« On est comme en 40. Chacun garde sa tranchée, et attend de voir le résultat des départementales pour déclencher les hostilités. » Un député aubryste résume l’ambiance étrange de « drôle de congrès » qui a parcouru le rez-de-chaussée et le sous-sol de l’Assemblée nationale, samedi matin. Après le dépôt des contributions devant son conseil national, on y voit à peine plus clair dans le paysage socialiste interne. Et si rien ne semble joué à quatre mois de son congrès à Poitiers, les attentats de Paris ont solennisé les discours et les stratégies.
Même la loi Macron n’est plus un événement médiatique de premier plan, faisant passer le “storytelling frondeur” au second plan. Les députés du collectif “Vive la gauche” expliquent pourtant leur intention de s’opposer au texte législatif. « Ce n’est pas un texte emblématique de la gauche, juste la mise en œuvre du rapport Attali, dit le député Laurent Baumel. On ne fonde pas notre appartenance à la majorité sur cette loi. Donc un vote contre est possible. »
Mais les regards sont surtout tournés vers les élections départementales, dont le résultat déterminera réellement leur choix stratégique. Au lendemain de celles-ci, alors que sera levée l’inconnue de l’ampleur de la défaite socialiste annoncée, il restera onze jours pour déposer les motions, ces textes sur lesquels voteront les militants.
« Jusque-là, on est dans une phase de congrès congelée, explique un secrétaire national, où tout le monde a peur de faire la faute qui le fasse sortir du cadre. Du coup, c’est de l’immersion télescopique, ça se chuchote, ça se prépare. Tout le monde se positionne avant une “blitzkrieg post-départementales”. » « Les attentats ont changé le pied d’appel du sursaut entamé, estime la sénatrice Marie-Noëlle Lienemann. Plus personne ne peut critiquer la stature du président, c’est entendu. Mais il reste quand même sa politique. C’est bien beau de surfer sur le 11 janvier, mais le chômage n’a jamais été aussi haut. »
Ce samedi, ce sont donc 27 contributions générales qui ont été déposées (les lire ici, ainsi que près de 200 à caractère thématique). « Ça fait beaucoup pour un parti rassemblé et en ordre de marche », persifle un opposant à Cambadélis. « C’est surtout lié à l’explosion de motions issues du dernier congrès et au fait que les ailes gauches ne se mettent pas d’accord », réplique un partisan du premier secrétaire. La vérité est entre les deux, toujours encouragée par la possibilité de signer plusieurs textes (dont la condition première pour être déposé est d’émaner d’au moins un membre des 300 conseillers nationaux).
Parmi ces contributions, on trouve ainsi un lot de contributions régionales, un lot de prises de parti singulières (Julien Dray, Gérard Filoche, Gaëtan Gorce, ou Liem Hoang Ngoc), un lot de textes provenant de divers représentants de feue la « motion Stéphane Hessel » – ex-motion 4 au congrès de Toulouse de 2012 –, un lot de quelques nouvelles sensibilités ou apprentis courants (le “pôle réformateur” de Gérard Collomb et Christophe Caresche, “Cohérence socialiste” de Karine Berger et Valérie Rabaut, “L’avenir s’écrit maintenant” autour de la porte-parole du PS Juliette Méadel – ex-motion 2).
Enfin, cette inflation de contributions laisse aussi apparaître une division des ailes gauches, sans que l’on sache encore si elle est momentanée ou définitive. Trois textes entremêlent les signatures de proches de Benoît Hamon et Arnaud Montebourg, de proches d’Emmanuel Maurel et Marie-Noëlle Lienemann, et de proches de Martine Aubry et du collectif “Vive la gauche”. Face à ces multiples positionnements, Jean-Christophe Cambadélis a réuni derrière lui une bonne part des courants de la majorité gouvernementale, et espère désormais « plier le match » en obtenant le soutien décisif de Martine Aubry, qui achèverait de démontrer ses talents de tacticien-rassembleur.
Tour d’un horizon qui s’éclaircit un peu pour les socialistes, mais conserve encore plusieurs parts d’ombre.
Il a réussi un avant-congrès à sa main en faisant de « l’occupationnel », ainsi que l’expliquent dans leur jargon bien à eux plusieurs hiérarques socialistes. Habile équilibriste sur la ligne de crête entre soutien et critique gouvernementale, Cambadélis a remis au boulot les secrétaires nationaux, les responsables de fédération et les secrétaires de section du parti, avec l’organisation d’états généraux pourtant un brin « hors sol ». Le premier secrétaire « par intérim » espère remporter le scrutin militant qu’il n’a pas tenu à affronter quand il a remplacé son prédécesseur Harlem Désir sur injonction élyséenne.
En chef de parti averti des obstacles internes, « Camba » a fait une tournée quasi exhaustive dans toutes les fédérations, qui lui a permis d’asseoir son contrôle de l’appareil. Derrière lui se sont rangés divers courants et sensibilités plutôt dormants mais fournis en cadres intermédiaires (fabiusiens, peillonistes, moscovicistes, vallsistes, hollandais). Au total, il revendique 78 premiers fédéraux (sur une centaine). Le soutien de l’exécutif lui apporte en outre « près de 75 % des parlementaires », fanfaronne-t-il : « Personne ne s’attendait à ce que j’engrange autant. »
Mais contrairement à ce qu’il espérait et avait annoncé, de nombreux secrétaires nationaux ont tout de même fait le choix de signer d’autres textes que le sien. « On a le droit de s’égarer, nous verrons si ce sera toujours le cas lors du dépôt des motions », dit-il. Comme Hollande et Valls, lui aussi aimerait profiter de « l’esprit du 11 janvier » pour être reconduit sans le moindre débat. « Le contexte a changé », « il y a une volonté commune de République et d’unité », « il y a des envies d’infléchir plus que de renverser », « il n’y a que des nuances entre nous sur ce que nous devons faire »… Ces propos sont mesurés et optimistes, mais à force de vouloir se dire d’accord avec tout le monde, guère compréhensibles sur le fond.
Le député Pouria Amirshahi, selon qui « le gouvernement a le socialisme honteux et ne défend même pas sa ligne devant les militants », résume le relatif constat d’impuissance des socialistes critiques, désireux de faire du congrès un lieu de débat sur l’orientation gouvernementale, mais sans incarnation de celle-ci en face d’eux, autre qu’un Cambadélis attentif à maintenir le maximum d’ambiguïtés et de flous idéologiques possibles. « L’unité, ce n’est pas l’unanimisme, s’irrite Emmanuel Maurel. Où sont les contributions d’Emmanuel Macron et de Manuel Valls ? C’est un peu facile de se dissimuler derrière Cambadélis et ses propos généreux, mais on ne peut pas laisser citer Jaurès et proposer dans le même temps la suppression de droits sociaux. » Aucun ministre n’a été autorisé à signer un quelconque texte, et le premier ministre pourrait continuer à se « planquer », laissant Cambadélis en première ligne. Une stratégie qui intrigue Benoît Hamon. « Franchement, à force de ménager tout le monde, il est vide le texte de Camba. C’est impossible de débattre là-dessus… »
Signe de ce flou entretenu, l’aile droite du parti, emmenée par le maire de Lyon Gérard Collomb, a tenu à produire son propre texte, afin de « mettre enfin en phase ce qu’on dit au parti avec ce qu’on fait au gouvernement », dit l’un de ses signataires, le député Christophe Caresche. Celui-ci estime qu’il « faut éviter un congrès stérile d’affrontement, mais aussi un congrès théorisant une pratique molletiste du parti ». « Camba nous dit qu’il est d’accord avec notre texte », explique-t-il ainsi, tout en souriant à l’hypothèse qu’il puisse avoir dit la même chose aux signataires de textes au contenu opposé. « Quand je lis la contribution de Martine Aubry, dit Caresche, je vois une contestation non pas des priorités de la loi Macron, mais de la loi Macron en tant que telle, parce qu’elle serait d’inspiration libérale. Or c’est justement à nous d’assumer la réforme du marché du travail, pour justement la faire mieux que la droite. »
Tout ce monde, de Collomb à Aubry, peut-il se retrouver dans une même motion ? « Il faudra voir quelles seront les conditions de la synthèse et s’il est possible d’avancer en actant des désaccords ou en trouvant des reformulations, dit Caresche. Si l'on ne règle pas ces débats au congrès, on va se retrouver avec les mêmes blocages politiques ensuite. »
Ce soutien de Martine Aubry à son vieil ami Jean-Christophe Cambadélis, un temps espéré dès la contribution, n’est toutefois pas encore acté. La maire de Lille a en effet choisi de déposer sa propre contribution, offensive à l’encontre de la politique gouvernementale.
Cambadélis se dit toutefois « assez » confiant de la voir rejoindre sa motion. « Avec Martine, on n’est pas loin », dit celui qui manie le sourire en coin comme personne. Lui ne voit pas de difficultés à rallier les aubrystes aux côtés des vallsistes et hollandais déjà rangés derrière lui. « C’est pour cela que je souhaiterais que l’on se retrouve sur l’essentiel du texte que je viens d’écrire, explique-t-il, afin de ne pas me faire déporter à gauche ou à droite. Martine ne fait pas de questions de personnes, elle n’a que des questions de principe. »
Dans l’entourage de l’ancienne première secrétaire du parti, les avis divergent encore. « C’est un peu triste à dire, mais on est condamné à l’unité, estime la ministre Marylise Lebranchu. Le souci, c’est de parvenir à un texte majoritaire qui soit riche et respecte les différentes sensibilités et, surtout, le souhait de débats de fond des militants. » À l’inverse, pour un jeune député aubryste, « la raideur de sa contribution rend compliquée la synthèse, et pourrait même laisser penser qu’elle ne ferme pas la porte pour se lancer ». « En tout cas, se félicite-t-il, elle laisse possible l’émergence d’un axe central entre des aubrystes et les amis de Hamon et de Montebourg. »
Premier lieutenant d’Aubry, au point de l’avoir rejointe dans sa ville de Lille, le député François Lamy plaide pour un rapprochement avec « Camba », dont il est un conseiller spécial. À l’inverse, l’ancien directeur de cabinet d’Aubry à Solférino, Jean-Marc Germain, est l’une des têtes de fronde de « Vive la gauche ». Son collègue député Christian Paul résume la situation : « C’est la première fois depuis longtemps qu’on a la chance d’avoir un congrès qui ne soit ni de leadership, ni d’avant-présidentielle ou d’avant-primaire, ni d’après-élection. Il faut trouver un chemin entre le simulacre et l’explosion. Chez les aubrystes, certains sont plus attentifs à éviter l’explosion, et d’autres à éviter le simulacre. » Mais ils sont quelques-uns à penser que « l’appareil aubryste ne sera pas contrôlé et se divisera si Martine se rallie à Cambadélis aux côtés de Valls », ainsi que l’explique un secrétaire national.
Un congrès “bloc contre bloc” ?
« L’enjeu central, c’est de sortir de “l’esprit du 11 janvier”, explique une chef de file de la contestation, cette fausse unanimité dans laquelle Cambadélis veut nous enfermer, et qui ne repose sur rien d’autre qu’une incantation à la République, sans même savoir ce qu’on met derrière… » Mais à l’heure actuelle, impossible de prédire que le congrès de Poitiers sera celui d’un affrontement “bloc contre bloc” opposant partisans et contempteurs des orientations gouvernementales.
Face à Cambadélis et à la majorité actuelle du parti, l’union est plus qu’un combat, et les contentieux personnels bloquent encore l’émergence d’une “grosse motion” concurrente. « Tout le monde espère une révolte de la base qui emporterait les divisions, une dynamique contestatrice qui obligerait à l’unité », dit une proche de Hamon. Pour Christian Paul, qui nourrit l’espoir de voir “Vive la gauche” faire « boule de neige », il est possible d’assister à « un rassemblement de tous ceux qui veulent se dépasser pour réunir une majorité qui pense que la question économique n’a pas disparu, même si certains le voudraient, et qui s’oppose à la vision d’un pays low cost qui irait se vendre jusqu’en Chine ».
Mais le leadership de cette contestation crispe quelque peu ses responsables. Pour l’heure, bien que toujours déterminé à « jouer un rôle » dans ce congrès, l’ancien ministre Benoît Hamon n’a pas réussi à unifier les diverses ailes gauches, comme il avait pu le faire lors du congrès de Reims avant de devenir le porte-parole de Aubry. « Aujourd’hui, personne n’est crédible pour incarner l’alternative, assène Marie-Noëlle Lienemann, qui reproche toujours à Hamon d’avoir – avec Montebourg – permis l’arrivée de Valls à Matignon. On n’a pas besoin de profil pour rassembler large, mais d’une motion qui soit collective, dans la clarté et la cohérence. On ne cherche pas un grand leader, mais à mettre le cap à gauche du parti. »
À l’inverse, certains proches de Hamon comme de Aubry estiment qu’un désaccord entre ailes gauches ne serait pas si rédhibitoire, permettant à Hamon de se démarquer du « corner gauche » du parti et d’occuper une position plus « crédible » et centrale face à Cambadélis.
Dans le reste du parti, certains veulent aussi à tout prix éviter cette « logique bloc contre bloc ». Comme Karine Berger et ses camarades de “Cohérence socialiste”, dont la « raison d’être » est d’« éviter un choc entre ultra-légitimistes et frondeurs, qui serait destructeur ». Pour la députée, « le parti doit redevenir une instance permettant de prendre des positions en amont du gouvernement. On ne peut pas faire l’unité pour l’unité, alors que les débats de fond qui ne se tiennent pas minent le parti ». En creux, elle laisse entendre qu’elle et ses amis pourraient « partir à la motion » pour éviter un tel duel redouté, et contribuer à « dépolariser les débats ». « Quand les effectifs sont en baisse, tout le monde a intérêt à faire une motion, explique Lienemann, car on peut faire de bons scores facilement et l’éparpillement réduit les réflexes légitimistes. »
« Il y a deux semaines, Camba avait réussi à imposer sa petite musique selon laquelle le soutien de Martine était acquis et que tout était terminé avant même de commencer, remarque le député Laurent Baumel. Mais finalement le jeu reste ouvert, les contributions nombreuses et le congrès loin d’être gagné pour quiconque. » Emmanuel Maurel, comme plusieurs proches de Benoît Hamon, ont tous affiché la même certitude : « J’ai cru que c’était plié, je ne le crois plus. »
Face à « Camba », beaucoup évoquent les événements inattendus pouvant survenir et jouer en leur faveur, et affirment que le résultat des départementales, selon l’ampleur de la déroute, pourrait rebattre toutes les cartes. Surtout, ils sont nombreux à penser que les votes militants sont « libérés » de l’influence des barons et grands élus socialistes.
Les “votes au canon”, qui ont fait la réputation des “grosses fédérations” au fonctionnement douteux, semblent avoir vécu. Plusieurs fédérations ont été mises sous tutelle, et beaucoup d’« adhésions alimentaires » (celles qui permettent d’obtenir un logement social ou une subvention associative, comme celles qui font bien dans un CV d’employé municipal) pourraient avoir disparu avec l’enchaînement de défaites aux élections locales. Et si quelques tripatouillages subsistent (comme par exemple à Reims), la sincérité des votes devrait être davantage respectée que par le passé.
« On a une vraie difficulté d’interprétation sur le rétrécissement de la base électorale, dit Baumel. On ne sait pas qui est parti, qui est resté et à qui ça profite. » Enfin communiqué ce samedi, le corps électoral de ce congrès s’élèverait à 158 000 votants, soit le nombre total d’adhérents pouvant se remettre à jour, lors du scrutin, de deux ans de cotisations. Sur ces deux dernières années, selon les chiffres communiquées par la direction du PS, ils auraient été 130 000 à avoir voté. Mais ces chiffres devraient être bien éloignés de la participation réelle. À titre de comparaison, ils n’étaient que 75 000 militants PS à avoir voté lors du dernier congrès de Toulouse, en septembre 2012.
Personne ne sait enfin si la cote d’amour dont bénéficie Cambadélis auprès de la presse et de l’exécutif est la même chez les militants. Certains peuvent avoir des critères d’admiration différents, et ne pas forcément être séduits par les talents tacticiens et la carrière politique d’un premier secrétaire qui affrontera là son premier vote. Personne ne sait non plus si, parmi les adhérents, le légitimisme s’imposera au ressentiment.
Paradoxalement, un gros score de l’opposition interne pourrait paralyser les forces de contestation à gauche. « Si la concurrence à Camba fait 45 %, c’est tout bonus pour lui, dit un socialiste envisageant de quitter prochainement le parti. Ça risque d’empêcher tout départ, car les minoritaires pourront prétendre à nombre de places dans les instances et dans les investitures à venir. Et Camba saura très bien jouer de ça… »
BOITE NOIRETous les propos cités ont été recueillis ce samedi en marge d'un conseil national (encore) à huis clos (à ce rythme, le congrès se déroulera d'ailleurs peut-être à huis clos…), ainsi que lors de discussions téléphoniques ou en face à face tenues pendant cette dernière semaine. Le contenu des contributions sera analysé dans un prochain article (le temps de les lire toutes).
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