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L’Arabie saoudite tient la France et les Etats-Unis en otages

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On n’avait pas vu un tel défilé de chefs d’État et de gouvernement depuis… au moins quinze jours, lors de la grande manifestation à Paris en hommage aux dessinateurs de Charlie Hebdo et aux morts de l’Hyper Cacher. Et pour voir Barack Obama délivrer ses condoléances en personne, il faut remonter à l’enterrement de Nelson Mandela… Qui a donc mérité autant d’attention de la part des grands dirigeants de ce monde ? Nul autre que le roi Abdallah d’Arabie saoudite, décédé le 23 janvier 2015 à l’âge approximatif de 90 ans.

Cet empressement à venir commémorer un monarque absolu, maître depuis vingt ans (même s’il n’a été roi que pendant dix ans) d’un pays qui figure parmi les plus répressifs et le plus liés au terrorisme de la planète, a poussé à un point rarement atteint l’hypocrisie diplomatique. Si le président français François Hollande s’est fendu d’un communiqué prudent, saluant « la mémoire d'un homme d'État dont l'action a profondément marqué l'histoire de son pays et dont la vision d'une paix juste et durable au Moyen-Orient reste plus que jamais d’actualité », d’autres se sont laissés emporter par l’émotion. Pour n’en citer que deux, l’ancien premier ministre britannique Tony Blair a parlé « d’un modernisateur (…) aimé par son peuple et qui sera profondément regretté ». Quant à la patronne du FMI, Christine Lagarde, elle a évoqué un homme qui « était, de manière discrète, un grand défenseur des femmes ».

Toutes ces belles paroles et ces courbettes à la mémoire du roi disparu ne sont pas juste l’expression d’une realpolitik assumée : ils sont l’hommage du drogué à son dealer, et la génuflexion à l’égard de son successeur.

L’Arabie saoudite n’est pas simplement un pourvoyeur de pétrole, c’est aussi un acheteur de biens occidentaux (en premier lieu, des armes), et un partenaire en matière de partage de renseignements. Au nom de tout cela, et de la stabilité du Royaume, le reste du monde ferme les yeux sur un des pires bilans en matière de libertés, de démocratie et des droits humains. Le cas du blogueur Raif Badawi, qui reçoit beaucoup d’attention ces temps-ci après sa condamnation à 10 ans de prison et 1 000 coups de fouet pour avoir exprimé son opinion sur internet, n’est qu’un des multiples exemples d’un pays profondément totalitaire et néfaste sur la scène internationale.

François Hollande à Riyad lors de ses condoléances pour la mort du roi AbdallahFrançois Hollande à Riyad lors de ses condoléances pour la mort du roi Abdallah

Pour se rendre compte du caractère résolument anti-démocratique de ce pays, il suffit de lire ce bref extrait factuel d’un rapport d’Amnesty International consacré aux promesses non tenues des dirigeants saoudiens d’améliorer la situation des droits humains : « La torture et les mauvais traitements sont monnaie courante en Arabie saoudite et demeurent impunis. Les méthodes les plus fréquentes sont les coups de poing et de bâton ; la suspension au plafond ou à la porte d’une cellule par les chevilles ou les poignets ; les décharges électriques sur le corps ; la privation prolongée de sommeil ; l’incarcération au froid. »

Les autres violations des droits humains commises par les autorités saoudiennes comprennent (entre autres) :

« - La discrimination systématique des femmes en droit et en pratique ; les femmes doivent obtenir l’autorisation d’un homme avant de pouvoir se marier, entreprendre un voyage, subir certaines interventions chirurgicales, prendre un emploi rémunéré ou suivre un enseignement supérieur ; les femmes ne sont toujours pas autorisées à conduire.

- Les exécutions à l’issue de procès sommaires s’appuyant sur des "aveux" obtenus sous la torture ; l’Arabie saoudite demeure l’un des cinq pays pratiquant le plus grand nombre d’exécutions au monde ; de nombreuses infractions ne constituant pas des crimes de sang sont passibles de la peine de mort : adultère, vol à main armée, apostasie, trafic de stupéfiant, enlèvement, viol, "sorcellerie". 

- La torture et d’autres formes de mauvais traitements : les châtiments corporels tels que la flagellation et l’amputation sont fréquemment utilisés. Dans certains cas, le vol est sanctionné par l’amputation de la main droite, et le banditisme par l’"amputation croisée" (amputation de la main droite et du pied gauche). La condamnation à la flagellation est systématique pour plusieurs infractions et la sentence peut aller de dizaines à des milliers de coups de fouet. »

Pour des pays comme la France ou les États-Unis qui se vantent de défendre et de promouvoir les droits humains, avoir des relations aussi proches avec un pays ayant ces pratiques est pour le moins dérangeant. Mais quand on proclame que le terrorisme est désormais la plus grande menace à laquelle la planète doit faire face, il y a un vrai paradoxe à être l’allié de l’Arabie saoudite. Comme le dit sans détour Ed Hussain, du Council on Foreign Relations : « Al-Qaïda, l’État islamique en Irak et en Syrie, Boko Haram, les shebabs somaliens et un certain nombre d’autres groupes terroristes sont tous des groupes salafistes. Or, depuis cinquante ans, l’Arabie saoudite est le sponsor officiel du salafisme à travers le globe. »

Oussama Ben Laden était saoudien et sa fortune familiale provenait de contrats négociés par son père pour la construction et l’entretien des mosquées du Royaume. Quinze des dix-neuf terroristes qui ont précipité leurs avions sur le World Trade Center et le Pentagone étaient saoudiens, et un certain nombre de leurs complices l’étaient aussi. Et pourtant, ce n’est pas l’Arabie saoudite qui a été bombardée ou envahie au lendemain du 11 septembre 2001, mais l’Afghanistan et l’Irak.

Obama repartant d'Arabie saoudite après une visite en 2009.Obama repartant d'Arabie saoudite après une visite en 2009. © Pete Souza/Maison-Blanche

Comme l’ont rappelé encore une fois, début janvier 2015, plusieurs élus et ancien élus du Congrès des États-Unis, 28 pages du rapport parlementaire sur les attentats du 11 Septembre sont toujours classées secret défense. D’après ceux qui y ont eu accès, elles concernent l’Arabie saoudite. « Il y a beaucoup de rochers qui n’ont pas été soulevés et qui, si on les soulevait, nous offriraient une vue bien plus grande du rôle joué par les Saoudiens dans l’assistance aux terroristes du 11 Septembre », a confié à Newsweek l’ancien sénateur démocrate Bob Graham. Des propos confirmés par le député républicain Walter Jones, toujours à Newsweek : « Il n’y a aucune raison expliquant pourquoi ces 28 pages n’ont pas été rendues publiques. Il ne s’agit pas de protéger la sécurité nationale. Par contre, certains passages pourraient embarrasser l’administration Bush, à cause de ses relations avec les Saoudiens. » Si la Maison Blanche sous Bush s’est toujours opposée à la publication de ces 28 pages (l’ambassadeur saoudien aux États-Unis et membre de la famille royale était tellement proche de la famille Bush qu’il était surnommé Bandar Bush), l’administration Obama a également choisi de maintenir cette censure. 

Aujourd’hui, nombre de diplomates et dirigeants expliquent que le rôle des Saoudiens avant le 11 Septembre est désormais du passé, et que le Royaume a fait le ménage dans ses services secrets (qui entretenaient de nombreux liens avec Al-Qaïda), et mis en place des instruments de contrôle pour empêcher le financement des groupes terroristes par les riches familles saoudiennes. Pour au moins un diplomate européen, qui fut en poste pendant les années 2000 dans le golfe Persique, tout n’est pas aussi clair : « De nombreux groupes terroristes se financent toujours en Arabie saoudite. Bien sûr, le lien n’est pas direct, mais les riches Saoudiens continuent de donner à des causes ou à des intermédiaires, qui redonnent à leur tour à d’autres intermédiaires par le système de l’hawala. Quand on les confronte à ce sujet, ils répondent généralement quelque chose du genre : "Mais cela fait partie des commandements de l’islam que de donner de l’argent !" La réalité, c’est que beaucoup de Saoudiens ne voient pas le problème à financer des groupes qui se réclament du wahhabisme ou qui prétendent combattre au nom du prophète… »

Comparaison des peines entre l'Arabie saoudite et l'État islamiqueComparaison des peines entre l'Arabie saoudite et l'État islamique

Surtout, qu’est-ce qui diffère entre le « modèle saoudien » et le régime promis par l’État islamique ou Boko Haram ? Pas grand-chose. Le site Middle East Eye a comparé les types de sentences infligées pour divers crimes et délits par l’Arabie saoudite et l’État islamique, et il n’y a quasiment aucune différence. Les sentences, les édits et l’interprétation coranique des imams saoudiens restent des modèles pour tous les groupes terroristes de par le monde. Or ces imams et leurs associations religieuses restent largement financés par les princes gouvernants saoudiens.

Un diplomate jordanien avait caractérisé en 2007 la relation entre son royaume et les États-Unis comme « un mariage catholique dans lequel il ne peut pas y avoir de divorce ». On serait plutôt enclin à penser qu’il s’agit d’une prise d’otages. L’Arabie saoudite exerce une forme de chantage au pire en matière de coopération sur le terrorisme et de stabilité au Moyen-Orient, en laissant entendre que les choses seraient encore pire (!) sans sa collaboration. Il est pourtant évident aujourd’hui que ce sont précisément les actions du royaume saoudien qui fournissent du carburant à l’incendie.

Le même chantage s’exerce sur le pétrole, principalement à destination des Américains. Alors que, ces dernières années, les États-Unis étaient en passe d’atteindre l’indépendance énergétique en raison du développement des hydrocarbures de schistes, grâce aux prix élevés du pétrole, et que, par conséquent, leur politique étrangère devenait moins dépendante du golfe Persique, la chute du cours du brut depuis six mois bouleverse la donne. Le plus pervers est que cette politique saoudienne de prix bas du pétrole bénéficie à court terme aux Américains. Non seulement Barack Obama a reçu un coup de pouce économique (le prix de l’essence à la pompe a été divisé par deux en six mois), qui s’est traduit par un rebond dans les sondages, mais cela favorise sa politique de dureté face à la Russie ou à l’Iran, deux pays qui souffrent de la chute des cours. Les États-Unis sont pris en tenaille par le royaume saoudien qui demeure le principal arbitre du prix de l’or noir.

La France, elle, court derrière Riyad dans l’espoir de vendre, toujours plus. Nicolas Sarkozy avait misé sur le Qatar avec l’idée de réaliser des « coups politiques ». François Hollande a, lui, choisi le royaume des Saoud pour signer des contrats. Un rapide coup d’œil aux visites bilatérales démontre l’activisme forcené de l’équipe de l’actuel président depuis son élection : sur 39 visites bilatérales depuis 1926 et la reconnaissance d’Abdelaziz Bin Abdurrahman al-Saoud, fondateur du Royaume, 15 se sont déroulées entre novembre 2012 et la fin de l’année 2014. Le président de la République a honoré le Royaume de deux visites d’État, en 2012 et 2013, et une troisième le 24 janvier 2015, au lendemain de l’annonce du décès du roi Abdallah. 

Aucun autre État n’a bénéficié d’une cour aussi assidue de la part de la France. La majorité des ministres à s’être rendus en Arabie ont à voir avec l’économie. Ancien ministre du redressement productif, Arnaud Montebourg s’est rendu à Riyad quatre fois en 2013. Jean-Yves Le Drian, ministre de la défense, trois fois la même année. 

Tête de pont de cette diplomatie économique, l’armement, et plus spécifiquement deux secteurs où la France est en pointe : la défense anti-aérienne et la marine. À force de visites, la récompense a fini par tomber, sous forme de 3 milliards de dollars obtenus avec l’accord-cadre du 4 novembre 2014 signé par le ministre des finances saoudien et le PDG d’Odas, société chargée des contrats d’armements décrochés par la France en Arabie saoudite. L’accord profite à plus de vingt entreprises françaises, qui se partagent 2,1 milliards de dollars. L’armement ira, lui, à l’armée libanaise, de même que les 900 millions prévus pour l’entretien et la formation des militaires libanais. Cadeau de l’Arabie saoudite à l’armée du pays du cèdre. 

Avant la signature de ce juteux contrat, la France avait déjà triplé ses ventes d’armes entre 2012 et 2013. Ci-dessous, un graphique établi par le Stockholm international peace research institute (SIPRI, organisme d’évaluation indépendant sur les questions d’armement et de sécurité) montre la répartition des importations d’armes en Arabie saoudite selon les pays. 

Exportation d'armes vers l'Arabie saoudite en millions de dollars.Exportation d'armes vers l'Arabie saoudite en millions de dollars.
 

La logique de l’Élysée est facile à suivre : selon une étude du ministère de la défense réalisée avec le conseil des industries de défense (Cidef) et le cabinet privé McKinsey, les exportations ont atteint 6,87 milliards d'euros l'an dernier en progression de 42,7 %. 40 000 emplois dépendent de ce secteur. Or l’Arabie saoudite est devenue, et de très loin, le premier client de la France en 2014 toujours, avec 1 milliard 928 millions d’euros de contrats, détaille le rapport au Parlement sur les exportations d’armement de la France (téléchargeable ici). 

Outre l’indignité qu’elle charrie aux regards des atteintes aux droits de l’homme perpétrées en Arabie saoudite, cette cour intense faite au Royaume entraîne une adhésion aux choix faits à Riyad, et une délégation de la politique étrangère française. « Nous avons les mains liées, et notre politique régionale est victime de notre logique de gains économiques à court terme : la France est en position de demandeur vis-à-vis de l’Arabie saoudite », souffle Marc Cher-Leparrain, un ancien diplomate de la région, fin connaisseur des dossiers liés à l’armement et aux États du Golfe.

Avec le matériel français, l’Arabie saoudite compte intervenir plus directement au Liban pour contrer le Hezbollah et empêcher celui-ci de continuer à jouer le rôle de soutien au régime d’Assad. Inexistante en Syrie, la France délègue de fait sa politique syrienne sur le terrain au régime de Riyad.

Depuis 2011, l’Arabie est cet acteur clé qui a contribué à rétablir la dictature égyptienne, et a soutenu le régime de Sissi dans tout le processus politique qui a conduit au rétablissement de la dictature. Difficile de ne pas voir, dans la réception en grande pompe du président Sissi en décembre 2014, une adhésion aux choix saoudiens, quand le régime de Sissi assassine les opposants en pleine rue, emprisonne les journalistes et condamne à mort les Frères musulmans par centaines. « La France ne va évidemment pas claquer la porte à Sissi alors que c’est le protégé de Riyad », explique Marc Cher-Leparrain. « La France se retrouve en position délicate, quand les grands perturbateurs, qui contribuent justement au pourrissement de la situation au Moyen-Orient, comme en Égypte, sont justement nos principaux clients, l’Arabie saoudite en tête. »

Parce qu’elle lie la France à la politique étrangère de Riyad, cette diplomatie économique a donc un coût politique considérable. Proactive dans la région, l’Arabie saoudite a multiplié les choix contestables, se faisant depuis 2011 l’ardent défenseur des régimes autoritaires dans la région, écrasant la révolte à Bahreïn, plaçant en 2014 les Frères musulmans sur la liste des organisations terroristes. Des Frères musulmans dont l’éradication en Irak a favorisé l’essor de l’État islamique. En collant à Riyad pour des questions de gros sous, la France est prise dans les mêmes contradictions que le royaume des Saoud.

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Citizen Four


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