Bordeaux, de notre envoyé spécial. Quelques amis intéressés de Liliane Bettencourt n’appréciaient pas uniquement sa compagnie pour les donations en millions d’euros, les repas fins dans les grands restaurants, et les réceptions dans son hôtel particulier de Neuilly orné de toiles de maîtres. Le procès qui entre dans sa troisième semaine au tribunal correctionnel de Bordeaux permet aussi de découvrir, ce lundi, les délices de l’île d’Arros. Un archipel de rêve aux Seychelles, aménagé avec plusieurs maisons d’architecte et piscine d’eau de mer, où nombre de représentants de la haute société sont venus barboter, ainsi que Patrice de Maistre, François-Marie Banier, et les avocats Georges Kiejman et Fabrice Goguel, parmi d’autres.
Les Bettencourt ont acheté l’île aux Pahlavi, la famille du shah d’Iran, en 1997. Les fonds ayant servi à régler cette acquisition, 8 millions de francs suisses (soit 18 millions de dollars), ayant été pris sur un contrat assurance-vie de 65 millions d’euros dissimulé en Suisse puis aux îles Caïmans, les Bettencourt n’ont pas voulu apparaître comme les propriétaires de l’île aux yeux du fisc français, mais plutôt comme ses locataires. C’est une société fiduciaire basée au Liechtenstein qui détenait officiellement l’archipel.
Mais fin 2006, l’année que les experts ont retenue comme étant celle où Liliane Bettencourt a commencé à se trouver en état de faiblesse, la propriété de l’île est transférée à une mystérieuse fondation, qui se donne pour objet principal de préserver ce site unique en l’état.
Le pot aux roses n’a été éventé que plus tard, grâce aux fameux enregistrements du majordome des Bettencourt. En avril 2010 (puis en juillet face aux policiers), on y entend une Liliane Bettencourt diminuée, ne semblant pas se souvenir qu’elle n’est plus propriétaire de son île, qui lui coûte pourtant une fortune. Cette fondation exotique, à l’intitulé vaguement écologique, qui a pris possession de l’archipel, est présidée par l’avocat fiscaliste Fabrice Goguel. Quant aux bénéficiaires désignés par un règlement ad hoc, il s’agit de deux associations appartenant à des scientifiques proches de François-Marie Banier, et enfin au photographe lui-même. Si le but scientifique de la Fondation ne pouvait être rempli, le bénéficiaire de l’île serait François-Marie Banier ou, en cas de décès, son compagnon Martin d’Orgeval.
Décidément très généreuse, Liliane Bettencourt avait doté cette fondation de 20 millions d’euros en 2008. Mais elle s’acquitte encore d’un loyer de 780 000 euros par an, rémunère aussi le gestionnaire de l’île 100 000 dollars par an, et règle en outre d’importants frais d’entretien qui augmentent régulièrement.
« Je ne suis alerté d’être le bénéficiaire qu’une fois que les choses sont faites, je suis entièrement étranger à ce montage compliqué », assure à la barre François-Marie Banier. L’air un peu las, le photographe préféré de la milliardaire suggère que l’avocat Goguel a dû le désigner bénéficiaire par « malice », pour « faire plaisir » à Liliane. Mais il reprend de suite son refrain préféré, espérant chasser des débats toute idée d’abus de faiblesse : « Madame Bettencourt n’est pas une femme manipulable, elle ne fait que ce qu’elle veut. »
Cette belle histoire se heurte encore à quelques détails curieux, comme ces 100 000 euros d’honoraires aux avocats qui ont transféré l’île à la fondation, versés depuis un compte suisse de Banier. Ou encore ces lettres au ton cruel, dans lesquelles l’artiste reproche à Liliane de ne pas l’y inviter assez souvent avec ses amis, alors qu’il dit avoir déniché cette île pour elle. « Ce sont des exutoires, des lettres à moi-même, je ne les ai pas envoyées », se défend Banier. Toujours la fameuse licence poétique. Le photographe s’autorise même, en réponse à une question du président, ce mot sur sa bienfaitrice : « C’était une femme très très très autoritaire (sic), et un petit peu manipulatrice. »
Innocent comme l’agneau, Banier ignorait bien sûr que l’héritière L’Oréal payait un loyer pour une île qui lui appartenait. Il préfère s’emporter sur les « domestiques félons » qui ont osé témoigner contre lui.
Malheureusement, l’ancien gérant de l’île d’Arros, Carlos Vejarano, renvoyé lui aussi devant le tribunal, est absent du procès pour raisons de santé. Il est accusé d’avoir grassement surfacturé l’entretien et les travaux sur l’île, et d’avoir prélevé indûment quelque 3,5 millions d’euros entre 2007 et 2010, pour son usage personnel. « Il vous vole », dit à son propos Patrice de Maistre, lors d’une conversation avec Liliane Bettencourt enregistrée le 23 avril 2010, alors que la plainte de sa fille unique commence à poser problème à quelques-uns.
Dans cet extrait, diffusé en public sans la salle d’audience, Maistre se vante d’avoir eu au téléphone son ami Patrick Ouart, ancien conseiller à la justice de Nicolas Sarkozy. « Le président continue de suivre cette affaire de très près. On peut se dire qu’en cour d’appel, si vous voulez, on connaît très très bien le procureur. Je n’ai rien dit à Kiejman… »
Liliane Bettencourt semble alors en petite forme, et pas vraiment au fait de ce qu’est l’île d’Arros :
« C’est lui, c’est François-Marie Banier qui pour le moment est le futur propriétaire de l’île, expose Patrice de Maistre.
— L’île, comment elle s’appelle ?
— D’Arros.
— Carlos ?
— D’Arros ! … Banier a mis l’île dans une fondation, vous avez donné 20 millions d’euros à la fondation, et maintenant il faut payer l’entretien en plus ! » s’inquiète le gestionnaire de fortune.
Son rôle dans cette affaire ayant consisté à réduire les dépenses de la milliardaire, Maistre a obtenu un non-lieu sur ce point.
Dans un autre extrait d’enregistrement, daté du 26 mai 2009, on entend un Carlos Vejarano doucereux multiplier flatteries mielleuses et phrases creuses, pour essayer d’obtenir de Liliane Bettencourt (assez alerte ce jour-là), sa garantie bancaire pour acheter un appartement à 7,5 millions d’euros. Maistre trouvait la somme trop élevée. Pour finir, Vejarano a reçu un don de 2 millions d’euros. « Avez-vous acheté son silence ? » demande le président. « Nous étions soucieux. Il y avait beaucoup de bruits, il disait que des journalistes l’appelaient… J’ai essayé d’aider, mais ce n’est pas moi qui avais à craindre du scandale », souffle Patrice de Maistre.
Toujours pour "aider", Maistre a participé au rapatriement de fonds cachés en Suisse pour les Bettencourt, et dit le regretter amèrement. Mardi, le tribunal doit interroger Éric Woerth sur les 50 000 euros qu’il aurait reçus de Claire Thibout. Traumatisée par cette affaire, l’ancienne comptable des Bettencourt devrait être entendue par visioconférence.
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