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Procès Bettencourt : le bal des prévenus

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Bordeaux, de notre envoyé spécial. Les huit hommes d’âge mûr qui se succèdent depuis quelques jours à la barre du tribunal correctionnel de Bordeaux, au procès de l’affaire Bettencourt, ont au moins une chose en commun. Une position sociale privilégiée qui détonne singulièrement, face à des juges dont le quotidien est si souvent consacré à punir de petites gens. Forcés de s’expliquer publiquement, ces prévenus d’un style particulier peinent à cacher l’humiliation, la peur et la rage que fait naître en eux cette épreuve. Ni aveux, ni regrets ne sont à attendre de leur part.

Après l’ébouriffante prestation, mercredi, de François-Marie Banier (lire notre article ici), la série des « interrogatoires de personnalité » se poursuit avec l’avocat civiliste Pascal Wilhelm, jeudi. Comme d’autres prévenus, cet homme prospère de 52 ans (il se verse un salaire de 35 000 euros mensuels et, les bonnes années, des dividendes ainsi qu’un bonus) insiste d’abord sur ses origines modestes. Dans son cas, un grand-père juif polonais, qui a acquis la nationalité française en s’engageant dans la Légion étrangère. Pascal Wilhelm a aussi des activités associatives respectables et dignes d’intérêt, qu’il expose poliment au tribunal.

Pascal WilhelmPascal Wilhelm © DR

Mais on en vient vite à ses illustres relations, amis et clients, parmi lesquels le banquier Jean-Marie Messier, le gestionnaire de fortune Patrice de Maistre, l’homme d’affaires Stéphane Courbit, le notaire Patrice Bonduelle (tous trois renvoyés devant le tribunal), le communicant Laurent Obadia, et même Alain Minc, le conseiller omniscient du Tout-Paris.

Le charmant Pascal Wilhelm, qui voudrait parler du fastidieux travail de « régularisation » fiscale qu’il a effectué pour Liliane Bettencourt, est vite noyé sous les questions embarrassantes du tribunal et des parties civiles. Car Patrice de Maistre et la société Betclic de Stéphane Courbit font déjà partie de ses clients, lorsqu’il devient également l’avocat puis le « protecteur » de l’octogénaire, courant 2010, alors que se joue l’éviction de Patrice de Maistre. Or, une fois devenu l’avocat de l’héritière L’Oréal, Me Wilhelm a pourtant assisté de Maistre en garde à vue, et il l’a encore représenté un temps au tribunal de Nanterre, alors que le scandale des enregistrements avait révélé les agissements du gestionnaire de fortune. Comment protéger la milliardaire tout en défendant l’un de ceux qui aurait abusé de ses largesses ? Un curieux mélange des genres, dont l’avocat a du mal à se justifier. « J’ai cessé de le représenter en octobre 2010 », précise Me Wilhelm.

Plus ennuyeux, alors qu’il était devenu son protecteur, c’est encore lui qui a proposé à Liliane Bettencourt, fin 2010, d’investir 143 millions d’euros dans les jeux en ligne, une participation dans Betclic, après que Jean-Marie Messier eut concocté pour la circonstance une valorisation du groupe de Stéphane Courbit que l’on a dit assez avantageuse. Un conflit d’intérêts que dément Pascal Wilhelm. « Un contrôle disciplinaire en 2011, puis une instance disciplinaire du Conseil de l’ordre des avocats de Paris, en 2014, ont établi que je n’avais commis aucune faute », déclare posément le civiliste. Pascal Wilhelm assure, par ailleurs, que le cabinet d’avocats d’affaires Bredin-Prat, qui travaille de longue date pour la famille Bettencourt, était parfaitement au courant de ce projet d’investissement et n’avait rien trouvé à y redire, avant de changer d’avis.

Stéphane Courbit au tribunalStéphane Courbit au tribunal © Reuters

Vient le tour de Stéphane Courbit, 49 ans. Svelte, costume chic, sourire de requin, l’homme d’affaires commence par raconter son enfance modeste dans la Drôme, ses grands-parents agriculteurs, le divorce de ses parents, et ses études « moyennes ». L’air décontracté, il narre ensuite sa rapide ascension dans la production d’émissions de variétés, qui lui a permis de très bien gagner sa vie, jusqu’à revendre ses parts dans le groupe Endemol pour quelque 250 millions d’euros, fin 2007. Notre fringant entrepreneur réinvestit le tout dans les « métiers en développement » (télé, électricité, jeux en ligne, avec Lov Group), et se lance même dans l’hôtellerie de luxe et la restauration. Son patrimoine personnel, par ailleurs, se situe autour de 100 millions d’euros. Il fréquente tout le CAC 40 et les banquiers, cherchant « chaque jour de nouveaux investisseurs ». Une façon de sous-entendre qu’il n’avait pas besoin de plumer qui que ce soit pour renflouer son groupe, comme le disent de mauvaises langues, et surtout pas une octogénaire diminuée qui l’a confondu avec un chanteur.

Mais Stéphane Courbit est moins disert pour expliquer les modalités du « protocole  transactionnel » intervenu quelques jours seulement avant le procès, alors que la famille Bettencourt exigeait depuis 2012, procédures à la clef, de récupérer le curieux « investissement » effectué par Liliane. Selon des confidences concordantes de plusieurs avocats, recueillies en marge des débats, Courbit a finalement rendu les 143 millions d’euros en y ajoutant 15 millions d’intérêts. Soit un chèque de 158 millions d’euros qu’il n’a pas dû signer de gaîté de cœur.

Quand Patrice de Maistre, 65 ans, s’avance à la barre, jeudi après-midi, l’ambiance change subitement. Malgré sa particule, son cursus solide et sa forte stature, l’ancien gestionnaire de fortune de Liliane Bettencourt a soudain la voix qui s’étrangle, et n’arrive pas à contenir quelques sanglots, en évoquant sa famille « qui (le) soutient ». On peine à reconnaître la voix assurée de l’homme des enregistrements. Il est le seul à avoir été placé en détention provisoire dans cette affaire, et en a visiblement été marqué. « J’ai remis quatre millions d’euros au régisseur de ce tribunal pour sortir de prison », tient à rappeler Maistre. Son interrogatoire va durer plus de trois heures.

Patrice de Maistre au tribunalPatrice de Maistre au tribunal © Reuters

Lui aussi, a eu une enfance assez modeste, avec un père qu’il n’a jamais connu. Il doit aujourd’hui aider ses parents, et n’a hérité de rien, explique-t-il. Expert-comptable, commissaire aux comptes, puis dirigeant de grands cabinets d’audit, Patrice de Maistre a construit sa carrière tout seul. Des amis banquiers et PDG viennent en témoigner au tribunal, louant son professionnalisme et son sens de l’éthique. « J’ai très bien gagné ma vie chez les Bettencourt, mais 80 % de mon patrimoine était déjà constitué », insiste-t-il. Il possède aujourd’hui une quinzaine de millions d’euros.

Arrivé chez les Bettencourt en 2003, après avoir essayé de monter un fonds d’investissement sans trop de succès, Patrice de Maistre se retrouve à gérer les deux sociétés familiales (Clymène et Téthys) de l’héritière L’Oréal. Il doit placer et répartir des sommes d’environ 200 millions d’euros, détaille-t-il. Les revenus que Liliane Bettencourt tire chaque année de ses actions sont estimés à 150 millions d’euros. L’octogénaire emploie une vingtaine de personnes, et a plusieurs propriétés. Patrice de Maistre explique qu’il remet progressivement de l’ordre, qu’il rationalise. Il s’occupe aussi de la Fondation Bettencourt. Ses revenus augmentent, jusqu’à atteindre un million d’euros par an. Mais est-ce encore assez, compte-tenu de sa passion pour la voile, et des sommes colossales qu’il gère tous les jours ? C’est le soupçon lancinant qui revient dans ce dossier.

D’une voix lasse, Patrice de Maistre répond aux questions en laissant parfois échapper un grand soupir. Le président du tribunal se fait plus doux, prenant garde à ne pas le brusquer. Maistre se pose en victimes des circonstances. « Je suis tombé dans une situation qui existait avant moi, avec des comptes en Suisse depuis 50 ans, une île achetée avec de l’argent suisse 20 ans avant, des comptes à Gibraltar… J’ai été confronté à cette situation, et ce n’était pas mon travail », souffle-t-il. Ce sont donc ses prédécesseurs, les avocats, fiscalistes et autres banquiers privés qui s’empressaient autour des Bettencourt qui seraient à blâmer. « J’ai été progressivement plongé dans cet environnement, je n’avais ni besoin ni envie de cela », laisse-t-il tomber, lui qui est accusé d’avoir profité de la situation et des comptes suisses. Comme Banier, la veille, qui jurait n’avoir accepté des dons que parce que Liliane Bettencourt le voulait, Maistre se serait donc laissé faire.

« C’est une famille qui n’est pas dans le monde réel, avec tous ces milliards, et l’intérêt supérieur de L’Oréal », ajoute-t-il. Patrice de Maistre reprend un peu d’assurance, et le débat porte maintenant sur le rôle qu’il a joué pendant le conflit entre Liliane Bettencourt et sa fille unique, Françoise Meyers-Bettencourt. « J’ai essayé d’arranger les choses en 2008 », assure-t-il.  C’est pourtant lui qui fait, par la suite, entrer le volcanique Georges Kiejman comme avocat de Liliane Bettencourt pendant la « bataille » contre les avocats de la fille (feu Olivier Metzner, et Didier Martin).

C’est encore Maistre que l’on entend, sur les fameux enregistrements de 2010, encourager Liliane Bettencourt  à se battre, comme si sa fille lui faisait un procès à elle, alors qu'elle visait en fait Banier. « Je l’ai entendue dire dix fois : plutôt mourir que d’être sous tutelle de ma fille », se justifie Patrice de Maistre. « Elle considérait, depuis la plainte pour abus de faiblesse, qu’elle était en bataille, d’où les choses qu’elle m’a demandées », assure l'ancien gestionnaire de fortune. Encore et toujours la fameuse volonté de fer de Liliane Bettencourt, pourtant malade et vulnérable depuis 2006, selon les expertises médicales. « Elle a voulu me donner un bateau », dit encore Patrice de Maistre...

L’interrogatoire de personnalités permet aussi à Patrice de Maistre de faire quelques rappels factuels, sur lesquels le tribunal reviendra en détail dans les jours qui viennent. « J’ai connu Éric Woerth en 2006, dans le cadre des préparatifs de la campagne présidentielle de 2007. J’étais à l’époque au premier cercle de l’UMP, et je l’ai rencontré dans ce cadre », rappelle-t-il. On évoque brièvement les dons légaux et déclarés faits à cette occasion au candidat Sarkozy. Les Bettencourt voulaient aider, et Patrice de Maistre dit ne plus s’être occupé de politique après cela. Pour ce qui concerne Éric Woerth, « sa femme est devenue ma collaboratrice. Il m’a remis la Légion d’honneur, et est venu dîner une fois à la maison », glisse encore Maistre. Une affaire qui vaudra aux deux hommes un autre procès, en mars prochain.

Banier et Eric Woerth au tribunalBanier et Eric Woerth au tribunal © Reuters

L’ancien gestionnaire de fortune résume aussi ses entretiens à l’Élysée avec Patrick Ouart, alors conseiller pour la justice de Nicolas Sarkozy. « Je l'ai d’abord rencontré à l’Élysée avec M. Sarkozy, puis cinq fois pour prendre des informations, savoir comment évoluait le dossier. Mais il recevait aussi les avocats de Mme Meyers-Bettencourt », raconte Maistre. C’est ce même Patrick Ouart qui l’avait prévenu que la plainte pour abus de faiblesse déposée contre Banier allait être classée sans suite par Philippe Courroye, alors procureur de Nanterre. « Comment M. Ouart pouvait-il savoir à l’avance les intentions du procureur de la République ? » demande le président du tribunal avec des yeux ronds. « Je l’ignore », répond Maistre.

L’interrogatoire d’Éric Woerth, jeudi en fin de journée, est beaucoup plus court (une vingtaine de minutes) et plus formel que les autres, comme si le tribunal décidait subitement de prendre des gants. Éric Woerth décline son parcours professionnel et politique. Il dit avoir rencontré Patrice de Maistre dans le cadre du Premier cercle de l’UMP, pour un don officiel à son association de financement électoral. On reste sur sa faim. Jusqu’ici, le député et maire (UMP) de Chantilly (Oise) est peu présent dans ce procès. Il s’est d'ailleurs absenté de lundi soir à jeudi après-midi, et fait mine de n’être pas concerné par tout cela, impassible, comme s’il se trouvait à l’Assemblée nationale.

Françoise Meyers-Bettencourt au tribunalFrançoise Meyers-Bettencourt au tribunal

Enfin, vendredi matin, le tribunal a entendu les parties civiles : Françoise Meyers-Bettencourt et ses deux fils, présents depuis lundi à Bordeaux, et qui assistent en silence à tous les débats. Une sorte de famille princière de film grand public, qui ne se déplace qu’entourée d’avocats et de gardes du corps à oreillettes. Sortant de son silence, la fille unique de Liliane Bettencourt explique avoir voulu uniquement « protéger sa mère ». Avant de décéder fin 2007, son père, André Bettencourt, lui aurait dit : « Banier est un escroc. Un jour, il y aura un procès. Nous y voilà », déclare-t-elle.

Sa mère était « sous influence », « sous emprise » de Banier, un individu qui a « brisé une famille », explique Françoise Meyers-Bettencourt. Au passage, elle admet avoir « aidé » financièrement l’ancienne comptable Claire Thibout, mais conteste catégoriquement avoir soudoyé des employés de sa mère pour obtenir leur témoignage, comme l’insinuent Banier et Maistre dans leur dernière plainte instruite à Paris.

L'un des deux fils de Françoise, Jean-Victor Meyers, explique ensuite la vulnérabilité de Liliane Bettencourt, sa grand-mère, qui, lors d’une discussion, croyait avoir donné « un million » à Banier, quand il s’agissait « d’un milliard ». Une vieille dame désorientée, qui perd la mémoire, pas toujours lucide, qui oubliait les prénoms, et lui avait même inventé une sœur alors qu’il n’avait qu’un frère. Une autre fois, raconte son petit-fils, Liliane Bettencourt croyait avoir acheté un bel immeuble, alors qu’elle était en fait alitée à l’hôpital américain de Neuilly.

L’examen des faits eux-mêmes commencera lundi, et s’annonce déjà cruel pour certains.

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Citizen Four


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