Retour à la case commission. L'Assemblée nationale a rejeté jeudi 29 janvier une proposition de loi écologiste qui prévoit de rendre les entreprises françaises responsables d'éventuels agissements contraires aux droits humains, aux réglementations sanitaires et environnementales causés par leurs sous-traitants dans les pays en développement. Cette loi avait pourtant été cosignée par toute la gauche, y compris le PS, qui s'est prononcé jeudi pour le report d'un texte qu'il soutenait il y a peu.
Officiellement, elle n'est pas enterrée. « Le renvoi proposé n’est pas un report sine die (...). Au contraire, le gouvernement souhaite que ce travail aboutisse dans les toutes prochaines semaines », a dit aux députés le secrétaire d'État au commerce extérieur, Matthias Fekl. Le ministre de l'économie, Emmanuel Macron, dont le cabinet suit le dossier, était officiellement retenu « en raison du travail très intense » sur la loi controversée qui porte son nom, discutée ces jours-ci à l'Assemblée nationale.
Mais pour les promoteurs de la loi, ce nouvel épisode est une énième déception. Pour Mathilde Dupré, chargée de plaidoyer au Comité catholique contre la faim et pour le développement (CCFD), une ONG qui travaille sur ce texte depuis deux ans, « cette issue est extrêmement frustrante. On nous oppose des arguments juridiques, mais cette proposition a été analysée pendant des mois par des experts juridiques renommés. À un moment, il faut arrêter de consulter le ban et l'arrière-ban ! » Sandra Cossart, responsable du programme Globalisation et droits humains de l'ONG Sherpa, dénonce « un manque de courage politique ».
De fait, ce texte offensif n'est pas vraiment dans la ligne du gouvernement, désormais très attentif aux revendications des entreprises, les plus grandes en particulier. Le 21 janvier, les députés PS ont d'ailleurs voté en commission contre la proposition de loi qu'ils avaient pourtant cosignée. « On nous a baladés pendant deux ans, et les socialistes nous ont lâchés en plein vol », dit Danielle Auroi, amère. « Nous sommes déçus de la volte-face du PS, mais cela correspond aux signaux envoyés récemment. Pour ce gouvernement, la relance de l'économie et le développement est le nouveau dogme », assure Thomas Norot, de l'ONG Survie.
« Devoir de vigilance des sociétés mères et entreprises donneuses d'ordre ». Le titre de la loi proposée par les écologistes peut sembler technique. Mais derrière ce jargon se cache un enjeu tout à fait symbolique : le fait de rendre responsables pénalement les entreprises françaises des agissements des sociétés à qui elles sous-traitent certains de leurs contrats dans les pays en développement. Ce qui leur permet parfois de contourner en toute impunité les droits humains, les réglementations sanitaires et environnementales, ou les règles anti-corruption.
À l'origine de cette loi, il y a un drame : l'effondrement du Rana Plaza, cet immeuble de Dacca, la capitale du Bangladesh, qui s’était écroulé le 24 avril 2013. Plus d’un millier de travailleurs du textile y avaient trouvé la mort, avec, dans les décombres, des étiquettes de lignes de prêt-à-porter de grandes marques, notamment françaises (Camaïeu, Carrefour, Auchan, etc.).
Autre exemple cité par les écologistes, le chantier de la future Coupe du monde de football au Qatar. « De très nombreuses entreprises françaises et européennes ont recours à des sous-traitants qui, sur place, n’ont pas hésité à pratiquer l’esclavage moderne, a expliqué récemment à l'assemblée la députée écologiste Danielle Auroi, à l'initiative de cette proposition de loi. Elle a cité l'exemple du parking d'un grand hôtel construit par des Népalais « contraints de travailler douze heures consécutives chaque jour dans les conditions climatiques que vous imaginez ». « Il y a eu des morts sur ce chantier. Ce sont les damnés de la Terre de notre temps ! Malgré cela, les multinationales donneuses d’ordre n’hésitent pas à affirmer qu’elles ne sont responsables de rien puisque la loi est muette sur le sujet. »
C'est à cette impunité que les écologistes, mais aussi 250 ONG rassemblées dans la coalition européenne "European Coalition for Corporate Justice", entendent mettre fin.
Des dispositions de ce genre existent déjà au Royaume-Uni, en Italie, en Suisse, en Espagne, au Canada et aux États-Unis. Cette revendication ancienne des ONG et des altermondialistes avait d'ailleurs été reprise à son compte par François Hollande, le 12 avril 2012, pendant la campagne présidentielle. « Je souhaite que soient traduits dans la loi les principes de responsabilité des maisons mères vis-à-vis des agissements de leurs filiales à l’étranger lorsqu’ils provoquent des dommages environnementaux et sanitaires », avait alors dit le chef de l'État.
Longtemps, le PS a semblé très allant. Après le Rana Plaza, Bruno Le Roux, le président du groupe socialiste à l'Assemblée nationale (un proche de François Hollande), avait déposé une proposition de loi en novembre 2013. Signée par tous les députés PS, elle prévoyait « d’instaurer une obligation de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre à l’égard de leurs filiales, sous-traitants et fournisseurs ». Et aussi de rendre responsables sur le plan civil mais aussi pénal celles qui ne jouent pas le jeu et de permettre aux victimes d'obtenir réparation en cas d'atteinte « aux droits humains et à l’environnement ». Les groupes écologistes, radicaux et communistes l’avaient reprise à leur compte. Une unanimité rare, à gauche.
Le 17 novembre 2014, Manuel Valls avait même dit « soutenir » la loi. Une déclaration surprenante : depuis le début, le ministère de l'économie, sous la pression de l'AFEP, puissante organisation patronale affiliée au Medef qui réunit les patrons du CAC 40 — entreprises à qui ce texte s'appliquerait en priorité — est en effet hostile à tout texte trop contraignant. Bercy a plusieurs fois promis un texte alternatif cet automne, qui n'est jamais arrivé.
Lassés de ces atermoiements et des délais à rallonge, les écologistes ont donc décidé d'inscrire la fameuse loi dans leur "niche parlementaire" de ce jeudi 29 janvier. Un coup de pression qui a contraint le gouvernement à dévoiler enfin sa version alternative aux ONG, le 12 janvier dernier. Pour les ONG, la proposition de Bercy fut une douche froide. « C'était très light, à des années-lumière du texte initial », explique Mathilde Dupré, du CCFD.
Au lieu de rendre possible la mise en cause des entreprises ou des sociétés-mères en cas de manquements de leurs donneurs d'ordres, le ministère de l'économie propose simplement une obligation pour les 150 plus grands groupes ayant leur siège en France (plus de 5 000 salariés en France ou plus de 10 000 salariés) de créer un système interne de vigilance. Un juge pourrait bien être saisi, mais seulement pour obliger l'entreprise à prouver qu'elle s'est bien dotée d'un système de prévention des risques.
Mais dans cette nouvelle version, qui reprend en grande partie les propositions des grands patrons de l'AFEP, il n'est plus question de sanctions ou de responsabilité juridique directe des grands groupes. « Cet affichage rend les entreprises responsables a priori, et cet a priori agace le gouvernement et le monde de l'entreprise », justifie Dominique Potier. À Bercy, la mise en cause directe des entreprises fait en effet figure de ligne rouge. « La proposition de loi dans sa version actuelle pose une présomption de responsabilité, les entreprises doivent prouver qu'elles ne sont pas fautives, c'est assez exotique du point de vue du droit commun. Elle pose par ailleurs un problème en terme d'attractivité. Si elle était adaptée, des entreprises s'empresseraient de partir », dit une source gouvernementale.
Mais pour les ONG, c'est justement cette inversion de la charge de la preuve et la possibilité de mettre en cause pénalement les donneurs d'ordre qui font toute la puissance de la loi. « La grande difficulté dans ces drames pour les victimes, qui vivent à des milliers de kilomètres et n'ont pas l'information, est d'accéder à la justice, explique Sandra Cossart de Sherpa. C'est à elles de prouver les fautes de l'entreprise, à elles de prouver le lien de contrôle entre le donneur d'ordres et la société-mère. Ce qui en pratique revient à les empêcher d'accéder à la justice, et a fortiori d'avoir gain de cause.
Jeudi soir lors des débats, le secrétaire d'État Matthias Fekl a pour la première fois évoqué la possibilité que la « responsabilité » des entreprises soit engagée. Mais uniquement « en droit commun », c'est-à-dire au civil et sans inverser la charge de la preuve. Ce qui ne lève pas les obstacles quasiment infranchissables pour les victimes. « On a voulu nous rassurer en parlant de réparations, mais le droit commun, c'est la situation actuelle ! explique Mathilde Dupré, du CCFD. Pour améliorer l'accès des victimes à la justice, il faut nécessairement inverser en partie la charge de la preuve. »
« Le nouveau texte devra aborder à la fois la prévention et la réparation des dommages et faire évoluer le droit de la responsabilité dans le but de favoriser l’accès des victimes à la justice », a assuré jeudi soir dans un communiqué le député PS Dominique Potier, qui dit vouloir déposer un nouveau texte « la semaine prochaine ». « Je ne lâche rien sur l'objectif, je suis attaché à ce que nous arrivions à une loi efficace, avec les mêmes objectifs, même si elle apparaît moins radicale », dit-il à Mediapart. Tout de même conscient du risque que les ONG ne considèrent ce nouveau texte comme « de l'eau tiède ».
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