaud Montebourg a cédé à notre insistance et accepté de remettre à Mediapart les quatre notes, longues et détaillées, qu’il a, de proche en proche, remises confidentiellement à François Hollande du temps où il était encore ministre du redressement productif puis de l’économie, pour tenter de le convaincre de changer sa politique économique et européenne, et de tourner le dos aux politiques d’austérité.
Après avoir rendu publiques la première de ces notes, en date du 11 septembre 2012 (lire 2012-2014 : les notes secrètes de Montebourg à Hollande), puis la deuxième, en date du 29 avril 2013 (lire Quand Montebourg plaidait pour « une grande explication avec l'Allemagne »), et enfin la troisième, en date du 31 janvier 2014 (lire Quand Montebourg expliquait à Hollande comment créer 1,5 million d’emplois), qui témoignent toutes les trois de très vifs désaccords dans les sommets du pouvoir socialiste, jusque-là tenus secrets, dès les débuts du quinquennat de François Hollande, nous publions aujourd’hui la quatrième de ces notes, qui apporte un nouvel éclairage sur le fossé qui séparait, même s’il n’était pas encore apparent, le chef de l’État et le ministre du redressement productif.
Cette quatrième note, la voici. Il est possible de la télécharger ici ou de la consulter ci-dessous.
Beaucoup plus court que les précédents, ne comprenant que quatre pages, ce texte n’est en vérité pas une note, mais une lettre. Et elle est surtout écrite dans un contexte politique très particulier. Cette lettre est en effet datée du « dimanche 30 mars 2014 au matin », c’est-à-dire une semaine après le premier tour des élections municipales, qui a été un échec cuisant pour le Parti socialiste et le gouvernement, et quelques heures seulement avant les résultats du second tour, qui va tourner en débâcle historique pour les socialistes.
À l’heure où il prend la plume, Arnaud Montebourg ne sait pas encore avec précision que le Parti socialiste va connaître le soir même l’une des défaites les plus graves de son histoire, avec à la clef la perte de plus de 150 villes de plus de 9 000 habitants, parmi lesquelles des bastions historiques comme Toulouse ou Limoges ; ou une progression spectaculaire du Front national, qui fait jeu égal avec le PS à Marseille et qui rafle des villes comme Béziers, Fréjus, Villers-Cotterêts, Beaucaire ou encore Hayange.
Mais il a toutes les raisons de le pressentir car nul n’ignore, à quelques heures des résultats, la gravité des événements qui se profilent. Et la lettre d’Arnaud Montebourg est marquée de cette inquiétude. Le ministre du redressement productif écrit donc au chef de l’État pour le presser une nouvelle fois de changer de politique économique et le prévenir, de manière certes courtoise mais ferme, qu’il ne faut pas compter sur lui pour rester dans le prochain gouvernement si ce changement de cap n’est pas décidé.
Des quatre notes d'Arnaud Montebourg que nous révélons, celle-ci est donc la plus importante. Car elle résume les propositions de réorientation de la politique économique qui parcouraient les trois notes précédentes, mais elle révèle un épisode clef, jusque-là mal connu, du quinquennat de François Hollande: par cette lettre secrète, Arnaud Montebourg pose ses conditions pour entrer au gouvernement de Manuel Valls – qui a lui-même connaissance de cette missive. Et la lettre éclaire aussi rétrospectivement les conditions dans lesquelles la rupture du mois d'août suivant surviendra: Arnaud Montebourg qui quitte alors le gouvernement, à l'occasion du remaniement suscité par son discours de Frangy-en-Bresse (Saône-et-Loire), considèrera qu'il n'a fait que défendre le nouveau cap contenu dans cette lettre du 30 mars, lettre sur la base de laquelle il avait été nommé ministre de l'économie.
Bien dans le style d’Arnaud Montebourg, la lettre à François Hollande commence, en exergue, par une citation de saint Augustin : « La crainte de perdre ce que l'on a nous empêche d'atteindre ce que l'on est. » Ce qui peut sans doute se traduire de manière moins aimable de la manière suivante : conservateur et conformiste, le gouvernement a perdu son âme… socialiste !
Soit dit en passant, cette citation a une petite histoire. Quittant Bercy, le 25 août 2014, Arnaud Montebourg fait un discours d’adieu, truffé de citations de grands auteurs, citant pêle-mêle Cincinnatus et de nouveau… saint Augustin. Mais ce jour-là, le ministre qui va bientôt ne plus l’être se fait taper sur les doigts par Le Figaro qui établit le caractère très approximatif de la citation du philosophe berbère. La fameuse citation n’apparaît en effet que dans la fiche Wikipédia de saint Augustin, mais selon le quotidien, ce n’est pas une citation exacte ; ce n’est en fait qu’un résumé de l'exégèse de la pensée du saint faite par la philosophe Hannah Arendt dans son livre, Le Concept d'amour chez Augustin (Payot, 1999).
Quoi qu’il en soit, le début de la lettre est ensuite très courtois : Arnaud Montebourg s’applique à rappeler au chef de l’État que, même en désaccord avec l’orientation économique impulsée depuis l’été 2012, il n’en a pas moins été un bon petit soldat, s’appliquant pour le domaine dont il avait la charge, celui de l’industrie, à assumer son office, pour que des pans entiers de notre économie ne soient pas engloutis sous le raz-de-marée des plans sociaux et de la mauvaise conjoncture.
Mais ce préambule étant fait, le ministre entre dans le vif de son sujet : « Nous sommes arrivés à un moment où je crois nécessaire – après des élections municipales qui ont donné la parole aux Français et qui s’en sont vigoureusement saisis – de nous interroger en liberté de conscience sur la force et la pertinence des orientations décidées pour notre pays. » Et faisant allusion aux notes précédentes, il ajoute : « Je vous ai – déjà à plusieurs reprises – fait part de ma vision personnelle de la nécessaire rupture qu’il nous faut accomplir sous votre autorité dans l’intérêt à la fois de notre pays et de l’idéal que nous portons ensemble. Ce changement profond que j’appelle de mes vœux doit avant tout concerner les grandes orientations économiques prises par notre pays, qui sont à l’origine de la grave perte de confiance dans leurs chefs que les Français expriment durement. »
« Rupture », « changement profond » : le ton de la lettre est donnée. Alors que dans les notes précédentes, Arnaud Montebourg plaidait pour des ajustements ou des infléchissements, il se montre désormais plus pressant, soulignant que la sanction des électeurs invite à un sursaut.
Soulignant que la croissance est en train de revenir un peu partout dans le monde, sauf en Europe, où les économies étouffent du fait des politiques d’austérité, Arnaud Montebourg invite donc François Hollande à observer qu’il a foulé au pied ce qui était l’un de ses principaux engagements de campagne : « Est-il permis de rappeler que nous avions promis aux Français une réorientation de l’Europe qui n’est jamais venue ni dans les discours ni dans les actes ? » L’accusation est grave, et elle est ponctuée de ces autres remarques : « Pour gagner la bataille de l’emploi, il n’est pas d’autre choix que de combattre l’austérité obsessionnelle de la Commission, et imposer avec nos alliés et amis européens une politique européenne de croissance. »
La charge contre la Commission se prolonge ensuite par une charge contre la politique économique qui est suivie en France. Et la courtoisie du ton ne doit pas faire illusion : le ministre dresse alors un réquisitoire extrêmement sévère du cap choisi par François Hollande – un réquisitoire que ne renierait sans doute pas un Jean-Luc Mélenchon ou tout autre leader de la gauche de la gauche. Il faut donc lire ces passages avec attention, car ils résument en fait tous les désaccords qui se sont accumulés entre Arnaud Montebourg et François Hollande.
« Améliorer la rentabilité de nos entreprises ne peut pas marcher avec une politique de rétablissement dogmatique des comptes publics qui assèche le pouvoir d’achat des ménages, dégarnit les carnets de commandes de nos entreprises et alimente la récession européenne, écrit-il. En outre, l’expérience de rétablissement des comptes publics dans de nombreux pays européens montre que pour régler rapidement la dette publique, il est nécessaire de disposer d’inflation raisonnable et de croissance. Or les dogmes politiques européens austéritaires conduisent rigoureusement à l’inverse, à la déflation et la récession, lesquelles empêchent cette politique de rétablissement des comptes publics d’avoir le moindre résultat. C’est malheureusement le chemin que prend notre pays, si les recommandations de la Commission européenne n’étaient pas vigoureusement combattues : nous subirions alors à la fois la hausse non interrompue du chômage et l’échec sur les déficits et la dette. »
Et ces constats sont ponctués de cette formidable interpellation : « Nous aurions donc l’inconvénient de cumuler le déshonneur de passer pour de mauvais gestionnaires des comptes publics avec la responsabilité d’avoir fait bondir le chômage dans des proportions inouïes. Peut-on cumuler, par crainte excessive de Bruxelles, le naufrage économique programmé pour la France et la tragédie politique de l’élimination de la gauche de la carte électorale pour ses erreurs de jugements ? »
Arnaud Montebourg presse donc François Hollande de mettre en œuvre la réorientation économique qu’il lui a proposée dans ses notes antérieures, et notamment dans la troisième, en date du 31 janvier 2014 (lire Quand Montebourg expliquait à Holnade comment créer 1,5 million d’emplois), dans laquelle il lui recommandait de prendre pour fil conducteur de la politique économique une règle dite des trois tiers : « Ces propositions consistent en un redéploiement des efforts des Français dans une règle juste et équilibrée des trois tiers : un tiers reviendrait au pouvoir d’achat des ménages, un tiers à la compétitivité de nos entreprises et un dernier tiers reviendrait à la réduction de nos déficits garantissant ainsi notre sérieux budgétaire. »
Insistant sur le fait que ces propositions reflètent « ce qu’ont demandé les Français dans leur vote », dès le premier tour de ces élections municipales, il en vient aussi à ce qui est, en fait, l’objet de cette lettre : il prévient le chef de l’État qu’il ne restera pas dans le prochain gouvernement, si ces propositions ne sont pas retenues : « Vous l’avez compris, au total, elles sont la conditions sine qua non de l’utilité de mon travail au redressement industriel du pays. »
Toute la fin de la lettre est à l’avenant : Arnaud Montebourg prévient, en termes très polis mais sans ambiguïté, que si cette réorientation n’est pas décidée, ce sera… sans lui !
« Comment pourrais-je continuer dans ma mission difficile alors que les efforts que mon équipe, mon administration et moi-même accomplissons pour sauver l’industrie et faire naître une nouvelle France industrielle sont et seront contredits et découragés sans cesse par les décisions économiques et fiscales qui épuisent l’économie et les entreprises, décisions prises jusqu’à présent hors de toutes délibérations collectives et dans le refus obstiné de la collégialité gouvernementale. (…) Telles sont les raisons pour lesquelles je vous demande instamment de faire mouvement sur les choix cruciaux de politique économique. (…) J’attends avec espoir que vous vous déclarerez prêt à ouvrir vos décisions vers ces nouveaux horizons qui feront avec moi espérer à nouveau les Français. »
On connaît donc la suite. Dès le lendemain, le lundi 1er avril, Jean-Marc Ayrault présente la démission de son gouvernement. Et aussitôt, François Hollande désigne Manuel Valls comme nouveau premier ministre et le charge de constituer le prochain gouvernement, gouvernement dans lequel Arnaud Montebourg devient ministre de l’économie.
Cela suggère-t-il que François Hollande a finalement décidé de « faire mouvement » comme l’y en presse depuis si longtemps l’auteur de ces notes ? Et cela signifie-t-il que le nouveau premier ministre, Manuel Valls, qui a lui-même appelé Arnaud Montebourg au téléphone pour lui annoncer le portefeuille stratégique qu’on lui proposait à Bercy, était lui-même d’accord avec cette réorientation ? Un accord avait-il même était scellé en ce sens entre Manuel Valls et Arnaud Montebourg ?
À l’époque, c’est ce que croit le nouveau ministre de l’économie – ou ce qu’il fait mine de croire ? En tout cas, l’équivoque ne dure pas longtemps. Très vite, François Hollande fait comprendre qu’il n’a pas la volonté de changer le moins du monde le cap de sa politique économique. Et dans le courant du mois d’août suivant, Manuel Valls fait grief à Arnaud Montebourg d’avoir tenu en public, à Frangy-en-Brie, des propos assez proches de ceux, exprimés en privé, de cette lettre au chef de l’État. Présentant la démission de son gouvernement, il est aussitôt chargé d’en constituer un autre dont ne font partie, ni Arnaud Montebourg, ni Aurélie Filippetti, ni Benoît Hamon.
Avec le recul, cette lettre du 30 mars 2014 prend donc un très fort relief : quand il est nommé, le 2 avril 2014, ministre de l'économie, Arnaud Montebourg peut considérer qu'il a pour mission de mettre en oeuvre cet infléchissement de la politique économique. Et par anticipation, cette lettre expose les raisons du divorce qui surviendra cinq mois plus tard...
À suivre : Ce que révèlent ces quatre notes, avec les explications d'Arnaud Montebourg.
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