Le grand rabbin de France, Haïm Korsia, a été élu à ce poste en juin 2014, après avoir été « aumônier général israélite des armées » depuis 2007. Après les attentats de Paris, qui ont fait vingt morts et, parmi les dix-sept victimes, quatre parce qu'elles étaient juives, il considère que les manifestations du 11 janvier, qui ont rassemblé plusieurs millions de personnes, ont recréé un « sentiment d’appartenance à une espérance commune ». L'antisémitisme ne découle pas d'une quelconque interprétation de l'islam, estime-t-il. Mais cette religion, ajoute-t-il, pâtit d'un « problème de représentation ».
Une ancienne présidente de l’UEJF nous a dit en réaction aux attentats de Paris : « Plus aucun juif n’est à l’abri en France. » Partagez-vous ce sentiment ?
Après la manifestation du 11 janvier, je dirais : plus aucun juif n’est seul en France. Cette marche a donné lieu à une reconstruction de ce qu’est la communauté nationale. Peu importe les motivations. S’il y avait eu juste Vincennes, sans Charlie Hebdo, je ne suis pas sûr que la mobilisation aurait été la même. Peu importe. Le fait est qu’il s’est passé quelque chose de l’ordre du ré-enchantement de l’idée de fraternité. C’était très fort, et nécessaire, ce sentiment d’appartenance à une espérance commune.
Cela dit, ces attaques sont un vrai traumatisme. Traumatisme de ceux qui les ont vécues directement mais également de tous ceux qui se rendent régulièrement dans ce supermarché casher, ou dans d’autres. Tous ceux-là se disent : « Ça aurait pu être moi. » Quand vous dites « Je suis Charlie », cela signifie « spirituellement je me sens être comme Charlie », cela ne fait pas de vous un dessinateur. Quand vous dites « Je suis juif de Vincennes », vous l’êtes vraiment. Des dizaines de personnes m’ont dit : « J’étais dans cette boutique il y a un jour, ou j’avais prévu d’y aller. » Chacun se voit potentiellement touché. Il s’est produit une véritable identification car l’acte d’acheter du pain ou des produits pour le shabbat, c’est l’acte de base de tout juif qui respecte un petit peu shabbat.
Je suis allé rendre visite aux personnes des magasins d’à côté. Je leur ai acheté des chocolats et des gâteaux, parce que acheter cela veut dire revenir dans la vie normale. Aujourd’hui, après la manifestation du 11 janvier, plus aucun juif et, plus largement, plus aucun citoyen n’est seul. Je veux revenir à cette idée. Seul, c’est-à-dire victime de l’indifférence. Après la tuerie des soldats de Montauban, les cérémonies mortuaires ont rassemblé quelques centaines de personnes, tout au plus, sur le pont Alexandre-III à Paris. Après Toulouse, les responsables politiques étaient présents, pas les Français. L’indifférence collective nous a fait basculer dans l’isolement.
Comment expliquez-vous cette « indifférence » ? La liez-vous à une résurgence de l’antisémitisme en France ?
Elle relève d’une forme d’acceptation, de banalisation insupportable, comme si les juifs devaient payer ce tribut à la situation dans le monde. Au fond, comme s’ils étaient responsables des préjugés qu’ils subissent. Lorsque les synagogues ont été attaquées en juillet dernier, un responsable politique vert a dit : « Si les synagogues se comportent comme des ambassades, c’est normal qu’on les traite comme des ambassades. » Cette idée d’une responsabilité rejetée sur la victime est insoutenable. Le meurtre d’Ilan Halimi, ainsi que les récentes agressions à Créteil, ont montré que les préjugés les plus éculés sur les juifs et le pouvoir, les juifs et l’argent, se propagent. On observe une forme de radicalisation de certaines personnes qui estiment qu’il n’existe plus de passerelles entre elles et le reste de la société.
Dans l’espace public, différents responsables politiques et intellectuels diffusent l’idée selon laquelle il y aurait un « problème musulman » en France. Considérez-vous comme Alain Finkielkraut que ce « problème » fabriquerait de l’antisémitisme et comme Pierre-André Taguieff qu’il existe un « nouvel antisémitisme », venant des « jeunes des quartiers » plutôt que de l’extrême droite ?
Ce « nouvel antisémitisme », cela fait quinze ans qu’on en parle. Je ne pense pas qu’il faille raisonner de cette manière. Quand l’antisémitisme venait de l’extrême droite, on savait à quoi cela faisait référence. L’antisémitisme venu de personnes elles-mêmes discriminées, elles-mêmes victimes de racisme, c’est effectivement plus compliqué à théoriser. Il est plus difficile de mettre les personnes à la fois dans la case victime et dans la case méchant.
L’antisémitisme prend sa source dans ce qui se passe dans le monde. Ce n’est pas une question d’interprétation de l’islam. Il existe un antisémitisme véhiculé par certaines chaînes de télévision ou par Internet qui reprennent des programmes de certains pays musulmans. J’ai demandé au président du CSA d’être particulièrement vigilant. Mais je ne pense pas du tout que telle ou telle religion, ou telle ou telle communauté religieuse, pose problème. Il y a certes un problème de représentation de l’islam, mais cette analyse d’un « problème musulman », je ne m’y reconnais pas. Je passe mon temps à parler avec des musulmans. Je n’ai jamais eu le sentiment que l’islam portait une haine de quiconque.
Quels sont les enjeux de la réorganisation des institutions musulmanes ?
Ces institutions doivent s’organiser de manière à être plus représentatives tout en étant capables de dénoncer ceux qui vivent leur islam comme un rejet. Dans Le Figaro, j’ai appelé les dirigeants musulmans à réciter une prière pour la République dans les mosquées, certains l’ont fait vendredi dernier. Je trouve très important que les croyants dans leur foi, dans leur culte, parviennent à évoquer ce rêve qu’incarne la France. Ne construisons pas une vision communautaire de ce pays, c’est trop dangereux. Chaque fois qu’il y a un problème, on réunit les dirigeants religieux. Pourquoi pas. Avec d’autres, nous sommes effectivement porteurs d’une parole d’apaisement.
Je regrette, à cet égard, la suppression d’une émission à laquelle je participais sur Direct 8 avec le père Alain de La Morandais et l’anthropologue Malek Chebel. Cette émission était une manière de dire qu’il y a toujours matière à discuter. L’important est de vivre les choses ensemble. Dans la Bible, tant que Caïn et Abel discutent et se disputent, tout va bien. Quand ils ne se parlent plus, ils se tuent. Elie Wiesel a dit que l’inverse de l’amour, ce n’est pas la haine mais l’indifférence.
Vous réfutez l’idée que le conflit israélo-palestinien produise du ressentiment, voire de la haine. Pourquoi ?
Le conflit israélo-palestinien est un prétexte. Ceux qui tapent, insultent, crachent et tuent n’ont aucune conscience politique, aucun lien avec ce qu’il se passe là-bas. Là-bas, ce n’est pas un conflit israélo-palestinien, c’est un conflit israélo-Hamas. Daech, Hamas, c’est le même front, celui de tous ceux qui sont opposés à notre vision du monde. Il faut être unis pour faire face, comme dit la devise de l’armée de l’air. On en vient à faire de ce conflit la mère de tous les conflits, comme s’il n’y avait pas d’autres conflits dans le monde. Faut-il comprendre que les autres morts seraient moins dignes d’intérêt ? Pourquoi aucune voix ne s’élève quand 132 enfants sont tués au Pakistan à Peshawar ? Toute mort est insupportable, à Gaza comme en Israël. Pensez-vous vraiment que les juifs pensent différemment ? Les Israéliens et les Palestiniens trouveront une solution. Et nous, allons-nous rester avec nos rancunes ? Eux sont aspirés vers la vie. Ils ont besoin de vivre, de commercer, d’échanger.
En se démarquant peu de la politique menée par les gouvernements israéliens ces dernières années, les institutions juives en France n’ont-elles pas participé à nourrir les préjugés ?
Aujourd’hui la droite est au pouvoir en Israël. Auparavant, c’était la gauche. Ses dirigeants, comme Yitzhak Rabin, sont vus comme des saints, surtout parce qu’ils sont morts. On fait d’eux des icônes de la paix. Mais il faut se rappeler que Yitzhak Rabin a aussi été considéré par certains en France comme un bourreau. Israël a toujours été diabolisé. Ce temps du 11 janvier doit servir à se dire les choses. Traitons Israël comme tous les pays. Israël a le droit de se défendre. Pour ma génération, l’absolue horreur, c’était le mur de Berlin. On était dans la culture des murs qui tombent entre les hommes. Et ce mur [en Israël] apparaît. Je vous demande de juger ce mur sans idéologie. Un mur qui réduit le nombre d’attentats de 98 %, il n’y a pas à hésiter. Sans compter qu’un État a l’obligation d’assurer la sécurité de ses citoyens. Et qu’un mur, c’est le début d’une frontière, et le début d’une frontière, c’est deux États, c’est donc reconnaître l’existence de deux États.
Ce mur construit par Israël a fait l’objet d’une condamnation de la Cour de justice internationale, et il entérine l'annexion de territoires occupés. Cette politique, importée en France, ne contribue-t-elle pas à alimenter le « deux poids deux mesures » ?
Que ça plaise ou non, les juifs, spirituellement, sont tournés vers Jérusalem. La lecture des attentats ne peut pas être : « On tue des juifs et les musulmans sont inquiets », même si je comprends qu’ils le soient, ce n’est pas le même type de menace. Se vivre toujours comme victime, c’est terrible. Cette théorie du deux poids deux mesures, c’est terrible. Dieudonné et les caricatures de Charlie Hebdo, cela n’a rien à voir.
L’islam, comme toutes les religions, doit s’adapter à la matrice de la France qui est laïque. L’islam en France doit rester une religion. Une religion, c’est tout, pas une religion qui définirait l’ensemble de la grille de lecture politique, culturelle, économique. Je suis rabbin, je suis donc un peu juif... Mais je me suis rendu compte récemment que j’étais plus français que juif. On m’appelle pour assister à l’enterrement d’un ami à Jérusalem. J’assiste à sa mise en terre. En France, les morts sont protégés par le cercueil. La boîte nous met à distance de la vision du corps. En Israël, on n’a pas le droit de voir le corps. Mais le corps est transporté dans le linceul. Voir la forme du corps m’a bouleversé. Je me suis alors aperçu que ma francité s’imposait à ma judaïté. Je suis porté par 51 ans de vie en France : ma vision de la mort, de l’enterrement, c’est dans un cercueil.
Face à l’émotion de la vie, il y a des règles. Les règles sont définies par la loi en France. La différence entre Charlie Hebdo et Dieudonné, c’est la loi. Charlie Hebdo, dont par ailleurs je ne suis pas lecteur, est dans la dérision. Il est arrivé que ce journal soit poursuivi en justice. La plupart du temps, les plaignants ont perdu leur procès. Dieudonné et d’autres appellent à la haine, cela n’a rien à voir. Honnêtement, la dernière couverture de Charlie Hebdo est d’une tendresse infinie. Si j’étais musulman, je serais touché.
Ne comprenez-vous pas que des musulmans soient choqués par la publication des caricatures du Prophète ?
Attention à la déification du Prophète. On pourrait dire : attention à la christianisation de l’islam. L’islam interdit de représenter Dieu, pas d’en voir la représentation. De la même manière, j’affirme que le judaïsme s’islamise lorsque j’entends des juifs dire « Mektoub », c’est-à-dire s’en remettre à la destinée. Je considère que l’homme, par nature, peut changer son destin. Cette ambiguïté dans la condamnation, le pape l’a aussi exprimée. Je le regrette.
Quand Moïse, dans le Livre des Nombres, envoie des explorateurs en terre sainte, il leur demande d’aller visiter cette terre. Quand ils reviennent, ces derniers affirment que sur cette terre coule le lait et le miel. Mais qu’un peuple terrible, plus grand qu’eux, y vit. Tous se mettent à pleurer. Dieu leur répond que s’ils pleurent, c’est qu’ils n’ont pas confiance en lui, et il les envoie errer quarante ans dans le désert. “Vous êtes encore des esclaves. Vos enfants seront plus libres que vous, eux entreront en terre sainte”, dit Dieu. Tout ça, pourquoi ? Parce qu’ils ont dit “mais”. “Mais”, c’est terrible. C’est de l’ordre de la remise en cause. Il n’y a pas de liberté d’expression avec un “mais”. Le “mais”, c’est la censure, ou l’autocensure. En revanche, la liberté d’expression doit être encadrée par la loi. Les représentants de l’islam auraient été grandis de dire : « On souffre, ça nous fait de la peine, mais on défend ces dessins. »
L’appel lancé lors de la cérémonie religieuse par le premier ministre israélien Benyamin Netanyahou, invitant les juifs français à faire leur alya, c’est-à-dire à partir s’installer en Israël, était-il le bienvenu ?
Benyamin Netanyahou est en campagne électorale… Il est par ailleurs dans son rôle de premier ministre d’Israël – il faut noter qu’il a pondéré ce qu’il avait dit la veille. L’alya est un choix philosophique personnel qui ne doit pas avoir lieu dans une logique de fuite. Dans un monde ouvert, où tout peut bouger, nous vivons là où nous avons une communauté de destin. La France incarne toujours ce rêve. On l’a vu avec la manifestation du 11 janvier. Le monde entier est venu à Paris, non pas pour être au chevet d’un pays malade, mais pour dire : « On vient retrouver avec vous ce qu’on a besoin d’installer aussi chez nous. » Les Américains ont puisé leur révolution dans la révolution française. Cette espérance de fraternité, cette idée que chacun est un frère, un support pour l’autre, les dirigeants du monde entier sont venus la retrouver à Paris.
Je ne connais pas Benjamin Netanyahou personnellement. Mais je sais qu’il a un frère qui a été officier de l’armée israélienne qui est mort à Entebbe – le seul mort – en sauvant des Français pris en otages dans un avion d’Air France pour les aider à revenir chez eux. Connaissant ce contexte, je ne suis pas outré par son appel.
Mon objectif est de défendre cet équilibre entre le génie propre d’un pays et la part de génie propre que porte la communauté juive de ce pays. Par exemple, les juifs du monde entier étudient la Bible et le Talmud avec un commentaire d’un rabbin français, Rachi de Troyes (1040-1105). C’est vous dire que l’apport du judaïsme français au judaïsme mondial est essentiel, et il faut protéger cela. Et je dis de même des juifs américains, russes, polonais. Il faut rappeler cette rencontre du judaïsme et des cultures de chaque pays. En France, nous développons une sorte de judaïsme assez unique, un judaïsme ancré dans la République, dans les gènes de ce qu’est le génie de la République. Mon travail est de permettre à ce judaïsme de vivre en France, de s’y épanouir et de participer à l’aventure collective de ce pays.
Cette spécificité d’un judaïsme français ancré dans la République est-elle aujourd’hui suffisamment comprise par la communauté juive elle-même, alors qu’elle peut paraître se replier dans un jeu communautaire ?
Tous les samedis dans les synagogues, il y a cette prière : « Prière pour la République française ». Alors, oui, les gens sont inquiets mais c’est parce qu’ils ne sont pas désabusés. Ils n’arrivent pas à se faire à l’idée que la France ne soit plus fidèle à elle-même, au rêve qu’elle incarne. « Heureux comme un juif en France », c’est une phrase qui disait beaucoup… Le père d’Emmanuel Levinas – il était de Lituanie – disait à son fils : « Un pays qui se déchire pour un petit capitaine juif est un pays où il fait bon vivre. »
En 1898, en pleine affaire Dreyfus, Théodore Reinach remet des prix dans des écoles du consistoire, et voilà ce qu’il dit : « Ne confondez jamais la France avec l’écume qui s’agite impunément mais passagèrement à sa surface. Continuez à l’aimer cette France, de toutes vos forces, de toute votre âme, comme on aime une mère même injuste même égarée parce qu’elle est votre mère et parce que vous êtes ses enfants. » Les juifs se posent des questions mais n’abdiquent pas cet amour de la France. Il faut se battre ici pour faire en sorte que la société soit plus juste pour tout le monde et quand elle sera juste pour tout le monde, elle sera juste aussi pour les juifs.
Est-ce que vous comprenez que l’enterrement en Israël des quatre victimes du supermarché casher ait pu susciter de l’incompréhension ?
Je le comprends très bien, j’aurais voulu que les choses se passent différemment. Spirituellement, il n’y a aucune obligation d’être enterré en terre sainte. Mais quand on est face à quatre familles détruites par quelque chose d’impensable… On ne savait pas quoi faire pour les aider, les soutenir, leur donner une espérance. Et, voilà, cette proposition de les enterrer au Mont du Temple a été faite : c’était l’idée qu’au moins, ils auraient quelque chose de spirituellement très fort. Les familles ont dit oui.
Et maintenant ? Qu’attendez-vous, que préparez-vous ?
Pour lutter contre quelque chose, il faut déjà l’extirper de chez soi. Je ne peux pas dire seulement que c’est aux autres de lutter contre l’antisémitisme. La société, nous tous, sommes porteurs de préjugés, tous, vous, moi. Donc j’ai lancé une grande campagne dans les écoles juives pour que les enfants rencontrent des prêtres et des imams afin de déconstruire les préjugés. J’ai proposé au ministère de l’éducation nationale d’étendre cette initiative aux écoles publiques. Si cela se fait sans prosélytisme, cela peut être formidable. Je pense par ailleurs qu’une chaîne publique, télé ou radio, devrait organiser le dialogue entre religions, et pas seulement les saucissonner, chacun son quart d’heure, chacun dans sa case, comme c’est le cas le dimanche matin. Il faut débattre, comparer, échanger sur tous les sujets. Nous avons quelque chose à bâtir dans la connaissance de l’autre, le respect de l’autre et de la différence. J’ai peur d’une société uniforme.
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