Les autorités de l’université Pierre-et-Marie-Curie (UPMC) ont-elles couvert sciemment une fraude scientifique ? Elles avaient été alertées, dès 2012, quant à une possible manipulation de données dans un essai clinique publié dans le prestigieux New England Journal of Medicine (NEJM) par une équipe de médecins-chercheurs de l’hôpital parisien de la Pitié-Salpêtrière, rattachée à l’UPMC. Mais une enquête diligentée par le président de l’UPMC, le professeur Jean Chambaz, n’a abouti qu’à une rectification mineure dans l’article du NEJM.
Cette affaire, que Mediapart a exposée en avril 2014, a été évoquée lors d’un séminaire sur l’intégrité scientifique organisé le 29 janvier dernier à l’UPMC, dans des termes qui suggèrent fortement que des éléments importants ont été balayés sous le tapis.
Selon un témoin, le délégué à l’intégrité scientifique de l’UPMC, le mathématicien Olivier Pironneau, membre de l’académie des sciences, qui avait coordonné l’enquête, aurait même déclaré tout de go que son président avait réussi à « embobiner » le journaliste de Mediapart…
Nous refusant à croire qu’un président d’université puisse chercher à embobiner un journaliste, nous avons contacté Jean Chambaz, qui ne nous a pas répondu. Olivier Pironneau, lui, nous a accordé un entretien téléphonique mais n’a guère éclairé notre lanterne : il ne se rappelle pas avoir utilisé le terme, mais n’affirme pas non plus ne pas l’avoir employé. Et ne peut de toute façon pas expliquer pourquoi il y aurait eu quelque chose à cacher.
Rappelons les grandes lignes de l’affaire. L’essai clinique controversé, appelé Vascu-IL2, visait à démontrer l’intérêt d’une molécule appelée interleukine-2, sécrétée par certains lymphocytes, pour soigner des patients souffrant d’une vascularite, maladie auto-immune induite par le virus de l’hépatite C. Le traitement entraînait « l’amélioration de l’état clinique de 8 des 10 patients » selon les auteurs, dont le professeur Patrice Cacoub et le docteur David Saadoun, du service de médecine interne de la Pitié-Salpêtrière, et le professeur David Klatzmann, co-découvreur du virus du sida et chef du service de biothérapies du même hôpital. Résultats salués dans les médias comme une « révolution thérapeutique », une « avancée prometteuse » ou un « nouvel espoir » pour des maladies auto-immunes telles que la sclérose en plaques et le diabète.
Peu après la publication, des correspondants anonymes ont accusé les auteurs d’avoir fabriqué des données. Des documents que Mediapart a pu consulter montrent que les résultats cliniques présentés dans l’article sont discordants avec les comptes-rendus effectués par les médecins en charge des patients. Ainsi, selon l’article du NEJM, huit patients sur les dix de l’essai souffraient d’un purpura (inflammation des vaisseaux sanguins, l’un des principaux symptômes de la vascularite) et ont vu ce symptôme s’amender avec le traitement ; or, les comptes-rendus médicaux prouvent qu’il y avait un seul purpura au début de l’essai et qu’il s’est aggravé avec le traitement !
On se serait attendu à ce que la prise en compte de telles incohérences conduise à remettre en cause les conclusions de l’essai. En 2012, le NEJM a été contacté par les correspondants anonymes et a retransmis l’alerte à l’UPMC ainsi qu’à l’ANRS (agence nationale de recherche sur le sida et les hépatites, sponsor de l’essai). L’UPMC a confié le soin de diriger une enquête à son délégué à l’intégrité scientifique, Olivier Pironneau. L’ANRS a commandé un audit privé. Tout cela a abouti à une correction très discrète dans le NEJM, introduite sans explication, portant sur des points mineurs et ne remettant pas en cause l’article.
Nous avions exposé ces éléments en avril 2014. Nous avions à l’époque interrogé toutes les parties concernées, sans qu’aucune ne puisse expliquer clairement les graves incohérences qui apparaissent entre les données originales et celles qui ont été publiées. Notre article n’a pas non plus reçu le moindre démenti depuis sa parution.
Or, l’affaire a été évoquée à nouveau le 29 janvier dernier, lors du séminaire déjà mentionné. La réunion, organisée par la CPU (conférence des présidents d’université), s’est tenue à l’occasion de la signature d’une charte déontologique nationale par les grands organismes de recherche, visant notamment à améliorer le traitement des cas de fraude ou de mauvaise conduite scientifique. Plusieurs exposés ont eu lieu, dont l’un a été donné par Olivier Pironneau.
Au cours de la discussion qui a suivi, Lucienne Letellier, biophysicienne et chargée de mission au comité d’éthique du CNRS, a mis en cause l’attitude du système universitaire français, qui a tendance à « faire le gros dos » face aux questions d’intégrité scientifique. « J’ai fait observer que si ce ne sont pas nos instances qui interviennent pour dévoiler les fraudes, elles seront révélées par d’autres voies, par exemple des sites spécialisés comme Retraction Watch ou PubPeer (deux sites américains consacrés aux fraudes scientifiques) ou encore Mediapart », nous indique Lucienne Letellier.
Elle précise aussi que son propos était général et ne visait pas une affaire précise. Sauf que dans le contexte, il était difficile de ne pas penser au cas de la Pitié-Salpêtrière, traité à la fois par PubPeer et par Mediapart. Olivier Pironneau, qui a répondu à la question de Lucienne Letellier, a évoqué l’affaire, en indiquant qu’il avait été contacté par un journaliste de Mediapart et qu’il avait adressé ce dernier à Jean Chambaz (c’est en effet ce qui s’est passé).
Olivier Pironneau a ajouté une phrase suggérant que Jean Chambaz ne nous avait pas dit tout ce qu’il savait. Cette phrase a donné lieu à un tweet émis par une participante au séminaire et ainsi formulé : « Selon le délégué à l’IS (intégrité scientifique) de l’UPMC, son président a réussi à “embobiner et à calmer” le journaliste de Mediapart. »
Comme on l’a vu, Olivier Pironneau ne sait plus s’il a dit ou n’a pas dit cela. Lucienne Letellier ne se rappelle pas les mots exacts, mais se souvient que Pironneau a provoqué « un petit sourire dans la salle ». Un autre témoin, Jean-Pierre Alix, conseiller science-société à la présidence du CNRS, a lui aussi oublié les termes précis utilisés, mais confirme que « l’impression était que Chambaz avait calmé le jeu ». Jean Chambaz, contacté par mail et par téléphone, ne nous a pas répondu.
Quant à l’émettrice du tweet, que nous avons également jointe, elle maintient sa formule et nous indique qu’elle a « noté les mots pour ne pas les oublier ». Le blog Rédaction médicale et scientifique, spécialisé dans l’analyse des publications médicales, a mentionné l’épisode. Le site Retraction Watch y fait également une allusion en indiquant qu’il est avec PubPeer et Mediapart l’un des trois sites « scary to French researchers » (qui font peur aux chercheurs français).
Quelle que soit la formule exacte utilisée par Olivier Pironneau, on a l'impression que le délégué à l'intégrité scientifique a gaffé. Son intervention donne à penser que l’UPMC n’a pas été transparente dans le traitement de l'affaire de la Pitié-Salpêtrière. Qui plus est, cet aveu involontaire a été fait lors d’une rencontre qui avait pour objet, avec la signature de la charte déontologique, de marquer un tournant dans l’attitude des autorités académiques françaises vis-à-vis des fraudes scientifiques.
Olivier Pironneau, qui avait refusé de nous répondre en 2014, nous a indiqué cette fois que nous n’avions « pas toutes les informations ». Tout en se refusant à préciser quelles informations nous manquaient. Des explications complètes venant de l’UPMC seraient bienvenues. En l’état actuel des choses, il reste impossible de comprendre pourquoi l’article du NEJM ne reflète pas correctement les données cliniques initiales, ni pourquoi ce point est resté en suspens.
Depuis la parution de l’article en 2011, la révolution thérapeutique annoncée a fait pschitt… L’interleukine-2 n’est toujours pas utilisée pour soigner le diabète ou la sclérose en plaques et l’on peut douter qu’elle le soit jamais. Mais la publication du NEJM a apporté à ses auteurs, outre un coup de notoriété, des crédits supplémentaires pour leurs laboratoires. Alors que la recherche publique souffre d’un manque croissant de financement, des chercheurs poursuivent des travaux sans véritable intérêt scientifique ni médical, en utilisant les moyens de l’État. Avec la bénédiction des autorités universitaires, pour lesquelles il est apparemment plus urgent d’« embobiner » la presse que de faire la lumière sur les fraudes scientifiques.
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