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Les bonus cachés d'une filiale de la Caisse des dépôts

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Dans l’empire financier que constitue la Caisse des dépôts et consignations (CDC), on ne parle depuis plusieurs jours que de cela ! Dans son prochain rapport annuel, qui sera rendu public cette semaine, la Cour des comptes doit révéler un scandale qui va éclabousser l'institution financière. Ce devrait même être, cette année, la principale trouvaille des magistrats financiers : au cours de leurs investigations, ils ont découvert que les salariés et les cadres dirigeants de la société CDC Entreprises, filiale de l’établissement public, se sont partagé le pactole de 7 millions d’euros, sous la forme d’une distribution d’actions gratuites. Un invraisemblable pactole, distribué sans la moindre justification, au moment où tout le pays était invité à accepter un plan d’austérité sans précédent. Une sorte de mini auto-privatisation partielle à bénéfice personnel.

Mediapart n’est, certes, pas parvenu à prendre connaissance des détails de l’insertion dans le rapport annuel de la Cour des comptes qui concerne cette affaire sulfureuse et qui sera rendue publique dans les prochains jours. De même, à la direction de la CDC, on nous a fait savoir que nul ne nous ferait le moindre commentaire au sujet de cette affaire. Mais l’histoire a fait l’objet de si violentes – quoique discrètes – controverses au sein de la CDC depuis plus de huit ans, qu’il n’est pas difficile de la reconstituer.

Selon nos informations, c’est en 2007 que les dirigeants de CDC Entreprises ont l’idée d’organiser un système de distribution d’actions gratuites au sein de leur entreprise, filiale de la CDC. À cela, il n’y a aucune justification. Évoluant dans le périmètre public, les cadres de l’entreprise ne peuvent prétendre prendre des risques, et recevoir des actions gratuites en récompense. Pour la majorité d’entre eux –magistrats de la Cour des comptes, administrateurs civils à la direction du budget ou inspecteurs des finances –, ils profitent d’une totale sécurité de l’emploi et n’ont aucune raison de s’octroyer de telles largesses, prélevées, qui plus est, sur fonds publics.

De surcroît, il existe à la CDC un système d’intéressement dont auraient légitimement profité tous les personnels de CDC Entreprises sans construire cette usine à gaz des actions gratuites. Et pourtant, non ! Ce n’est pas de cela que veulent les dirigeants de la filiale de la CDC. Ils inventent donc un système de distribution d’actions gratuites, conçu de telle sorte que les cadres dirigeants ont l'assurance qu'ils seront les mieux servis et feront dans tous les cas de figure la culbute. Ils ne copient pas même le système sulfureux des « carried interest » – les gigantesques plus-values qu’obtiennent les dirigeants des sociétés de gestion dans le secteur du « private equity » (l’investissement dans les sociétés non cotées), mais qui peuvent se réduire à néant s’ils ne réalisent pas les performances prévues. Plus malins que cela, les dirigeants de CDC Entreprises organisent un système de distribution d’actions gratuites qui leur donne la garantie d’être gagnants à tous les coups.

Dans l’organisation de cette opération financière, le président (non exécutif) de CDC Entreprises, Philippe Braidy, qui est un administrateur civil de la direction du budget, ne joue aucun rôle. Celui qui est à la manœuvre, c’est le directeur général de CDC Entreprises, le véritable patron exécutif, Jérôme Gallot, un sarkozyste bon teint qui fut auparavant le patron à Bercy de la direction de la concurrence et de la consommation, et qui deviendra ultérieurement patron de Transdev avant de revenir à son corps d’origine, la Cour des comptes. À côté de lui, son bras droit, Pascal Lagarde, pousse à la roue pour qu’ensemble ils décrochent le gros lot.

Pourtant, l’affaire n’aboutit pas sans mal car dans les instances dirigeantes de la CDC, le projet suscite de vives réserves. C’est donc finalement le patron de la Caisse des dépôts, le chiraquien Augustin de Romanet, qui arbitre et donne son feu vert à ces distributions d’actions gratuites. Passe encore que des systèmes de rémunération copiant ceux du CAC 40 soient mis en œuvre dans les filiales de la CDC qui sont cotées en Bourse, comme Icade. Mais CDC Entreprises est une filiale à 100 % de la Caisse des dépôts et donc à 100 % publique, et ce type de rémunération est sans précédent pour une pupille de l’État. À l’époque, le patron de la Caisse des dépôts, Augustin de Romanet, sait donc pertinemment qu’il prend une décision grave, même si en droit CDC Entreprises est une société anonyme.

Et c’est ainsi que les 59 salariés et dirigeants de CDC Entreprises vont se partager de 2007 à 2012 la somme de 7 millions d’euros, prélevés sur fonds publics, chacun percevant au gré de ses responsabilités, soit une somme modique pour les salariés de base, soit des sommes considérables pour les cadres dirigeants de l’entreprise. À titre d’indication, chaque salarié de CDC Entreprises aurait reçu plus de 118 644 euros si le partage avait été égal. Comme il ne l’a pas été, cela veut donc dire que les salariés modestes ont perçu beaucoup moins, et les cadres dirigeants beaucoup plus. Dans leur cas, le jackpot a atteint plusieurs centaines de milliers d’euros. Sans doute la Cour des comptes en donnera-t-elle le détail.

Et cette appropriation d'argent public est d’autant plus choquante qu’elle a bien failli passer inaperçue. Nous avons en effet interrogé de nombreux élus, de droite comme de gauche, siégeant à cette époque à la commission de surveillance de la CDC, et aucun ne se souvient avoir été informé de cette distribution d’actions gratuites, organisée au moment précis où les fonctionnaires étaient conviés à accepter un plan draconien d’austérité, avec à la clé un gel des rémunérations.

Quand il accède à la direction générale de la CDC, juste après l’alternance de 2012, Jean-Pierre Jouyet, l’ex-secrétaire d’État de Nicolas Sarkozy et ami intime de François Hollande, se garde lui-même de faire de la publicité à cette affaire. Certes, il remet de l’ordre dans sa maison. Selon nos informations, il adresse en effet à l’époque une lettre à tous les bénéficiaires des actions gratuites, les invitant à rendre tout ou partie des sommes qu’ils ont perçues, estimant qu’il ne peut pas, juridiquement, dénoncer l’accord contractuel à l’origine de cette distribution d’actions gratuites. Dans la foulée, Jean-Pierre Jouyet va annoncer aux cadres dirigeants de la CDC qu’il entend aussi mettre fin à la distribution de stock-options qui sont en vigueur dans certaines filiales du groupe CDC – ce qui en creux signifie que ces stock-options, symboles du capitalisme financier anglo-saxon, étaient aussi pratique courante au sein de l’institution.

À l’époque, tout va ainsi se régler de manière discrète. Certains obtempèrent aux instructions de Jean-Pierre Jouyet et rendent l’intégralité des sommes qu’ils ont perçues. C’est le cas, selon nos informations, de Philippe Braidy, le président (non exécutif) de CDC Entreprises. Mais d’autres s’y seraient refusés. D’après les témoignages que nous avons recueillis, il semble que ce soit le cas de Jérôme Gallot. Nous avons essayé de le joindre pour en obtenir confirmation, mais nous n’y sommes pas parvenus.

Au total, chacun a donc fait ce qu’il a voulu, certains refusant de rendre le moindre centime, d’autres rendant un peu, d’autres enfin rendant tout. Nous ne savons donc pas combien la CDC a récupéré sur les 7 millions d’euros qui ont été distribués.

Ce qui est certain, c’est que l’affaire n’aurait sans doute jamais été révélée si le Parlement n’y avait mis son nez. Car il y a au moins un parlementaire qui a, un jour, repéré l’affaire et s’en est inquiété. Il s’agit de l’ex-ministre des finances Jean Arthuis, qui fut longtemps le président centriste de la commission des finances du Sénat, avant de devenir député européen.

Au lendemain de l’alternance de 2012, le nouveau gouvernement socialiste a honoré la promesse de François Hollande visant à créer une Banque publique d’investissement (BPI). Pour créer cette nouvelle structure publique, diverses structures préexistantes lui ont été apportées, dont CDC Entreprises ou encore le Fonds stratégique d’investissement (FSI). Or, à l’occasion de ces opérations d’apport, on a découvert que la BPI, pour rester à 100 % publique, devrait racheter des actions gratuites qui avaient été distribuées au cours des années antérieures, sans que nul ne le remarque.

C’est ainsi que ce chiffre de 7 millions d’euros a été mis au jour à l’occasion d’un débat budgétaire au Sénat. Débat obscur, auquel la presse ne prête pas la moindre attention : ce jour-là, le 3 juillet 2013, la commission des finances du Sénat examine le rapport établi par l’un des siens, le socialiste François Marc, présentant le projet de loi de règlement du budget et d’approbation des comptes de l’État pour l’année 2012. Et cela donne lieu à cet échange (consultable ici dans sa version intégrale) qui, avec le recul, prend un fort relief.

« La création de la BPI entraîne des coûts imprévus – je ne parle pas des honoraires dont on connaîtra sans doute un jour le montant global. Pour rassembler les actions de CDC Entreprises, la BPI a dû racheter des actions gratuites distribuées à certains de ses cadres. Le rapporteur général le sait aussi, qui siège comme moi à la commission de surveillance de l'institution. Or cette dépense de 7 millions d'euros n'était pas prévue », s’inquiète Jean Arthuis, avant d’ajouter un peu plus tard : « Il faudra d'abord se demander comment des actions gratuites ont pu être distribuées à des cadres de la Caisse des dépôts et consignations pour des missions qui relèvent largement de l'intérêt général. Seconde question, le montant : comment expliquer que certains d'entre eux gagnent de telles sommes en si peu de temps ? »

À l’époque président de cette commission, le sénateur UMP Philippe Marini opine du bonnet : « Votre acuité d'esprit, en tant que membre de la commission de surveillance de la Caisse des dépôts, est salutaire. J'ignore comment cette commission fonctionne aujourd'hui. J'y ai siégé pendant huit ans et j'ai parfois éprouvé le sentiment d'être enseveli sous une avalanche de papiers efficacement conçue pour dissimuler les vrais sujets stratégiques. »

Voilà donc le nouveau scandale qui risque d’ébranler la Caisse des dépôts. Un scandale qui arrive après beaucoup d’autres et qui soulève une cascade de questions. Les premières portent sur le fonctionnement et la gouvernance de la CDC au cours de ces dernières années. Car on ne compte plus désormais les affaires qui ont terni la Caisse du temps où Augustin de Romanet en était le directeur général, c’est-à-dire de 2007 à 2012 : des scandales qui ont secoué la Société nationale immobilière (SNI) ou Icade, deux importantes filiales de la Caisse (on peut consulter nos enquêtes ici ou ), jusqu’aux marchés offerts sans appels d’offres à Alain Bauer (lire Alain Bauer a profité de contrats de complaisance à la Caisse des dépôts), autrement dit en violation du Code des marchés publics, en passant par le sinistre financier de Transdev qui pourrait se chiffrer en centaines de millions d’euros, c’est une époque très sombre que l’institution financière a alors traversée.

Et le plus étrange, c’est qu’aucun audit systématique n’a été dressé de cette époque. Les dérives n’ont le plus souvent été connues que grâce à la pugnacité de la presse, dont celle de Mediapart. Ou parfois, grâce aux investigations de la Cour des comptes. Encore faut-il préciser dans ce dernier cas que les rapports des magistrats financiers sont la plupart du temps gardés secrets, ce qui contribue trop souvent à l’opacité du système français.

Autre interrogation : Jean-Pierre Jouyet a assurément bien fait de sommer les bénéficiaires de rendre l’argent qu’ils avaient perçu. Mais pourquoi cela s’est-il passé dans la plus totale discrétion, sans que le Parlement ne soit informé de l’affaire ? Et pourquoi aucune sanction n’a-t-elle été envisagée à l’époque contre les promoteurs du système ? Était-il inconcevable en droit que la Cour de discipline budgétaire soit saisie sans délai, ou alors que les faits soient dénoncés au Parquet ?

Ces questions prennent d’autant plus d’importance qu’Augustin de Romanet a fait, par la suite, une belle carrière. Malgré toutes les affaires que nous venons de pointer, François Hollande a en effet décidé de lui offrir la présidence d’Aéroports de Paris. Ce qui soulève encore une autre interrogation : Jean-Pierre Jouyet a-t-il tenu informé son ami François Hollande du véritable bilan dont pouvait être crédité Augustin de Romanet, avant qu’il ne lui confie la présidence de cette entreprise publique ?

Reste enfin une ultime interrogation : même si c’est maintenant avec beaucoup de retard, quelles suites la Cour des comptes voudra-t-elle donner à cette affaire ? Il sera intéressant de la suivre de très près, car le principal promoteur du système des actions gratuites, Jérôme Gallot, est – c’est le piquant de l’affaire – conseiller maître à la Cour des comptes !

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Starred up


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