Lille, de notre envoyée spéciale.- Il rit, s’autorise quelques bons mots, désamorce les embûches avec aisance. À son troisième jour d’audition au procès du Carlton, Dominique Strauss-Kahn sait qu’il ne reste plus grand-chose des thèses des trois juges d’instruction qui l’ont renvoyé devant le tribunal correctionnel de Lille pour proxénétisme aggravé en réunion.
Dans leur ordonnance de renvoi de juillet 2013, les juges d’instruction rappelaient qu’« en droit pénal l’infraction de proxénétisme excède largement l’acception commune du mot proxénétisme ». Le proxénétisme n’est pas seulement le fait de tirer un profit financier de la prostitution, mais également « l’aide, l’assistance, ou la protection de la prostitution d’autrui, l’embauche, l’entraînement d’une personne en vue de la prostitution, la mise à disposition de locaux privés ou de règlement de chambre d’hôtel ou encore le fait d’avoir été l’instigateur ou d’avoir aidé à l’organisation d’un réseau de prostitution ».
Pour que l’infraction soit constituée, il ne suffit pas de prouver que Dominique Strauss-Kahn ne pouvait ignorer la qualité de prostituées des femmes rémunérées, à son insu, par ses amis entrepreneurs. Ce qui n’est déjà pas gagné : mercredi DSK a démonté la « fausse logique » qui voudrait que « c’est de l’abattage, donc c’étaient des prostituées ».
Encore faut-il donc « un acte matériel positif », comme « la mise à disposition de locaux privés ». Selon la thèse des juges d’instruction, DSK a franchi le pas avec son appartement de la rue d’Iéna, à Paris, loué sous un prête-nom jusqu’en juin 2009 et où il a reçu des prostituées. Second élément : les textos échangés avec son ami Fabrice Paszkowski prouvent, toujours selon l'accusation, que DSK était l’« instigateur des soirées » et « le pivot central et le principal bénéficiaire, parfois exclusif, de ces rencontres sexuelles » qui « s’organisaient en fonction de lui ».
Mercredi matin, cette thèse s’est écroulée comme un château de cartes. Pour la forme, le président du tribunal a lu une sélection des 35 textos échangés entre avril 2009 et février 2011 à propos des rencontres sexuelles. Il y est question de « boîte coquine », de « matériel », de « délégation de copines », des « filles de Bruxelles », des « meilleures candidatures », de « tester » de « très belles et nouvelles choses ». Au passage, le président et DSK échangent sur les mérites comparés des SMS et des coups de fil.
« On a l’impression que Fabrice se soumet à votre bon vouloir », remarque tout de même le président Bernard Lemaire. Avant une soirée à l’hôtel Murano, en juin 2009, DSK s’enquiert : « Ça marche pour le 22 après-midi, il y aura qui ? » « Alors qui tu auras dans tes bagages ? », demande-t-il encore lors de l’organisation d’un déplacement à Washington. Dominique Strauss-Kahn rit. « Il faut voir le paysage de l’ensemble de ces déplacements, rappelle-t-il. J’ai passé trois ans à Washington, j’ai beaucoup d’amis qui sont venus me voir. Les voyages de Fabrice et d’amis du Nord faisaient partie de cela. Comme je n’étais à Washington qu’une semaine sur deux, il fallait qu’on s’organise. Ça ne veut pas dire que c’est moi qui sollicite, je ne sollicitais rien, j’avais trop de visites ! »
Mais après l’accusation d'agression sexuelle au Sofitel aux États-Unis en mai 2011, ces rencontres sexuelles s’arrêtent net. « Vous auriez pu continuer ces soirées sans lui ? », demande le président du tribunal. Fabrice Paszkowski hésite, finit par lâcher que d’« autres soirées étaient organisées sans lui » sans pouvoir citer d’exemple. DSK, « c’était l’attraction, un peu le cadeau », reconnaît-il. Sans grande conviction, Bernard Lemaire relève que durant l’instruction DSK a employé le terme de « commerce sexuel ». « On ne devrait pas employer des termes dont l’acception est datée, s’amuse l’ancien professeur d’économie. J’ai employé commerce dans le sens de relation, ce qui est l’acception ancienne. »
Le cas de l’appartement de la rue d’Iéna, qui occupait sept pages dans l’ordonnance de renvoi détaillant l’« omerta » autour des conclusions du bail et du paiement des loyers, est lui expédié par le tribunal en moins de dix minutes. « Je ne comprends pas que ça ait fait une telle affaire, ça reflète le peu de compétences de ceux qui s’y sont penchés, balaie DSK. Je suis un homme politique, j’étais marié. J'ai besoin d'un endroit pour des rencontres politiques discrètes et aussi pour recevoir des jeunes femmes. Je ne voulais pas que le bail apparaisse à mon nom, j’ai demandé à un ami de le prendre à son nom. » Il se permet même une boutade : « Tout ça est d’une simplicité biblique, dirais-je, si l'expression n’avait pas un double sens. »
S’il a menti durant sa garde à vue de février 2012 sur le fait qu’il était le véritable locataire de cette garçonnière, c’est parce qu’il était « toujours marié à ce moment-là », assure-t-il. Après l’affaire du Sofitel puis les accusations de Tristane Banon, qui ont déjà exposé à la face du monde entier ses pratiques sexuelles, la réponse est discutable. Mais le tribunal ne s'attarde pas. Et Me Frédérique Baulieu, l’une de ses trois avocates, achève l’instruction en remarquant que l’ordonnance de renvoi se montre très imprécise – « courant 2008 » – sur l’époque des rencontres sexuelles dans cet appartement.
En face de l'ancien patron du FMI, il n’y a personne pour porter l’accusation. Le parquet, qui avait requis un non-lieu, est aux abonnés absents. Et Me David Lepidi, avocat d’une association partie civile, se perd dans ses questions au point d’agacer le tribunal. L’affaire paraît en revanche nettement plus mal engagée pour les 13 autres prévenus, que ni le tribunal, ni les procureurs n’ont épargné.
Reste un profond malaise devant la violence des relations sexuelles décrite par les prostituées et leur souffrance. Prostitution dont DSK a à plusieurs reprises répété son « horreur »et qu’il n’aurait pas repérée. Un malaise qu’un vieux monsieur aux cheveux blancs a su exprimer ce jeudi midi.
« Il y a un sentiment de honte globale dans cette salle », a déclaré Bernard Lemettre, 78 ans, diacre et délégué régional du mouvement le Nid, qui lutte contre la prostitution. « Bien sûr des parties civiles, que j'accompagne, mais aussi des personnes traduites devant ce tribunal même s'ils ont beaucoup de mal à le dire. Chacun ressent que ce n’est pas une fierté, que la prostitution et le mal qui l’accompagne, la traite des êtres humains, sont incompatibles avec la dignité de la personne humaine. La honte, c'est aussi le sentiment de ceux qui disent "je ne voulais pas savoir". »
Ce militant de terrain, engagé depuis 40 ans dans un combat abolitionniste, parle sans fard : « Un corps de femme, ce n'est pas fait pour être pénétré cinq, six, dix fois par jour. Ce n'est pas cela une femme. » C’est lui que Jade est venue trouver en novembre 2011 pour l’aider à sortir de ce « tombeau ». Lui qui a « trouvé les mots justes » pour parler à ses enfants quinze jours avant le procès. Le vieil homme décrit « un système qui est une mort sociale ». « Il faut décoder que quand une prostituée dit "J’ai choisi", derrière il y a quelqu’un qui pleure, estime Bernard Lemettre. Il faudra vivre avec cette douleur d’un corps qui a été pénétré, qui ne vous appartient plus. »
A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Mettre à jour le microcode de son CPU sous Debian