Cela fait quinze ans que l’expression empoisonne le débat public. Impossible de parler de l’islamophobie en France sans qu’un interlocuteur dégaine l’argument du « deux poids, deux mesures ». Les juifs et les musulmans ne seraient pas logés à la même enseigne (d’ailleurs, les musulmans ont du mal à se loger, pas les juifs).
Cela est en partie vrai : le seuil de tolérance des autorités publiques et de quelques éditocrates diffère selon qu’on touche aux juifs ou aux musulmans. Il n’empêche. Cette façon de présenter les choses est à la fois perverse et dangereuse.
À elle seule, et sans que ceux qui l’utilisent en soient nécessairement conscients, l’expression structure le débat autour de la concurrence victimaire. Pourquoi faudrait-il toujours tout ramener aux juifs ? Une vieille blague relate une conversation entre deux copains. L’un dit : « Ça suffit. Il faut se débarrasser des coiffeurs et des juifs. » Et l’autre répond : « Pourquoi les coiffeurs ? » Traduction d’un antisémitisme banal et répandu, qu’on n’interroge même plus.
Mais pourquoi convoquer les juifs quand on évoque le racisme à l’égard des musulmans ? Évoquer un « deux poids deux mesures » ne fait qu’accroître l’antisémitisme. La formule nourrit le sentiment que les juifs, eux, savent se faire entendre, savent tirer les bonnes ficelles, puissants qu’ils sont, installés aux places les plus enviables de la finance, des médias, du pouvoir.
En réalité, il est heureux que les autorités publiques condamnent fermement les actes antisémites. Le problème est ailleurs : dans le fait que les réactions sont insuffisantes quand surviennent des paroles ou des actes islamophobes. Car que sous-entendent ceux qui comparent ? Que l’on parle trop des actes antisémites ?
Aujourd’hui, la situation est critique. À tel point que lorsque le président de la République ou le premier ministre condamnent les violences antisémites, ils renforcent l’antisémitisme. Les juifs sont vus comme les chouchous des élites, au mépris du reste de la classe. « Quoi ! Encore l’antisémitisme ! On ne parle que de ça ! Mais on n’en peut plus des juifs ! Il n’y en a que pour eux ! »
C’est le même type de raisonnement qui conduit certains élèves à considérer qu’on en fait trop sur l’enseignement de la Shoah à l’école. Alors que la question n’est pas là. La question est de savoir comment les programmes scolaires peuvent s’emparer plus et mieux d’autres sujets tels que la traite négrière, la guerre d’Algérie ou la décolonisation en général.
Comparaison n’est pas raison. Concurrence génère violence. Viendrait-il à l’idée de quiconque de relativiser les discriminations à l’emploi, au logement, aux loisirs, dont sont victimes les musulmans au motif que des juifs, eux, meurent dans des attentats dirigés contre eux ?
Il ne faut pas croire que ces parallèles malsains et non maîtrisés soient seulement formulés par de jeunes adolescents en mal de rébellion et d’identification. La confusion a depuis longtemps gagné les élites. Cette semaine, dans Mediapart, l’écrivain Mathias Énard explique les réactions de rejet exprimées dans des lycées : « Ils s’indignent de la violence faite aux Palestiniens et regrettent qu’elle soit minorée dans une France prompte à se soulever avec tant d’insistance après les attentats de Paris. Contrairement à certains raisonnements absurdes, il s’agit donc, de leur part, d’une condamnation du “deux poids deux mesures” républicain, plutôt que d’une apologie du terrorisme… »
Drôle de justification. Comme si des minutes de silence étaient observées à chaque fois que des innocents meurent dans des conflits à l’étranger. Comme si un hommage était rendu et les drapeaux en berne à chaque fois que des Israéliens succombent à des attentats kamikazes en Israël.
Une plongée dans les archives des quotidiens nationaux montre que l’expression s'installe dans cette comparaison inepte entre un conflit territorial au Proche-Orient et des actes antisémites en France en l'an 2000. Cette année-là, le 3 novembre, dans Le Monde, alors que l’armée israélienne tire sur des Palestiniens, une journaliste relate le « sentiment de deux poids, deux mesures » qui gagne la banlieue et les « plus de 120 actes de violence et de vandalisme contre des synagogues ou des lieux symboliques de la communauté juive en un mois ».
En clair, les juifs ne pourraient s’en prendre qu’à eux-mêmes : s’ils n’étaient pas solidaires d’Israël, on les laisserait tranquilles. Une analyse, qui, au si apprécié jeu des comparaisons, pourrait revenir à dire aujourd’hui aux musulmans : si vous ne défilez pas avec une pancarte « Je suis Charlie », ne vous étonnez pas demain d’être discriminés.
En se référant également dans un premier temps au Proche-Orient, Dieudonné a largement participé à la popularisation du « deux poids deux mesures ». En 2003, il utilise la formule après son sketch “Isra-Heil” (contraction de Israël et de “Heil Hitler”) sur France 3. Sauf que pour ce sketch, critique de la politique israélienne, Dieudonné n’a jamais été condamné en justice. Il fut relaxé en première instance, en appel et devant la Cour de cassation. Selon les magistrats, « par sa tenue vestimentaire qui comporte non seulement un chapeau mou affublé de papillotes mais aussi une cagoule et une veste de treillis, le prévenu n’incarne pas les personnes de confession juive en général mais une fraction de cette communauté qui professe des thèmes extrémistes et n’hésite pas le cas échéant à recourir à l’action violente ». Conclusion : « Les propos de l'humoriste ne visaient pas une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, mais seulement une partie d'entre elle. »
Si Dieudonné a été condamné en justice, c’est par exemple pour les propos qu’il a tenus en 2004 dans un journal et non sur scène sur les juifs en général, « ces négriers reconvertis dans la banque ». Cependant, jusqu’à ce qu’il fasse acclamer le négationniste Robert Faurisson, Dieudonné n’a pas été réellement ostracisé. Et il continue aujourd’hui encore de jouir d’une énorme popularité dans des milieux sociaux très différents en dépit des pires clichés antisémites qu’il propage sur un supposé lobby juif maître de la finance et des médias. Ces clichés n'ont rien d'humoristique. Dans les années 1930, ils ont conduit à l’extermination de 6 millions de personnes. Comment s'étonner qu'en France, où l'État s'est fait complice du génocide, certains gardent une vigilance particulière sur la question de l'antisémitisme ?
La justice ne réserve cependant pas de traitement particulier à Dieudonné. Les tribunaux se fondent sur une loi qui punit autant le racisme que l’antisémitisme, et condamnent Éric Zemmour quand il affirme que les employeurs « ont le droit » de refuser des Arabes ou des Noirs, et quand il demande : « Mais pourquoi on est contrôlé 17 fois ? Pourquoi ? Parce que la plupart des trafiquants sont noirs et arabes, c’est comme ça, c’est un fait. »
Idem pour Jean-Marie Le Pen, condamné, entre autres, pour avoir affirmé en 2003 : « Le jour où nous aurons en France, non plus 5 millions mais 25 millions de musulmans, ce sont eux qui commanderont. » « Et les Français raseront les murs, descendront des trottoirs en baissant les yeux. » Brice Hortefeux, alors qu’il était ministre, a aussi été jugé coupable en première instance, pour une supposée blague sur les Arabes, avant d'être relaxé.
Il n’y a pas « deux poids deux mesures » dans le sens où, si un humoriste quelconque venait demain à essentialiser les musulmans en les ramenant tous à leur supposée violence, délinquance ou perfidie, il serait sanctionné. C’est d’ailleurs ce qui est arrivé au magazine Le Point, condamné pour une infographie ironisant sur les cinq « Commandements de l'entrepreneur chinois en France », dans lesquels figurait : « Tu ne rémunéreras pas tes employés car ce sont des membres de ta famille », « Tu ne cotiseras pas et donc tu ne toucheras pas d'aides » et « Tu ne paieras pas d'impôts ». Le tribunal n’a pas retenu le droit à l’humour. Preuve que ces différents propos racistes comparables donnent lieu à des sanctions cohérentes.
Les caricatures publiées dans Charlie Hebdo ne relèvent pas du même registre. Le droit au blasphème s’exerce pour toutes les religions. Et les autorités religieuses, en dépit de caricatures sur le pape, Jésus ou Mahomet, n’ont jamais obtenu de condamnation de l’hebdomadaire satirique devant les tribunaux. Car en France, s’il est interdit d’outrager les croyants, on peut moquer les religions, toutes les religions. La différence est là : tandis que Dieudonné propage la haine contre les juifs en tant qu’êtres humains, Charlie Hebdo moque les croyances religieuses. Les tribunaux sont constants en la matière. Ils se réfèrent à la loi, à la jurisprudence, et ils s’y tiennent. Est-il nécessaire de rappeler que la Shoah n’est pas un dogme religieux mais un fait historique ? Et qu'y croire ou pas n'est pas une affaire de juifs ?
Malheureusement, cette égalité dans les traitements judiciaires n’est pas partout de mise. Si Éric Zemmour a bien été condamné par les tribunaux, il continue de se répandre dans de nombreux médias. Et que dire de Philippe Tesson, soutenu par son journal Le Point en dépit de ses propos sur « les musulmans qui amènent la merde en France aujourd’hui ! » (une enquête préliminaire pour provocation à la haine raciale a été ouverte)…
Régulièrement, des propos islamophobes passent inaperçus. Même dans les élites, beaucoup, pour savoir si les paroles prononcées sont racistes, remplacent d’ailleurs le mot « musulman » par le mot « juif » afin de prendre la juste mesure des propos tenus. Preuve d’un déficit de sensibilité à la question de l’islamophobie.
Mais là encore, est-il nécessaire de convoquer un supposé bouclier tout-puissant dont bénéficieraient les juifs pour condamner les propos racistes ? Assurément pas. Ils se suffisent à eux-mêmes.
Le « deux poids deux mesures », employé à toutes les sauces, engendre la confusion. À l’image de l’expression elle-même d’ailleurs. (S’il y a deux poids, il est normal qu’il y ait deux mesures. Le bon libellé ne devrait-il pas être « un poids deux mesures » ?) À l’image aussi de celui qui l’aurait inventée, Voltaire, dont le Traité sur la tolérance se vend en ce moment comme des petits pains, alors que l’homme était antijuif et antimusulman : pas de jaloux sur ce point.
Continuer de comparer, toujours et tout le temps, fait aujourd’hui le nid des antisémites, qui pèsent de plus en plus. Le combat contre l’islamophobie mérite définitivement mieux. Ceux qui militent sans mauvaise intention contre le racisme devraient en prendre la mesure.
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