Amiens, de notre envoyée spéciale.- « Sous couvert d’empathie, de tolérance, on a laissé s’installer des situations qu’on n'aurait jamais dû accepter », affirme tout de go Béatrice (lire la boîte noire de cet article), directrice d’école maternelle à Amiens-Nord, lorsqu’on évoque le nouvel engouement du gouvernement pour la laïcité. Au cœur du « plan de mobilisation de l’école autour des valeurs de la République », décrété au lendemain des attentats de Paris, la laïcité a été mise en avant comme la valeur refuge d’une société française encore sous le choc. « Tout commence par la laïcité », a ainsi martelé François Hollande lors de sa dernière conférence de presse.
Dans cette école maternelle située à Amiens-Nord, au cœur d’un quartier présentant toutes les caractéristiques du ghetto urbain et qui a été le théâtre d’émeutes urbaines voilà deux ans, ce discours va droit au cœur de la directrice. Rencontrée à l'époque pour parler de la réforme des rythmes scolaires, elle avait évoqué des tensions parfois quotidiennes avec les familles sur les questions de religion et avait regretté que la presse s’y intéresse si peu.
«Je passe mon temps à discuter avec des parents qui s’inquiètent de la présence d’alcool dans la galette des rois, d’autres de la composition des bonbons distribués lors des anniversaires… J’ai parfois l’impression que tout mon temps avec les parents y est englouti», assure cette directrice nommée depuis huit ans dans ce quartier classé zone de sécurité prioritaire (ZSP) après les émeutes de juillet 2012. Émeutes au cours desquelles l’école maternelle voisine avait été incendiée.
Le quartier a retrouvé de la sérénité, affirme-t-elle, mais le repli religieux guette, en particulier au sein de l’importante communauté musulmane qui y réside, la plupart des familles étant issues de la même région du Maroc. « L’autre jour, une maman est encore venue me demander si on utilisait des bouillons Knorr dans l’eau de cuisson, parce qu’il y a du porc. Là, j’ai explosé et lui ai dit que je n’avais vraiment pas le temps de me pencher sur la composition de l’eau de cuisson des haricots et que, d’ailleurs, la cantine n’était pas obligatoire ! », raconte Béatrice qui reconnaît par ailleurs friser le surmenage, elle qui n’a qu’une journée de décharge par semaine pour s’occuper de faire tourner l’école.
Certains parents ont récemment refusé que leurs enfants participent aux anniversaires organisés par l’école : «Une maman m’a dit que c’était du paganisme !», s’étrangle-t-elle. D’autres, une petite minorité, n’acceptent pas non plus que leur enfant soit pris en photo.
De l’avis des enseignantes de l’école, les récents attentats de Paris ont créé un climat de gêne diffuse avec les parents. « On a senti un vrai malaise dans les jours qui ont suivi. Très peu de parents nous en ont parlé », rapporte la directrice d’école maternelle qui décrit une équipe enseignante « très choquée par les événements ». La fresque réalisée par les enfants en hommage aux victimes affichée à l’entrée de l’école n’a suscité aucun commentaire, aucune remarque, au grand dam de la directrice.
« Une maman musulmane est venue me voir pour me dire : "Mais qu’est-ce que vous allez penser de nous ? C’est pas ça l’Islam." Je lui ai dit que je ne faisais évidemment pas d’amalgame. J’ai quand même ajouté que si elles n’étaient pas d’accord avec ce qui s’était passé, il fallait qu’elles le disent haut et fort », raconte une enseignante qui, comme toutes ses collègues, habite à Amiens-Sud. Un autre monde. « Une maman m’a aussi confié qu’elle avait peur de la montée du racisme, peur pour ses enfants », ajoute-t-elle.
L’an dernier, la polémique sur les ABCD de l’égalité – ce programme destiné à promouvoir l’égalité filles-garçons à l’école – a viré ici au psychodrame et a sans doute laissé quelques traces dans la relation de certaines familles avec l’école. « Dix-huit mamans sont venues me voir en me montrant ces SMS délirants qui expliquaient que l’école allait apprendre à leurs enfants à se masturber », se souvient la directrice. Et le jour de la première journée de retrait de l’école, à l’appel du mouvement de Farida Belghoul, beaucoup d’enfants ont manqué à l’appel.
Après moult discussions avec les familles, une réunion a été organisée pour déminer les choses. « L’ambiance était électrique », se rappelle une enseignante. Si dans l’ensemble la confiance a pu être rétablie, dans les semaines qui ont suivi, quatre enfants – trois en élémentaire, un en maternelle – ont été définitivement retirés de l’école par leurs familles. « Ils ont d’abord été inscrits dans l’école privée catholique et sont aujourd’hui scolarisés à domicile », regrette la directrice.
Ici, les mères voilées – une majorité dans l’école – n’ont jamais été interdites de sorties scolaires, par pragmatisme assure la directrice,. Mais alors que certaines écoles d’Amiens-Sud les excluaient, la question est revenue comme un boomerang dans l’école. « Lors d’une sortie, il n’y avait ce jour-là que des mamans non voilées pour accompagner les enfants, c’était un hasard, elles avaient dû se proposer plus tôt, mais plusieurs mamans voilées sont venues ensuite m’interpeller », soupire Béatrice.
À l’école élémentaire voisine, qui accueille donc les mêmes familles, le directeur a un tout autre discours. « Dans l’ensemble, les choses se passent plutôt bien. Le plus important est de décrisper ces questions. Il faut être compréhensif, faire preuve de diplomatie parce que si on va au clash avec les familles, on le paie durablement », explique-t-il.
Pour lui, tout est question de posture. Si l’école se montre constamment sur la défensive, elle ne peut que provoquer le repli. Il se dit néanmoins inquiet face aux récents cas de déscolarisation, dans le sillage de la polémique sur les ABCD de l’égalité. « C’est une préoccupation nouvelle. Est-ce que la solution, c’est qu’il existe une école musulmane ? Je n’y suis, personnellement, pas favorable parce que ce serait rajouter encore de la ségrégation à la ségrégation, mais c’est une demande légitime puisque la majorité des familles ici sont de confession musulmane et qu’il n’existe dans le secteur qu’une école confessionnelle catholique. »
L’école catholique du secteur, Notre-Dame de Bon Secours, a d’ailleurs séduit de plus en plus de familles musulmanes ces dernières années. « Aujourd’hui, je dirais que la majorité des familles qui fréquentent l’école sont musulmanes. Mais ils ne la voient pas la croix ou quoi? On peut pourtant pas la rater ! » s’amuse Agathe, une mère chrétienne d’origine africaine qui y a scolarisé ses enfants.
« Les enfants sont mieux surveillés. Ils nous appellent tout de suite si l’enfant est en retard, absent… », explique une mère musulmane d’origine marocaine qui n’a pas trop envie de donner son nom et pour qui l’identité catholique de l’établissement ne pose aucun problème et garantit une tolérance face à la pratique religieuse. Quand on lui demande si elle souhaiterait qu’une école musulmane s’ouvre dans le quartier, elle répond : « Je ne sais pas. Le plus important, c’est que les enfants apprennent bien. » Selon Agathe, l’arrivée massive des familles maghrébines à Notre-Dame de Bon Secours a eu pour effet de faire fuir « les Blancs », qui se sont retournés vers l’école publique…
Dans ce quartier défavorisé, la mixité se conquiert au forceps. Au collège du secteur, classé REP+, c’est-à-dire parmi les trois cents établissements les plus difficiles du pays, c’est d’ailleurs une des choses dont l’équipe éducative est la plus fière. Après les émeutes de 2012, les responsables du collège et les enseignants ont bataillé pour obtenir qu’une ligne de bus relie le quartier Saint-Pierre, un quartier limitrophe mais nettement plus bourgeois, et le collège. Présentant des résultats au brevet dans la moyenne départementale, bénéficiant de locaux modernes et ayant su s’attacher une équipe d’enseignants très stable – fait plutôt rare en éducation prioritaire –, le collège a convaincu les familles de Saint-Pierre de jouer le jeu.
« Nous avons toujours 70 % d’élèves issus de CSP défavorisées mais nous avons aussi désormais des enfants de classe moyenne et de cadres. » « Il y a même des profs qui y mettent leurs enfants ! », confie la directrice de l’école maternelle voisine. Un signe qui ne trompe pas.
Là même où, il y a vingt ans, avaient démarré les polémiques sur le port du « foulard » après des exclusions d’élèves voilées dans ce collège, et qui avaient abouti à la circulaire Bayrou interdisant le port de signes religieux ostentatoires, les enseignants rencontrés assurent que la question de la laïcité ne fait aujourd’hui pas spécialement problème. Sur quatre cents élèves, une poignée de jeunes filles portent le voile et l’enlèvent à l’entrée de l’établissement, sans tension particulière.
« Ensuite, le problème, c’est qu’est-ce qu’on met derrière le mot laïcité ? » s’interroge un enseignant du collège. « J’ai l’impression que tout le monde est un peu perdu face à ce débat-là. Au départ, c’était un combat anticlérical plus qu’antireligieux. Aujourd’hui, je ne suis pas sûr qu’on soit encore là-dedans », ajoute-t-il.
Ici aucun incident n’a été signalé dans les jours qui ont suivi les attentats de Charlie Hebdo. « Il y a bien un élève qui a dit "Moi, je suis un terroriste, au lendemain de l’attentat contre Charlie Hebdo, raconte ce professeur, mais on les connaît : ils savent bien ce qu’il faut dire pour nous déstabiliser. Il ne faut surtout pas sur-réagir », assure-t-il, ébahi par les récentes histoires de collégiens se retrouvant au commissariat en étant accusés d’apologie du terrorisme. Ce climat apaisé tient aussi au fait que des interventions régulières ont lieu de longue date au collège sur ces questions.
Mohamed El-Hiba dirige l’association Alco qui accueille tous les soirs les élèves dans ces locaux du quartier afin de leur dispenser du soutien scolaire. Il fait aussi de la médiation interculturelle dans les établissements scolaires. Lui aussi observe avec un peu d’agacement une séquence politique lors de laquelle le gouvernement semble découvrir les quartiers ghettoïsés et où chacun rivalise de solutions miracle. « Il n’y a rien de pire que l’unanimisme forcé », avance-t-il pour qualifier ce moment très particulier de « l’après-Charlie ».
« On est dans un moment passionnel, totalement irrationnel. Les mômes que nous recevons ici posent effectivement des questions dérangeantes mais quand on est pédagogue, on n’a pas le droit de faire l’économie d’explications. Les obliger à se taire, c’est faire naître de terribles rancœurs », dit-il, exaspéré que l’on ait sommé les élèves « d’être Charlie ». « Un gamin qui reçoit ça en pleine poire, on peut comprendre qu’il ait envie d’aller à contre-courant », avance-t-il.
Présenter la défense de la laïcité comme solution à tous les maux dans ces quartiers ghettoïsés le laisse perplexe. « Il n’y a pas de remède miracle, il faut arrêter de délirer. Ce sont des politiques pour lesquelles il faut du souffle, de la sérénité, certainement pas du coup par coup », affirme-t-il. « La laïcité, peu de gens la comprennent. Elle devient parfois une religion. Aujourd’hui, la France est multiculturelle, c’est un constat. Donc, la seule question à se poser c’est qu’est-ce qu’on en fait ? » interroge-t-il, lui qui estime que le pays n’a pas encore digéré la présence de l’islam en France.
« La philosophie, les grands principes, c’est bien, mais il faut avoir les pieds sur terre ! On est dans un quartier traversé par la misère économique, affective, un déficit culturel, rappelle-t-il, soulignant le taux de chômage qui frise les 40 % dans le quartier, le grand nombre de familles mono-parentales qui galèrent, et tous ces jeunes diplômés qui ne trouvent pas de boulot… Les priorités sont ailleurs. Les gamins d’ici, c’est pas la peine de leur servir un discours sur la laïcité, il faut décliner en pratique. Nous, on lutte contre la fatalité que beaucoup de jeunes d’ici ont complètement intégrée. Une de nos missions est de parler autrement de l’école. Ils ont parfois des phrases très dures contre les enseignants. Notre travail, c’est de leur expliquer qu’ils sont là pour eux et que la réussite, l’ascenseur social, à part quelques lascars qui ont réussi sans, c’est quand même l’école. C’est l’école qui donne les outils de pouvoir. Notre bagarre, c’est celle-là. Leur apprendre à lire une société à travers le savoir et la connaissance », explique-t-il.
Dans ces interventions de médiation interculturelle à l’appel des établissements scolaires, Mohamed El-Hiba reconnaît s’adresser autant aux élèves qu’aux enseignants. Confronté à l’absentéisme à la séance de piscine en période de ramadan, il vient discuter avec les collégiens musulmans. « Ils me disaient mais monsieur l’eau, c’est interdit. Moi, je leur ai répondu mais vous prenez Allah pour un idiot ou quoi ? Si vous buvez sans faire exprès, il le sait… » Il a récemment dû rassurer une directrice de maternelle estomaquée qu’une mère d'élève lui ait apporté une « fatwa » sur l’éducation des enfants en lui expliquant le sens du terme dans l’islam.
Trois fois par semaine, des femmes du quartier se rendent aussi à l’association, soit pour un atelier couture soit pour un café-discussion. La plupart sont venues ici par le biais de leurs enfants et à la faveur de cours de soutien scolaire, et trouvent ici un espace d’échange « qui les sort de chez elle », explique Helena, qui anime ces ateliers. « On parle de tout et rien mais au fond, on a toutes les mêmes problèmes : les mecs qui nous cassent les pieds, les enfants que l'on voudrait voir réussir », précise-t-elle.
Le thème de l’école revient souvent dans les conversations. Lorsqu’on évoque les tensions rapportées par la directrice de l’école maternelle voisine, Helena ne se dit pas surprise. « Ces femmes ressentent un malaise parce qu’elles sentent une hostilité envers ce qu’elles sont. Cela ne date pas de Charlie mais là c’est encore pire », assure-t-elle. Les malentendus avec l’école sont parfois grands. Ce matin-là, une mère raconte avoir été très choquée parce qu’un enseignant a dit « Vous vous foutez de ma gueule ! » à sa classe de CE1. « Pour elles, c’est vraiment un gros mot et c’est grave. C’est quand même un peu décalé par rapport à toutes les conneries que nous racontent leurs gamins »,admet Helena, « mais bon, c’est toujours bien de discuter ! ».
Venue du Portugal, Helena se dit toujours étonnée par le poids des non-dits dans la société française. Après les attentats, elle raconte avoir assisté à un grand raout avec la sous-préfète sur la politique dans les quartiers. « Cela parlait de contrats de ville, etc., mais pas un moment le mot "religion" n’est sorti. C’est absurde ! Et cela montre à quel point il y a toujours un malaise. Moi je n’ai pas ce problème, je préfère nommer un chat un chat », lance-t-elle.
Ici, à l’abri du quartier, les discussions sont effectivement franches et animées. « Hier, on a eu une longue discussion sur les caricatures du Prophète. Elles condamnaient toutes l’entêtement de Charlie Hebdo. Je leur ai dit : "Moi franchement si vous pensez que votre prophète, il a une tête de bite, c’est vraiment que vous avez un problème !" Certaines étaient choquées, d’autres ont rigolé. L’une m’a même répondu : "Tu as raison Helena, les vrais religieux pensent comme toi !" », dit, tout sourire, cette athée revendiquée.
L’affluence dans les cours de soutien scolaire – l’Alco suit 176 enfants du quartier – témoigne de l’inquiétude de ces familles vis-à-vis de l’école, même si l’ambition scolaire est parfois limitée. « L’autre jour, on s’est un peu bagarré avec une mère. Sa fille de 14 ans réussit très bien au collège mais la mère n’a aucune ambition pour elle, elle dit qu’elle a déjà un cousin qui l’attend au bled pour se marier. Je lui ai dit : "Mais ta fille, elle peut être ministre !" » Najat Vallaud-Belkacem, l’actuelle ministre de l’éducation nationale, aurait bénéficié ici-même de cours de soutien scolaire lorsqu’elle habitait le quartier. Ici, la chose paraît tellement irréelle, que chacun prend ça pour une boutade.
BOITE NOIREAprès un premier accord de principe, l'inspection a refusé de nous laisser interroger les directeurs d'école et les enseignants sur le thème jugé « trop sensible » de la laïcité. Nous avons donc décidé de changer les prénoms ou de faire témoigner anonymement les enseignants.
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