Bordeaux, de notre envoyé spécial.- L’absurdité de la situation n’échappe à personne. Les célèbres enregistrements effectués par le majordome de Liliane Bettencourt sont une preuve capitale dans le dossier pénal d’abus de faiblesse où la milliardaire est victime. À ce titre, un extrait accablant d’une vingtaine de minutes de ces enregistrements a été diffusé mercredi en audience publique par le tribunal correctionnel de Bordeaux. Tous les médias qui suivent ce procès phare depuis le 26 janvier ont donc pu en rendre compte largement, Mediapart compris, les extraits reproduits étant particulièrement saisissants (lire notre article ici).
Et pourtant, nous avons été obligés de retirer de notre site les extraits et les retranscriptions de ces mêmes enregistrements Bettencourt, ainsi que plus de 70 articles s’y référant, ce à la demande de Patrice de Maistre, et conformément à la décision rendue par la cour d'appel de Versailles le 4 juillet 2013, confirmée par la chambre civile de la Cour de cassation le 2 juillet 2014. La liste des articles censurés est ici.
En résumé, rien n’interdirait demain au tribunal de Bordeaux, s’il le décidait, de diffuser l’intégralité des enregistrements Bettencourt, ni aux médias d’en rendre compte immédiatement : tout ce qui est dit lors d’un procès peut être rendu public (en revanche, les prises de vue, comme les captations sonores des débats par les médias sont soumis à autorisation préalable). Mais nous ne pouvons toujours pas remettre en ligne les articles et les enregistrements qui ont été censurés avec une sévérité inédite en matière de presse, malgré l'appel « Nous avons le droit de savoir », qui a recueilli un fort écho. Ubuesque.
La justice française, un brin schizophrène dans cette affaire d’État, a pourtant définitivement validé ces enregistrements comme étant des preuves, en janvier 2012 (chambre criminelle de la Cour de cassation). Mais elle a ensuite décidé que ces mêmes preuves devraient rester secrètes, au nom de la primauté du respect de l’intimité de la vie privée (première chambre civile de la Cour de cassation).
Pour dépasser ces contradictions de taille, et faire primer le droit à l’information et à la liberté d’expression sur l’interprétation très restrictive donnée par la justice française dans cette affaire emblématique, les avocats de Mediapart, Jean-Pierre Mignard et Emmanuel Tordjman, ont déposé le 30 décembre dernier une requête à la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH).
Cette requête de nos avocats rappelle que les enregistrements ont été remis aux services de police le 10 juin 2010 par la fille unique de Liliane Bettencourt avant que Mediapart n’en ait connaissance. Elle expose que nous n’avons par la suite, à partir du 16 juin 2010, rendu publics que les passages révélant des infractions pénales ou présentant un caractère d’intérêt public (politique, économique ou fiscal), après un travail de vérification et de tri long et minutieux, et en écartant tout ce qui relevait du domaine de la vie privée.
Les avocats de Mediapart demandent en conséquence à la CEDH de « constater la violation par l’État français des dispositions de l’article 8 » de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, « relatif au droit et au respect de la vie privée ».
En substance, ils soutiennent que les extraits d’enregistrements et retranscriptions rendus publics par Mediapart ne concernent que la vie professionnelle de Patrice de Maistre avec Liliane Bettencourt, et en aucun cas sa vie privée, la jurisprudence n’étant pas la même dans les deux cas. « En outre, ces propos révèlent la possible commission d’infractions pénales par Monsieur de Maistre en ce qu’il demande à Madame Bettencourt de lui fournir d’importantes sommes d’argent lui appartenant, faits pour lesquels il est renvoyé devant le tribunal correctionnel de Bordeaux », écrivent Jean-Pierre Mignard et Emmanuel Tordjman.
Les enregistrements clandestins effectués en 2009-2010 par le majordome des Bettencourt dans leur hôtel particulier de Neuilly ont permis de mettre la justice en branle, et leur révélation (par Mediapart et Le Point) a évité que l’affaire ne soit étouffée par le procureur de Nanterre de l’époque, Philippe Courroye, un proche de Nicolas Sarkozy. L’enquête de la juge Isabelle Prévost-Desprez puis celle des trois juges d’instruction bordelais a confirmé et révélé des faits d’une ampleur considérable. En dehors de l’énorme affaire d’« abus de faiblesse », « abus de confiance, « recel » et « blanchiment » qui est actuellement débattue à Bordeaux, plusieurs autres procès directement liés à ces enregistrements sont programmés.
Patrice de Maistre et Éric Woerth seront à nouveau jugés par le tribunal correctionnel de Bordeaux, du 23 au 25 mars prochain, pour des faits de « trafic d’influence » cette fois. Éric Woerth est accusé d’avoir remis la Légion d’honneur à Patrice de Maistre en remerciement de l’embauche de son épouse par ce dernier, alors gestionnaire de fortune de Liliane Bettencourt. Des extraits des enregistrements pourraient à nouveau être diffusés en audience publique à cette occasion.
Par ailleurs, à la suite de plaintes déposées courant 2010 par François-Marie Banier, Patrice de Maistre et un ancien avocat de Liliane Bettencourt, l’ex-majordome Pascal Bonnefoy, ainsi que les journalistes Fabrice Arfi, Hervé Gattegno, Fabrice Lhomme, Edwy Plenel et Franz-Olivier Giesbert ont été renvoyés devant le tribunal correctionnel pour « violation de l’intimité de la vie privée » le 30 août 2013. La date de ce procès, consacré aux enregistrements Bettencourt eux-mêmes, et aux extraits rendus publics par Mediapart et Le Point, n’est pas encore fixée.
Enfin, à la suite d'une énième plainte déposée en septembre 2010 par un ancien avocat de Liliane Bettencourt, la magistrate Isabelle Prévost-Desprez doit être jugée pour « violation du secret professionnel » les 8 et 9 juin prochain.
Lire sous l'onglet Prolonger de cet article le communiqué de Reporters sans frontières en réaction à la décision de la Cour de cassation censurant Mediapart.
BOITE NOIRETous les articles de Mediapart sur l’affaire Bettencourt, depuis le tout premier, mis en ligne le 16 juin 2010, sont accompagnés de cette longue précision à propos de notre traitement journalistique des enregistrements clandestins du majordome :
« Après avoir pris connaissance de l'intégralité de ces enregistrements, Mediapart a jugé qu’une partie consistante de leur contenu révélait des informations qu’il était légitime de rendre publiques parce qu’elles concernaient le fonctionnement de la République, le respect de sa loi commune et l’éthique de ses fonctions gouvernementales. Nous avons bien entendu exclu tout ce qui se rapportait de près ou de loin à la vie et à l’intimité privées des protagonistes de cette histoire. Nous nous en sommes tenus aux informations d’intérêt général. Figurent donc dans ces verbatims les seuls passages présentant un enjeu public : le respect de la loi fiscale, l’indépendance de la justice, le rôle du pouvoir exécutif, la déontologie des fonctions publiques, l’actionnariat d'une entreprise française mondialement connue. »
Prolonger : Retrouvez toutes nos informations complémentaires sur notre site complet www.mediapart.fr.
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