Derrière les vitrines clinquantes des centres commerciaux, se cache une réalité sociale peu reluisante. Julien Choquet a consacré en 2011 sa thèse de sociologie aux conditions de travail et d’emploi des salariés des commerces et des services dans les centres commerciaux, en s’immergeant deux ans durant dans l’un des plus grands d’Europe : Lyon Part-Dieu. Il abrite plus de 250 points de vente et plus de 2 500 salariés, accueille plus de 30 millions de visiteurs et génère plus de 700 millions d’euros de chiffre d’affaires par an. Fait remarquable : il a été traversé par un mouvement social inédit le 24 décembre 2011, une grève des salariés de différentes enseignes pour dénoncer les conditions de travail dans ce temple de la consommation. Il en a résulté une expérience de syndicalisme de site toujours en cours initiée par la CGT. Au menu des revendications : des places de parking gratuites, la création d'une garderie ou encore d'un espace de restauration collective.
Mediapart.- Les centres commerciaux sont une vitrine de l’hyper-précarité et flexibilité de notre marché du travail. Peut-on faire encore plus en matière de souplesse, comme le réclament le patronat et une partie de la gauche au pouvoir ?
Julien Choquet.- Il existe probablement encore des marges en matière de flexibilité. Pour ne prendre qu’un exemple, on assiste depuis quelque temps à une fragilisation de certaines digues comme l’élargissement des horaires d’ouverture des commerces aux dimanches, soirées et jours fériés. L’idée fait progressivement son chemin dans les esprits. On a ainsi vu des salariés revendiquer leur droit au travail le dimanche. Parmi les arguments largement médiatisés, on entend que le travail du dimanche permet à ceux qui l’acceptent de profiter de salaires horaires majorés. Soit. Les salariés qui souhaitent refuser ces propositions sont-ils libres de le faire ?
Peut-on réellement se permettre de refuser une telle proposition lorsque l’on profite, par ailleurs, d’accords tacites et révocables, permettant d’alléger les contraintes professionnelles: arrangements dans les plannings, éviction des plages et des postes de travail les plus difficiles, etc. Je n’affirme pas que toutes ces entreprises soient malintentionnées dans ce domaine. Mais j’ai recueilli suffisamment de témoignages pour souligner que ce manque de considération des organisations sur les vies personnelles est très fréquent : refus d’accorder un samedi de repos pour organiser l’anniversaire de son enfant, refus répétés de congés pendant les vacances scolaires, transmission des emplois du temps la veille pour le lendemain, etc.
D’autre part, il n’y a aucune raison de penser que la promesse de majoration des salaires horaires en contrepartie du travail le dimanche demeure. Après tout, la plupart des salariés de la restauration n’ont pas de majoration pour le travail du dimanche ou en soirée.
Qu’est-ce que travailler en centre commercial ?
C’est tout d’abord travailler au contact quasi permanent du public. La foule de consommateurs est omniprésente et il est très malaisé de s’abriter des regards, de conserver des espaces d’intimité. Nombre de points de vente, surtout les petites surfaces, n’ont pas de salle de pause ou de restauration. Il implique également de se conformer à des plannings horaires atypiques (samedis, dimanches et jours fériés) et des plages de travail courtes (parfois trois heures) et morcelées. Il est ainsi fréquent que des employés travaillent sur la même journée quelques heures le midi et le soir entrecoupées d’une plage non rémunérée l’après-midi.
Travailler en centre commercial, c’est aussi occuper des postes soumis à d’importantes contraintes organisationnelles comme le montre la grande enquête SUMER de la Dares sur la mesure des risques professionnels : travail en présence de la clientèle, flexibilité, manque d’autonomie et de moyens, etc. Cette même enquête rappelle aussi que ces métiers ne sont pas exempts de contraintes physiques : manutention manuelle de charges, contraintes posturales et articulaires, station debout prolongée, gestes répétitifs à cadence élevée, etc.
Si ces contraintes professionnelles sont si développées, c’est en grande partie parce que les firmes du commerce et des services aux particuliers implantées dans les grands pôles commerciaux dont font partie ces centres ont, pendant des années, optimisé la gestion de leurs ressources humaines en ajustant de plus en plus finement le volume de leurs effectifs aux affluences de la clientèle. Cela s’est traduit tout d’abord par une densification du travail pour ces employés qui ont vu les temps d’accalmie progressivement disparaître de leurs plages de travail, des périodes pourtant extrêmement importantes pour eux, mais aussi pour le bon déroulement de l’activité de leur point de vente : récupération physique et psychique, anticipation de l’activité à venir et des moyens à mettre en œuvre pour la contrôler, transmission des savoirs et savoir-faire entre collègues, etc.
Autre effet perceptible, l’intensification du travail qui rend plus complexe l’adoption par les salariés de manières « saines » de réaliser leurs tâches. Dans l’urgence, il est en effet difficile de se tenir à l’écoute de son corps pour éviter de le brutaliser. Il est également peu aisé de garder son calme face à un client méprisant ou la pression des files d’attente. La plupart des salariés rencontrés se disent fréquemment en situation de débordement. C’est également l’usure physique (profonde fatigue, douleurs dorsales et articulaires, etc.) et psychique (énervement, irascibilité envers les proches, etc.) qui s’invite à la fin de nombre de leurs journées de travail.
Vous classez les salariés en trois catégories : les sédentaires, les nomades et ceux qui veulent se sédentariser…
Les salariés sont majoritairement des femmes, plutôt jeunes, travaillant à temps partiel en CDI pour des rémunérations faibles. Ce sont des salariés d’exécution occupant des postes de caissier, d’employé de libre-service, de magasinier, de vendeur non spécialisé, d’agent de la restauration. Ils sont encadrés par des responsables de rayon, d’entrepôt ou de magasin, des chefs de petite surface de vente, des managers dans la restauration. Ces postes intermédiaires sont mal rémunérés (au regard des salaires pratiqués dans d’autres secteurs d’activité sur des postes équivalents) et peu nombreux. Les perspectives de carrière et d’ascension professionnelle dans ces établissements sont donc rares et peu attractives.
On peut distinguer les employés qui souhaitent s’inscrire durablement dans leur entreprise, les « sédentaires », de ceux qui sont de passage, les « nomades ». Les premiers se caractérisent par leur forte implication dans le collectif de travail et la qualité du service. Ils sont de ce fait extrêmement sensibles aux évolutions de leur travail : réduction année après année des effectifs ; management par objectifs quantifiés qui masquent, tout en les rendant plus accrues, les complexités du travail concret ; diminution du conseil à la clientèle ; industrialisation du service ; etc.
Les « nomades », ce sont principalement les étudiants pour qui cet emploi n’est qu’un « petit boulot » momentané. Leur implication dans le travail et la qualité du service est moindre parce que ce n’est pas leur principale sphère d’investissement. Leurs liens avec le collectif sont plus faibles et généralement moins solidaires. Ils acceptent plus facilement de se soumettre aux évolutions organisationnelles contraignantes dont ils saisissent moins les enjeux. Entre les « sédentaires » et les « nomades », on retrouve les personnes qui cherchent à se « sédentariser » et chez qui l’on voit se solidifier le rapport à l’entreprise et au collectif de travail, celles en période d’essai qui aspirent à accéder à un CDI ou encore les étudiants qui envisagent progressivement d’abandonner leurs études.
Comment ces grandes entreprises réussissent-elles à réduire de manière continue leur masse salariale tout en augmentant leur chiffre d’affaires ?
Par des procédés somme toute classique : la déqualification des postes, l’optimisation des temps de travail et la centralisation du pouvoir. Ce mouvement continu se perçoit très nettement sur la période que couvrent mes recherches, du milieu des années 1990 à 2010. Pour ce qui concerne les commerces de ce centre, la déqualification des postes consiste à chasser de l’organisation du travail les tâches et les missions qualifiées, mais peu rentables du fait du temps qu’il convient d’y consacrer, comme le conseil à la clientèle.
C’est ce qui explique que ces entreprises tendent à transformer leur organisation de la vente en une formule en libre-service. Les postes de vendeur-conseiller ont progressivement été remplacés par des postes d’employé de libre-service (réassort et rangement des rayons) et de caissier.
L’optimisation des temps de travail consiste à placer la juste quantité de personnel au bon endroit et au bon moment, c'est-à-dire pendant les périodes de forte affluence de la clientèle à la mi-journée et en début de soirée ainsi que pendant les soldes, les fêtes et les jours fériés.
On remarque enfin une tendance à la centralisation du pouvoir avec des ordres et des objectifs concentrés au sein des maisons mères qui dirigent à distance – par des objectifs chiffrés et des systèmes d’échange de données informatisées – leurs points de vente sans laisser réellement de latitudes au management local pour ajuster la politique d’entreprise.
Ces évolutions permettent des économies substantielles sur la masse salariale. Elles ont également d’importantes répercussions du point de vue des salariés. Le travail est moins intéressant et plus répétitif. Les plannings de travail sont très morcelés, acycliques et irréguliers. Les objectifs imposés par les maisons mères pour contenir les frais d’exploitation tout en accroissant les chiffres d’affaires sont de plus en plus difficiles à atteindre.
Le centre commercial est un environnement de travail source d’une très grande souffrance au travail physique et mentale. Un enfer pour les salariés ?
Il convient d’être nuancé. Les conditions de travail et d’emploi sont certes très difficiles. Mais, si la plupart de ces travailleurs sont très critiques vis-à-vis des évolutions de leur entreprise et de leur travail, ils trouvent tout de même des sources de satisfaction. Les relations avec les clients par exemple sont très fortement investies. Bien que, du fait des choix organisationnels, ils n’ont plus beaucoup de temps à leur consacrer, ces salariés persistent à tenter de personnaliser chacune de leurs interactions de service. Prendre un peu plus de temps avec ceux qui semblent en avoir besoin, trouver les sujets de discussion adéquats selon la personne qui leur fait face, toutes ces petites attentions sont déployées en vue de la satisfaction de la clientèle. Et lorsqu’ils perçoivent cette satisfaction, ils reçoivent une forme de reconnaissance fondamentale, source de dignité et de plaisir au travail.
Dans ces environnements cloisonnés où tout est pensé, organisé pour isoler les salariés, le dialogue social est impossible, du fait notamment de l’organisation des centres en réseau qui rend ineffectif tout droit à la représentation des salariés, car la plupart des boutiques comptent moins de onze salariés...
Il y a deux niveaux à prendre en considération en termes d’activité syndicale dans les centres commerciaux. Tout d’abord, il y a le niveau de l’entreprise qui emploie les salariés. La plupart des problématiques dont peuvent se saisir les syndicats se jouent à cette échelle. Il est délicat de porter des dossiers au niveau d’un seul point de vente. Les négociations se déroulent la plupart du temps pour l’ensemble des points de vente du réseau d’enseignes. Comme vous le soulignez, l’affaire est complexe pour les salariés des petites boutiques. Elle l’est également pour les points de vente aux effectifs plus importants du fait de l’éparpillement des salariés du réseau d’enseignes qui les emploie sur le territoire national, voire international.
Le second niveau de complexité réside dans le fait que ces employés travaillent aussi dans un centre commercial. Or celui-ci peut créer des nuisances dans l’exercice du travail des salariés de ces magasins. Par exemple, certains endroits de la galerie marchande où j’ai réalisé mes recherches sont très mal climatisés, ce qui expose les salariés y travaillant à des variations de température excessives. Il y a une réelle nécessité à instaurer un dialogue social entre les propriétaires des centres commerciaux – la plupart du temps des géants de l’immobilier commercial comme Unibail-Rodamco – et les salariés qui y travaillent.
Les travailleurs syndiqués que j’ai pu rencontrer ont, entre autres, essayé de faire entendre aux propriétaires du centre la nécessité d’instaurer une crèche dans le centre commercial. Cela constituerait une avancée sociale majeure pour toutes ces mères de familles qui se retrouvent souvent démunies pour faire garder leurs enfants du fait de leurs horaires difficilement conciliables. Appuyés par des élus locaux, ils ont essuyé une fin de non-recevoir, les propriétaires du centre préférant visiblement valoriser leurs mètres carrés par de la location commerciale.
Il est certain que les syndicats ont à s’adapter à certaines configurations originales face auxquelles ils se trouvent démunis. Il convient aussi que le politique et le législateur se saisissent de ces problématiques pour que soient respectées les libertés fondamentales que l’on a accordées aux travailleurs.
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