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Airbus est menacé par une affaire de commissions occultes

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Avec des créanciers comme ceux-là, le groupe Airbus est mal tombé. Deux hommes d’affaires turcs, Sinan Gursoy, 60 ans, et Okan Tapan, 67 ans, intermédiaires occasionnels du groupe aéronautique européen, ont déposé plainte à Paris en avril dernier pour « abus de confiance » contre Airbus après lui avoir réclamé, en vain, le paiement des commissions qu’ils attendaient sur la vente de 160 avions à la Chine. L’enquête, qui vient d’être confiée à la Brigade financière, met au jour un nouveau système de commissions occultes mis en place pour décrocher le marché chinois. 

Ce sujet pourrait s’avérer plus qu’embarrassant au plan diplomatique. Manuel Valls, en voyage officiel en Chine, a en effet visité jeudi l’usine d’assemblage d’A320 construite par le groupe européen à Taijin, près de Pékin, en partenariat avec les Chinois. Et les deux intermédiaires turcs ont, semble-t-il, bien l’intention de révéler la face cachée de ce succès industriel. Ils ont en effet décidé de communiquer une partie de leurs archives à la police et aux juges, et notamment un document manuscrit attribué au directeur de la stratégie et du marketing du groupe, Marwan Lahoud, qui fixait, en 2007, le montant des commissions à 2,5 % du chiffre d’affaires du marché chinois.

Lors d’un rendez-vous à l’hôtel Raphaël à Paris, le dirigeant du groupe aurait lui-même mis noir sur blanc les pourcentages de commission à verser en cas de vente. Ce feuillet permettait aux deux Turcs d’espérer une rétribution de 250 millions de dollars, qu’ils devaient partager avec un troisième homme, un intermédiaire ouïghour très introduit à Pékin, Dilsat Atus. Au lieu de quoi, ils n’ont reçu que 2 millions de dollars chacun.

Ces nouvelles investigations ont de quoi inquiéter Airbus, puisque les archives des intermédiaires semblent témoigner des pratiques illégales du groupe en Turquie et en Chine. Alors même qu’une autre information judiciaire est déjà en cours sur les ventes de satellites et d’hélicoptères par le groupe Airbus au Kazakhstan, en 2009 et 2010. Dans ce dossier, les juges Roger Le Loire et René Grouman enquêtent sur le rôle de l’oligarque Patokh Chodiev et sur ses liens avec plusieurs dirigeants d’EADS, au premier rang desquels Marwan Lahoud.

Pour ce dernier, qui a été à la tête des plus importants groupes d’armement français – Aérospatiale, MBDA et enfin EADS –, c’est une tempête judiciaire qui s’annonce.

Marwan Lahoud, patron d'EADS international, lors d'un déplacement au Kazakhstan, en compagnie d'un intermédiaire.Marwan Lahoud, patron d'EADS international, lors d'un déplacement au Kazakhstan, en compagnie d'un intermédiaire. © DR

Marwan Lahoud était directeur général délégué de la stratégie et de l’international d’EADS lorsqu’il a lui-même rencontré les intermédiaires turcs en juillet et octobre 2007, dans l’affaire chinoise. Et c’est en novembre de la même année que l’accord commercial ouvrant la voie à la vente des appareils à la Chine a été conclu, lors d’une visite de Nicolas Sarkozy à Pékin. La vente porte sur 110 avions mono-couloir (A 319, A 320 et A 321) et 50 appareils à deux allées (A 330), à livrer à la Chine entre 2011 et 2016.

Dans leur plainte, les intermédiaires précisent que les conditions de leur collaboration ont été « scellées », avec EADS en 2007, lors de « deux rencontres à l’hôtel Raphaël, avenue Kléber à Paris ». « À l’occasion du second rendez-vous, M. Marwan Lahoud rédigeait un document manuscrit, fixant en fonction du nombre d’appareils à commercialiser le montant des honoraires » qu’ils recevraient. « Ce document indique, de la main de M. Marwan Lahoud – outre ses coordonnées et mails rédigés de sa main –, le descriptif des appareils et les fourchettes de commission », assurent les plaignants.

Comme on le voit ci-dessous, ce document – obtenu par Mediapart – fixe la rétribution des intermédiaires entre 0,5 % à 2,5 % du chiffre d’affaires, selon le nombre d’appareils vendus.

Contacté par Mediapart, l’entourage de M. Marwan Lahoud a confirmé qu'il a « rencontré MM. Tapan et Gursoy à deux reprises, en 2007 ». Cependant, il indique qu'il n'a « remis aucun document aux intermédiaires, hormis ses coordonnées sous forme manuscrite ». Comme celles figurant justement au beau milieu du document conservé par les intermédiaires.

Marwan Lahoud n’assume donc pas la paternité des fourchettes de commissions inscrites sur ce papier. « M. Marwan Lahoud prend une position pour le moins risquée, surtout s’agissant d’un document manuscrit sur deux pages, où l’écriture est bien évidemment identique, tant sur ses coordonnées que sur le reste du document », commente Me Jérôme Boursican, l’avocat des deux intermédiaires. « Si cela est nécessaire, une expertise graphologique pourra être ordonnée, (ce) qui permettra vraisemblablement de raviver la mémoire de monsieur Lahoud sur les engagements qu’il a pris pour le compte d’EADS. »

Depuis l’an 2000, et l’adoption par la France des directives anticorruption de l’OCDE, les pourcentages de commission figurant sur ce document – rapportés à ce marché – sont désormais hors normes, et toute corruption d’agents publics étrangers formellement interdite.

Pour l’heure, le groupe d’aéronautique n’a encore pas été sollicité par les enquêteurs. Mais les plaignants ont fourni d’autres documents à l’appui de leur dénonciation. Et notamment diverses conventions en bonne et due forme, signées par EADS avec DOS, la petite société des intermédiaires – dont le nom reprend les initiales des prénoms des trois hommes d’affaires, Dilsat, Okan et Sinan.

Le 25 avril 2008, le patron d’EADS Chine, Dominique Barbier, précise ainsi dans une convention de consultant qu’« EADS a décidé de solliciter l’appui et les services de DOS » qui a prouvé son « excellente capacité de lobbying » « tant auprès des compagnies aériennes qu’auprès des diverses commissions qui dirigent la République populaire chinoise ». Il ajoute que le choix de DOS par EADS a été « judicieux » puisque la France et la Chine ont signé un accord commercial (general trade agreement) lors de la visite du président français en Chine en novembre 2007. Les intermédiaires avaient au passage été chargés de surveiller les évolutions du Parti communiste chinois, lors de son 17e congrès – en octobre 2007. Ce document fait apparaître la somme de 8 millions de dollars, comme une « avance » à payer, non récupérable, représentant 0,12 % du marché.

Dans le trio d’intermédiaires, Dilsat Atus, qui disposait de hautes introductions en Chine, était initialement « employé » par les deux autres. Selon le site Intelligence Online, qui a souligné son rôle en faveur d’Airbus, Atus est « proche de la famille de Qiao Shi », ancien chef des services de sécurité sous Deng Xiaoping, puis président de l’Assemblée nationale populaire – entre 1993 et 1998. Chez Airbus, on reconnaît l’importance des introductions d’Atus à Pékin, et « l’embarras » que risque de provoquer en Chine l’éventuelle investigation le concernant. 

Dilsat Atus était tellement performant qu’EADS a eu l’idée de s’associer directement avec lui, tout en remerciant les deux autres, moyennant le paiement de 2 millions de dollars chacun – et leur sortie du capital de la société DOS. C’est cette initiative qui provoque aujourd’hui la plainte et les ennuis du groupe.

Les deux intermédiaires avaient pris pour argent comptant « l’engagement » du patron d’EADS Chine « de continuer le versement régulier des commissions décrites par M. Lahoud, via des mécanismes de leasing ou autres » après leur avoir versé leurs 2 millions. Quelques années auparavant, EADS avait tenu parole lors de la vente de 34 Airbus A320 à la société Turkish Airlines, pour 2,2 milliards d’euros.

Le groupe, qui leur devait 18 millions d’euros dans l’affaire turque, avait choisi de dissimuler une partie des commissions. Fin 2005, Airbus avait ainsi « imposé » aux deux intermédiaires qu'ils lui établissent les factures « d’un projet fictif de construction de pipeline en mer Caspienne pour une valeur de près de 5 millions de dollars, projet de pipeline qui n’a jamais vu le jour ». Les intermédiaires ont communiqué à la justice ces factures fantaisistes acquittées par Airbus.


Dans l’affaire chinoise, les hommes d’affaires turcs restent sans nouvelles du groupe après avoir reçu 2 millions chacun, en mai 2009 et janvier 2010. Et leurs relances restent lettre morte. Ils comprennent finalement qu’ils ont été sortis du jeu, et il leur faut peu de temps pour découvrir que leur ancien associé Dilsat Atus a créé une société de leasing à Hong Kong, dont EADS est devenue partenaire en octobre 2009. Cette société, China Word Aviation Leasing (CWAL), est devenue la joint-venture de l’intermédiaire ouïghour avec le groupe d’aéronautique. L’un des bras droits de Marwan Lahoud, Olivier Brun, dirigeant de la division Service Marketing Organisation (SMO) d’EADS – chargée des « réseaux » internationaux à l’exportation – est présent au conseil d’administration de l’entité chinoise aux côtés de l’intermédiaire. Olivier Brun apparaissait déjà comme l’un des artisans financiers du contrat kazakh.

La présence au sein de CWAL d’une entité basée aux îles Caïmans (D&A Global investment group) donne à penser aux plaignants turcs que leur part de commissions s’est évaporée à destination de ce paradis fiscal, pour finir entre les mains de leur ancien associé et d’EADS. Leur plainte évoque même l’éventualité de « rétrocommissions au bénéfice d’associés ou de dirigeants de la société EADS ».

Le groupe aéronautique, de son côté, certifie que China Word Aviation Leasing a été un projet réel de développement d’une activité de leasing en Chine. Plusieurs avions auraient été achetés et loués à des compagnies d’aviation chinoises, via CWAL Irlande, mais l’affaire n’aurait généré qu’un chiffre d’affaires décevant et de maigres bénéfices. « Ce n’est pas une coquille vide, assure-t-on, même si les objectifs n’ont pas été atteints. En outre, il n’est pas interdit à Airbus de s’associer à une société basée dans un paradis fiscal. »

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Liberté, éga… oups!


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