L’amendement controversé sur le « secret des affaires » ne sera finalement même pas examiné par les députés. Jeudi soir, François Hollande s'est rallié à la proposition de son ministre de l’économie Emmanuel Macron de retirer le texte. Le président de la République a jugé que ce projet n'était « ni opportun, ni judicieux ».
Face à la mobilisation de l’ensemble de la presse française, un nouvel amendement de suppression va être déposé et les dispositions liées au « secret des affaires » vont tout simplement disparaître du projet de loi Macron. L’information a été communiquée au collectif de journalistes qui dénonçait une « nouvelle arme de dissuasion massive contre le journalisme ». Elle doit être officialisée vendredi, moins d’une semaine après le dépôt de l’amendement à l’origine de la polémique.
C’était samedi en fin de soirée. La commission spéciale mise en place pour étudier à toute vitesse les 106 articles du projet de loi pour la croissance et l’activité (voir Macron et son projet fourre-tout passent une première étape) expédiait une liste d’articles. Il fallait faire vite afin de dégager le terrain pour le dimanche, pour justement étudier le texte très attendu sur le travail le dimanche. Entre un amendement sur le sort réservé aux déchets liés à la mérule (champignon qui prospère sur les structures en bois des habitations) et un sur les retraites chapeau, Richard Ferrand, rapporteur général de la commission, présenta un amendement intitulé sobrement « après l’article 64 », qu’il avait déposé en son seul nom le 12 janvier.
Le texte proposé n’avait d’amendement que le nom. C’était en fait un vrai projet de loi qui avait été inclus dans le dispositif législatif ! Il s’agissait d’intégrer dans le code civil et pénal un délit pour violation « du secret des affaires ».
Cela fait plus de trois ans que le monde des affaires tente de faire passer ce texte. La première tentative avait été faite en 2012. Soutenu par le ministre de l’industrie d’alors, Éric Besson, le député UMP Bernard Carayon avait présenté un texte pour poursuivre tous ceux qui divulgueraient des informations protégées des entreprises. Mais la proposition de loi avait été enterrée avec les élections. Dès octobre de la même année, le ministre de l’économie, Pierre Moscovici, exhumait le projet, sous la forte pression de Bercy. Alors qu’un projet de directive européenne sur le même thème est en cours d’élaboration, à la demande de tous les lobbies d’affaires, la France a préféré prendre les devants et, comme pour la loi bancaire, écrire son propre texte. À l’été, le président socialiste de la commission des lois à l’assemblée nationale, Jean-Jacques Urvoas, déposait sur le bureau de l’Assemblée une nouvelle proposition de loi sur le secret des affaires, préparée comme il se doit dans le plus grand secret.
C’est ce texte qui avait fait sa réapparition, au détour de la loi Macron, sans que personne manifestement s’étonne de son irruption soudaine, sans au moins un débat préalable. Nous n’avons pas pu joindre le rapporteur général Richard Ferrand pour lui demander les raisons de ce soudain amendement. La méthode comme le texte illustrent en tout cas une nouvelle fois la capture de la loi, du politique, par le monde des affaires.
Cette proposition de loi ne justifiait-elle pas au moins d’être présentée à part plutôt que de rejoindre le grand fourre-tout de la loi Macron ? « Nos possibilités de présentation de propositions de loi sont limitées. Nous n’en avons que trois par session. Mettre le texte sur le secret des affaires dans le véhicule législatif de la loi Macron nous permet de présenter d’autres textes, à côté. Nous souhaitons notamment présenter une proposition sur la responsabilité sociale des entreprises, les rapports avec les sous-traitants. Nous avons tous des priorités », expliquait la députée PS Sandrine Mazetier. Cette proposition sur la responsabilité sociale des entreprises a cependant été rejetée ce mercredi par la commission des lois, les députés PS votant contre...
Concernant le secret des affaires, ce procédé d’empiler texte sur texte dans un même véhicule législatif, au risque de faire perdre tout sens à la loi, n’a-t-il pas suscité quelque débat dans la commission ? S’est-elle au moins penchée sur le texte qui lui était soumis à la va-vite ? « Non, je ne me souviens pas qu’il y ait eu des réactions ou des discussions au sein de la commission. Cela s’est passé très vite », raconte le député écologiste Jean-Louis Roumégas. « Il n’a pas fait l’objet de discussions », confirme la députée socialiste Colette Capdevielle. Avant d’ajouter : « C’est un texte qui est terriblement attendu par les entreprises. Nous sommes un des rares pays où il n’existe pas de protection sur le secret des affaires. Mais je ne connais pas le texte. Pourquoi, il pose un problème ? »
Des problèmes, le texte législatif en posait de redoutables. Il prévoyait de sanctionner toute atteinte au secret des affaires. Reprenant les dispositions prévues dans la proposition de loi présentée en 2012 par Bernard Carayon – un texte que la gauche avait alors refusé de voter –, il stipulait que toute violation du secret des affaires est passible d’une peine de trois ans de prison et d’une amende de 375 000 euros. La peine était doublée et portée à 7 ans de prison et 750 000 euros d’amende « lorsque l’infraction est de nature à porter atteinte à la souveraineté, à la sécurité ou aux intérêts économiques essentiels de la France ». Pour mémoire, l’abus de biens sociaux est passible d'un emprisonnement de cinq ans et d'une amende de 375 000 euros. C’est dire si la violation du secret des affaires, aux yeux des parlementaires, est grave, beaucoup plus grave que bien d’autres délits et crimes économiques.
Mais que signifie le secret des affaires ? Que veut protéger la loi ? Selon le texte qui était présenté : « Est protégée au titre du secret des affaires, indépendamment de son incorporation à un support, toute information : 1) Qui ne présente pas un caractère public en ce qu’elle n’est pas, en elle-même ou dans l’assemblage de ses éléments, généralement connue ou aisément accessible à une personne agissant dans un secteur ou un domaine d’activité traitant habituellement de ce genre d’information ; 2) Qui, notamment en ce qu’elle est dénuée de caractère public, s’analyse comme un élément à part entière du potentiel scientifique et technique, des positions stratégiques, des intérêts commerciaux et financiers ou de la capacité concurrentielle de son détenteur et revêt en conséquence une valeur économique ; 3°) Qui fait l’objet de mesures de protection raisonnables, compte tenu de sa valeur économique et des circonstances, pour en conserver le caractère non publié. »
« Il est à craindre que quelques scandales récents (Mediator, implants mammaires…) n'auraient pas éclaté avec une telle loi », s’était déjà inquiété le président de l’association des journalistes économiques et financiers au moment de la présentation de la proposition de la loi Carayon. Les mêmes craintes réapparaissent aujourd’hui. Le secret des affaires, tel que le texte le prévoyait, allait bien au-bien de l’espionnage industriel ou de l’usurpation de certains procédés techniques, de brevets, de la protection de données. Au vu de définitions si larges, si floues, on se demandait quelle information n’était pas concernée. Plus que des concurrents dévoyés, ce sont plutôt la presse et les lanceurs d’alerte qui auraient pu être le plus visés par ce texte.
Si toute information qui n’est pas publique relève du secret des affaires, autant dire que l’information économique n’a plus que pour mission de reproduire les communiqués gentiment dispensés par les entreprises, fabriqués à prix d’or par des communicants. Impossible de dénoncer des pratiques douteuses, de raconter les manœuvres d’enrichissement ou d’abus de biens sociaux. Comment raconter le système industrialisé d’évasion fiscale d’UBS, si ce n’est en mettant des documents confidentiels sur la place publique ? Quel sort aurait été réservé alors aux lanceurs d’alerte, qui ont pris le risque de dénoncer ces pratiques ? En plus de perdre leur travail, auraient-ils aussi été poursuivis par la justice pour violation du secret des affaires ?
Impossible de dénoncer les scandales des Caisses d’épargne, du Crédit lyonnais, d’Areva ou de Vivendi, en suivant à la lettre la définition que proposait cet article. Parler des retards de l’A380 ou de l’A400M, n’est-ce pas mettre aussi en cause les intérêts commerciaux d’Airbus ? De même, quelle information ne revêt pas une valeur économique ? Aucune. Les milieux financiers et d’affaires se repaissent de toutes ces informations et prennent position à partir d’elles. C’est même une des bases de l’économie néolibérale, qui considère l’information comme une valeur essentielle pour déterminer le prix de marché.
Selon le rapporteur général, toutes les garanties étaient données pour permettre la liberté d’information. « J’ai posé la question lors de la réunion. Il m’a assuré qu’il n’y avait aucun risque », raconte la députée socialiste Karine Berger. Le texte précisait que « l’exercice légitime de la liberté d’expression ou d’information ou la révélation d’un acte illégal » n’entraînent pas une violation du secret des affaires. Le rapporteur avait même rédigé un amendement à cet effet pour l’inclure dans la loi sur la presse de juillet 1881. « Cet ajout sécurise la capacité des journalistes à révéler des infractions éventuellement commises par une entreprise », était-il précisé. Dans les faits, cet amendement permettait juste aux journalistes de présenter des documents et des informations relevant du secret des affaires pour leur défense, en cas de procès pour diffamation. De même, la loi sur le secret des affaires ne s’appliquerait pas au lanceur d’alerte « qui informe ou signale aux autorités compétentes des faits susceptibles de constituer des infractions aux lois et règlements en vigueur dont il a eu connaissance ».
Les députés écologistes avaient déposé un amendement en commission en vue d’assurer une grande protection pour les lanceurs d’alerte, dénonçant des pratiques liées à la santé et à l’environnement. Ils avaient finalement renoncé à le défendre. « On a préféré le retirer pour porter la discussion en séance », explique Jean-Louis Roumégas qui convient que le groupe est encore en train d’étudier le texte. « Pour nous, il est essentiel de préserver deux choses : les lanceurs d’alerte et la liberté de la presse », dit-il. Mercredi, les porte-parole d’EELV avaient publié un premier communiqué dénonçant un texte qui « porte une menace sur la liberté d’informer ».
Le retrait de l'amendement du projet de loi Macron est certes une victoire. Mais l'idée d'une protection accrue du secret des affaires reste d'actualité. Le président du groupe socialiste à l’Assemblée Bruno Le Roux estime ainsi que les journalistes, dans cette affaire, se sont sentis « menacés à mauvais escient ». Rappelant son attachement au « secret des affaires qui doit protéger nos entreprises », l’élu est désormais favorable au retrait de l’amendement, mais souhaite un nouveau texte. « Je préférerais que tout soit sorti de la loi Macron et que nous formions quelque chose de cohérent qui n’appelle absolument aucune ambiguïté quant au travail des journalistes et quant au travail citoyen des lanceurs d’alerte. » Les parlementaires sont-ils même convaincus de la nécessité de mettre des garde-fous ? Beaucoup ont déjà admis le principe même du secret des affaires et de la restriction du droit à l'information, même pour des dossiers relevant de l’intérêt général. Ainsi, lors de la commission d’enquête parlementaire sur Ecomouv et l’écotaxe, les parlementaires ont accepté sans rechigner que le contrat qui liait la société Ecomouv à l’État soit gardé secret « au nom des intérêts commerciaux » de la société. Il s’agissait pourtant de marché et d’argent public. La dénonciation de ce contrat coûte 883 millions d’euros à l’État, sans qu’il ait été possible d’en connaître la première ligne.
En dépit des promesses de transparence, le secret pour les affaires fait de plus en plus d’adeptes. Un amendement déposé par la députée socialiste Bernadette Laclais prévoit même de dispenser à l’avenir les sociétés de publier leurs comptes. À ce rythme, le chiffre d’affaires d’une entreprise va bientôt relever du secret-défense. L’amendement, dit-on dans les rangs parlementaires, n’a aucune chance d’être adopté mais il en dit long sur l’état d’esprit du monde politique.
En choisissant des définitions volontairement floues, un procédé expéditif, le gouvernement socialiste s’est rallié à l’omerta défendue par les entreprises, contre la liberté d’information des citoyens. Au nom de la compétitivité, de la défense des entreprises, des intérêts économiques, la classe politique sa soutenu sans réserve l’opacité et le secret cultivé avec un goût prononcé par le monde français des affaires. Elle a montré une grande complaisance face aux délits et crimes économiques, à la corruption, à l’évasion fiscale.
Un silence assourdissant a entouré la condamnation de BNP Paribas par la justice américaine à payer une amende de 8,6 milliards d’euros pour corruption. Pas un responsable politique n’a posé ne serait-ce qu’une question aux responsables de la banque et particulièrement au premier d’entre eux, Michel Pébereau. Le seul émoi des politiques porte sur la justice américaine, ses procédés, ses manières intrusives. Un amendement est d’ailleurs prévu pour limiter la capacité d’enquête et de demandes de documents des avocats américains auprès des entreprises françaises. La mesure est peut-être justifiée. Mais pas un seul responsable politique ne semble s’interroger sur les raisons d’une telle intrusion : si la justice américaine se montre si dure, n’est-ce pas parce que la justice française, elle, se montre beaucoup trop compréhensive ?
Les délits économiques ne sont presque jamais punis ou dans un tel délai que cela n’a plus de signification. Il a fallu attendre vingt ans avant que la justice se prononce sur le scandale de Crédit lyonnais. Douze ans se sont écoulés entre la chute de Jean-Marie Messier et sa condamnation – allégée – à dix mois de prison avec sursis pour abus de biens sociaux. L’arbitrage de Bernard Tapie, dénoncé par Laurent Mauduit dès 2008, n’est toujours pas devant la justice. Le scandale des Caisses d’épargne, la même année, est encore à l’instruction. Le signalement fait auprès du procureur de Paris par les syndicats du Printemps, dénonçant des pratiques de corruption et d’évasion fiscale de la direction, est encore au stade de l’enquête préliminaire, dix-huit mois après. Un an s’est écoulé depuis que la Cour des comptes a signalé les pratiques d’Areva au parquet et là encore l’enquête est toujours au stade préliminaire.
Face à une justice si lente, si compréhensive, seule la presse enquête, dénonce, fait bouger les choses, informe les citoyens. Sans elle, sans les lanceurs d’alerte, rien ne se serait passé dans l’affaire UBS, alors que toutes les autorités, de la DCRI à l’autorité de contrôle prudentiel en passant par l’administration fiscale, avaient eu des alertes et des dossiers constitués depuis 2009. Et ce sont ces dernières voix que le texte sur le secret des affaires risquait de réduire au silence.
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