Syriza vient de remporter une victoire historique en Grèce. Son ascension fulgurante comme celle de Podemos en Espagne suscitent un intérêt nouveau pour la gauche radicale, jusqu’alors plutôt négligée par les grands médias ou même le milieu académique. Il n’est pas anodin que l’une des principales composantes fondatrices de Syriza soit issue d’un parti communiste dit « de l’intérieur », lui-même fondé en 1968 sur une base eurocommuniste.
Faisant référence à cette même date, le philosophe Srećko Horvat suggérait récemment dans le Guardian que ces nouvelles formations pourraient bien « réaliser les rêves » de toute une génération politisée à cette époque, tout en étant confrontées à des défis semblables. Y a-t-il donc un fil rouge entre le mouvement eurocommuniste de la décennie 1970, qui voulait dessiner une voie démocratique vers le socialisme, et la fenêtre d’opportunité qui semble s’ouvrir pour la gauche radicale contemporaine ?
La question est d’autant plus légitime que la plupart des attentes placées dans l’eurocommunisme concernaient des pays du Sud. Et d’autant plus cruciale que cette orientation a échoué. Bien sûr, des différences évidentes séparent deux époques distantes de quarante ans, qu’il s’agisse de la chute de l’URSS ou de la défaite du mouvement ouvrier. Pourtant, à cinquante ans d’écart, certains débats qui agitaient la gauche radicale de l’époque resurgissent presque tels quels, concernant sa capacité à échapper à la marginalité autant qu’à la normalisation, autrement dit à approcher du pouvoir sans que ses désirs de transformation ne soient absorbés ou liquidés par les institutions existantes.
L’histoire de l’eurocommunisme est oubliée mais son héritage pèse sur Syriza et ses alliés de la gauche radicale européenne. Son legs est riche d’une inspiration générale (la recherche d’une voie médiane entre social-démocratie et extrême gauche), d’atouts potentiels (pour définir un projet et une stratégie adaptés aux sociétés actuelles et à la multiplicité des dominations qui les parcourent), mais aussi de problèmes non résolus (concernant notamment le rapport à l’État capitaliste).
Ce que fut l’eurocommunisme
L’eurocommunisme n’a pas correspondu à un corps unifié de doctrines ou de pratiques. Le terme a plutôt servi à désigner une orientation prise par certains partis communistes (PC) occidentaux, au cours d’une phase d’une dizaine d’années traversée par leur famille politique, née de la révolution d’Octobre.
L’ouverture de cette phase peut être datée de 1968, lorsque la répression soviétique met fin au printemps de Prague. Plusieurs PC condamnent alors cette intervention. Par la suite, ils critiquent plus largement les violations des droits de l’homme de l’autre côté du rideau de fer, et supportent l’idée de voies nationales et autonomes vers le socialisme.
C’est donc d’abord une prise de distance vis-à-vis de la tutelle moscovite qui caractérise l’eurocommunisme, dont une dimension majeure fut la défense d’un monde multipolaire, débarrassé de la logique de guerre froide. Le contexte de « détente » entre États-Unis et URSS favorise une telle position, à laquelle s’ajoutent des velléités de convergences programmatiques entre PC occidentaux. Des rencontres bilatérales sont en effet organisées, qui débouchent sur un sommet tenu à Madrid en 1977, entre communistes italiens, français et espagnols.
Si une voie autonome est défendue, c’est aussi parce que l’anachronisme de la vulgate marxiste-léniniste devient évident. La grande masse des citoyens est désormais acquise au pluralisme des régimes représentatifs, après avoir été politiquement et socialement incluse dans des États aux fonctions et au périmètre élargis. Par ailleurs, des radicalités nouvelles se déploient à partir de 1968 et durant les années suivantes : insubordination ouvrière, rébellion étudiante, renaissance des mouvements féministes, alternatifs et écologistes… Elles témoignent d’évolutions socioéconomiques qui complexifient les « situations de classe ».
Ces facteurs semblent alors valider plus que jamais la proposition de Gramsci, selon qui la stratégie révolutionnaire en Europe de l’Ouest devait consister en une « guerre de position » plutôt que de « mouvement », autrement dit un travail de longue haleine auprès de toute la société plutôt qu’un « grand soir » fantasmé.
En résumé, les deux piliers de l’orientation eurocommuniste consistent en un nouvel internationalisme non aligné sur les grandes puissances, ainsi qu’en une stratégie démocratique de réalisation du socialisme. L’objectif est d’emprunter une « troisième voie » qui dépasse les échecs et les fractures historiques du mouvement ouvrier.
Il s’agit par conséquent de se frayer un chemin stratégique entre la simple gestion réformiste du capitalisme et la dérive autoritaire d’une « avant-garde » du prolétariat, devenue oligarchie. Pour reprendre une formule ciselée à l’époque par Jean-Pierre Chevènement, l’eurocommunisme prétend donc échapper au « bruit de bottes » du socialisme de caserne à l’Est, tout comme au « raclement de pantoufles » de la social-démocratie à l’Ouest.
Bien qu’ils n’aient pas d’influence directe, des travaux d’intellectuels permettent de théoriser cette orientation. Un des livres les plus marquants reste L’État, le pouvoir, le socialisme de Nicos Poulantzas, dont j’ai recensé la réédition en français. Sans mettre sur le même plan le régime soviétique et la pratique sociale-démocrate dans les régimes occidentaux, ce membre du PC grec de l’intérieur décèle dans les deux cas des obstacles posés à l’intervention des masses populaires, grâce à des appareils d’État dont la démocratisation a été abandonnée.
Certes, des antécédents de ce type de réflexion sont repérables dans l’histoire du socialisme européen, notamment dans le courant « austro-marxiste » dont l’un des protagonistes, Max Adler, suggérait une voie révolutionnaire entre social-démocratie et bolchevisme. Dans un livre-hommage à Poulantzas, Daniel Lindenberg va même jusqu’à rapprocher ses dernières thèses avec le concept de « réformisme révolutionnaire » défendu par Jaurès.
Cela dit, la nouveauté de l’orientation eurocommuniste réside dans une volonté d’intégrer les luttes d’émancipation qui se déroulent en dehors des stricts rapports économiques. Selon Christine Buci-Glucksmann et Göran Therborn, autres figures intellectuelles en lien avec Poulantzas, les mouvements sociaux de l’époque témoignent en effet d’une conflictualité transversale, irréductible à la lutte des classes. Or, leur (ré)apparition signifie « un tournant irréversible pour [le] socialisme ». Celui-ci doit désormais traiter de toutes les formes de domination, qu’elle soit d’origine bureaucratique, sexuelle ou technologique.
Reprenant un vocabulaire gramscien, ils en déduisent la nécessité d’un « bloc historique démocratique » qui ne saurait se réduire à la classe ouvrière, ni reposer sur les vieilles recettes keynésiennes. Autrement dit, dès cette époque, la gauche est avertie de l’impasse d’une politique qui enfermerait le combat pour l’émancipation dans un carcan productiviste et national-étatique.
L’échec de l’eurocommunisme et ses raisons
Durant la décennie 1970, l’orientation eurocommuniste est discutée dans de nombreux PC occidentaux. Au début des années 1980, l’essoufflement de cette dynamique est cependant patent. À l’échelle européenne, aucune stratégie ni structure commune n’a vraiment émergé. À l’échelle nationale, les partis qui concentraient la plupart des attentes ont révélé un maigre potentiel de transformation sociale.
Les regards étaient en effet surtout tournés vers les formations italienne, espagnole et française. Non seulement leur poids à gauche était significatif, mais la conquête du pouvoir semblait possible dans des pays où la démocratisation de régimes façonnés par la droite apparaissait comme un enjeu crucial. Or, le PCI n’a pu participer au pouvoir malgré un « compromis historique » dans lequel son identité s’est brouillée ; le PCE s’est écroulé dans les urnes puis divisé, sans s’être appuyé sur les mobilisations populaires postfranquistes ; tandis que le PCF, après avoir opté pour un repli identitaire, n’a su ni empêcher ni profiter de l’adaptation du parti socialiste au néolibéralisme.
Des facteurs externes sont mobilisables pour comprendre cet échec, qu’il s’agisse de la crise structurelle alors traversée par le capitalisme ou de la reprise des tensions entre États-Unis et URSS. On peut toutefois rétorquer que l’eurocommunisme était censé répondre à ces problèmes. C’est donc sur les facteurs internes qu’il convient de se pencher, d’autant que les lacunes des différentes tendances de l’eurocommunisme pourraient bien se rappeler au souvenir de la gauche radicale contemporaine.
En premier lieu, si l’autonomisation des PC occidentaux vis-à-vis de l’URSS s’est révélée salutaire, la volonté de construire des voies nationales vers le socialisme est entrée en contradiction avec le caractère international, voire global, des crises de l’époque. La coopération entre les partis communistes n’a cessé d’être perturbée par des différences de comportement et de langage, dues à des cultures singulières qui ne parvenaient pas à dialoguer.
En deuxième lieu, la volonté de réconcilier la tradition communiste avec la démocratie libérale a déstabilisé le cœur identitaire des partis communistes, sans que ceux-ci n’y soient complètement préparés. Selon le politiste Richard Dunphy, « la boîte de Pandore de leurs contradictions » a été ouverte, qu’il s’agisse du rapport à leur propre passé, de leur caractérisation des régimes dits « socialistes » de l’Est, du centralisme de leur appareil dit « démocratique » mais en fait autoritaire et rigide, etc.
Totalement embrassée, l’orientation eurocommuniste supposait un aggiornamento potentiellement dévastateur ; adoptée sans rénovation idéologique ou organisationnelle, elle ne pouvait que susciter des incohérences flagrantes. Il en résulta des luttes de tendances, parfois exacerbées jusqu’à la scission.
En troisième lieu, l’eurocommunisme a manqué d’une doctrine solide et partagée. En son absence, différentes tendances ont développé des horizons stratégiques divergents. La plus à gauche promouvait une articulation de la démocratie représentative avec des espaces croissants d’autogestion, et considérait inévitable le moment d’une confrontation décisive avec les forces pro-capitalistes. La plus à droite ne prenait guère cette hypothèse au sérieux, ni ne se préoccupait vraiment de la démocratisation des appareils d’État.
Si l’on prend l’exemple du PCI, qui fut l’un des fers de lance de l’eurocommunisme, Giorgio Amendola représentait l’aile la plus conservatrice, tandis que Pietro Ingrao incarnait une gauche plus soucieuse de démocratie interne et d’ouverture au féminisme et à l’écologie. Enrico Berlinguer (photo) occupait une sorte de position médiane, dont les ambiguïtés furent résolues après sa mort (en 1984), dans le sens d’une transformation de plus en plus centriste du parti, au prix d’une extraordinaire liquidation de la culture communiste italienne.
Les intellectuels cités plus haut ont pointé les impasses de l’eurocommunisme « libéral-gouvernemental ». Enfermé dans les formes étatistes de la politique, ce dernier fut incapable d’articuler par le bas des sujets démocratiques capables de contester efficacement la « domination généralisée ». Cependant, les eurocommunistes de gauche n’échappaient pas non plus à un certain déficit stratégique. C’est ce qu’ont fait valoir leurs contradicteurs les plus respectueux mais aussi les plus pointus, notamment dans les rangs trotskystes. Daniel Bensaïd a par exemple reproché à Poulantzas de ne pas définir positivement le chemin qu’il voulait tracer parmi les impasses qu’il dénonçait (l’enfermement étatiste, l’illusion de la démocratie prolétarienne par les conseils…).
Le théoricien de la LCR y voyait un risque d’impuissance, et une mécompréhension du fait que l’État moderne consacrait la séparation entre le citoyen et l’homme privé, laquelle renforçait l’aliénation du travailleur au système capitaliste. Autrement dit, la « fétichisation de la démocratie formelle » risquait d’assurer la fétichisation de la marchandise.
Jean-Marie Vincent soulignait ainsi la nécessité pour le mouvement socialiste de développer ses propres formes d’organisation collective, au risque d’entretenir la dépendance de la société au recyclage étatique de la valeur produite par le travail salarié, c’est-à-dire deux processus foncièrement inégalitaires.
La gauche radicale contemporaine et l’héritage du « moment eurocommuniste »
Nul besoin d’insister sur les différences flagrantes entre la situation des années 1970 et la nôtre. Auparavant bipolaire, la configuration géopolitique du monde a changé. À son acmé en 1968, le mouvement ouvrier a été laminé par trente ans de néolibéralisme. Cela explique que les références extérieures de la gauche radicale se soient déplacées (notamment du côté des expériences latino-américaines et de l’altermondialisme), et que ses horizons d’attente soient clairement en retrait par rapport aux espoirs d’un socialisme démocratique entretenus il y a quarante ans.
Pour autant, un certain héritage eurocommuniste est perceptible au sein de la gauche radicale. La volonté d’adaptation et l’idéal émancipateur de cette orientation, en particulier de sa tendance de gauche, se retrouvent dans les composantes centrales de cette famille émergente.
Leur projet implique une modernité alternative s’attaquant à toutes les formes de « subalternité », d’où la valorisation des luttes anticapitalistes, antipatriarcales, antiracistes et antiproductivistes. L’ouvriérisme a disparu et leur base sociale est plus hétérogène, comprenant des couches moyennes intellectuelles travaillant pour le public ou guettées par la précarisation. Leur mode d’organisation se veut plus démocratique, et plus articulé aux mouvements sociaux dans le respect de leur autonomie.
Plusieurs politistes m’ont confirmé la prégnance de la culture théorique eurocommuniste au sein de Synaspismos, le principal parti fondateur de Syriza. Particulièrement partagées par sa première génération de membres, les références à Gramsci, Poulantzas et Ingrao ont été articulées à des influences plus récentes, propres à la génération de Tsipras, acquises au contact des milieux altermondialistes, lesbiennes, gays, bi et trans (LGBT) et de défense des droits de l’homme.
Dans un entretien à la revue américaine Jacobin, Stathis Kouvélakis rappelle d’ailleurs que l’orientation « mouvementiste » ainsi que l’indépendance vis-à-vis du Pasok, qui ont fait le succès de Syriza, se sont payées par la scission d’ex-eurocommunistes « de droite », maintenant réunis dans le petit parti Dimar.
Par ses origines, son pluralisme, sa volonté d’investir l’État pour le démocratiser et reconstruire la souveraineté politique et économique du peuple grec, Syriza n’est donc ni d’extrême gauche ni social-démocrate. D’autres traits du parti font toutefois douter plusieurs observateurs sur sa réussite à briser le carcan de l’austérité, et plus encore sur sa capacité à engager un processus de transformation sociale. À cet égard, on peut pointer la faible expérience de ses responsables, la modération de son discours et l’incertitude planant sur sa stratégie face aux résistances de l’Union européenne et de sa propre administration, la personnalisation croissante autour de Tsipras au détriment des mobilisations populaires, etc.
Les mêmes obstacles surgiront d’ailleurs devant Podemos si cette formation reste en tête des intentions de vote aux élections espagnoles. Au sein de sa minorité, beaucoup s’inquiètent que l’obsession d’une victoire électorale fasse perdre de vue le travail hégémonique de longue haleine indispensable à un exercice réellement transformateur du pouvoir, comme en témoignerait la soudaine « verticalisation » de l’appareil autour de Pablo Iglesias et ses proches, ainsi que l’affadissement de son programme économique.
On ajoutera que tout dépendra aussi de la capacité de ces deux formations à se coordonner et à trouver d’autres alliés au-delà de leurs frontières respectives. Ces observations accumulées conduisent à remarquer à quel point les contradictions non résolues de l’orientation eurocommuniste vont se rappeler au souvenir de la gauche radicale : d’une part au niveau de leur stratégie domestique par rapport à l’État national, d’autre part au niveau de leur stratégie régionale par rapport au proto-État européen.
De façon plus générale, le cœur de la gauche radicale européenne a hérité de l’eurocommunisme le refus de la marginalité et une compréhension du caractère pluriel des rapports sociaux de domination à déconstruire. Sortie d’une longue période de défaite, elle ne dispose cependant que d’une stratégie incomplète face à des institutions nationales et européennes qui risquent d’absorber ses contestations. Cela est d’autant plus vrai que la tentation est grande d’occuper l’espace laissé vacant par la social-démocratie, alors que la relance étatiste et keynésienne de la croissance n’est en fait pas à la hauteur de la crise structurelle que nous vivons.
Depuis que celle-ci s’est ouverte, la configuration géopolitique du monde, celle du capitalisme et celle de la zone euro sont en plein bouleversement et n’en ressortiront pas à l’identique. Dans cette phase chaotique, l’arrivée de Syriza (et peut-être de Podemos) au pouvoir aura valeur de test pour la gauche radicale. En ce sens, le 25 janvier pourrait rester comme un point de bifurcation vers la consolidation de cette dernière, ou vers son affaissement.
BOITE NOIREFabien Escalona, enseignant à Sciences-Po Grenoble, collaborateur scientifique au Cevipol (Université libre de Bruxelles) et spécialiste de la social-démocratie en Europe, signe ici son premier article pour Mediapart, à l'occasion de la victoire de Syriza en Grèce.
Sous l'onglet "Prolonger", retrouvez les références sur lesquelles il s'est appuyé pour cet article.
Les chercheurs Myrto Tsakatika et Loudovikos Kotsonopoulos l’ont également éclairé à propos de la persistance de la culture eurocommuniste dans Syriza. Amélie Poinssot, envoyée spéciale de Mediapart à Athènes, a répondu à ses questions.
Prolonger : Retrouvez toutes nos informations complémentaires sur notre site complet www.mediapart.fr.
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