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Delarue : « Des quartiers islamistes dans les prisons ne mettront pas fin au prosélytisme »

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Aujourd'hui à la tête de la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité, Jean-Marie Delarue connaît parfaitement le monde carcéral et ses dysfonctionnements pour avoir été contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL) de 2008 à 2014. Mediapart l'a interrogé sur la proposition faite par Manuel Valls de regrouper les détenus « radicalisés » dans des quartiers spécifiques au sein des établissements pénitentiaires. Pour le conseiller d'État, cette solution comporte plusieurs risques, notamment que les surveillants perdent le contrôle de ces zones.

Mediapart.- Selon le ministère de la justice, seules 16 % des personnes incarcérées pour des actes liés au radicalisme islamiste ont déjà été emprisonnées auparavant. La prison est-elle, selon vous, le lieu de radicalisation par excellence, ou n’est-elle qu’un lieu parmi d’autres ?

Jean-Marie Delarue.- Le phénomène de radicalisation en prison ne doit pas être négligé, mais il ne faut pas le surestimer non plus. Sociologiquement, les personnes qui se radicalisent viennent plus souvent que d’autres d’un milieu défavorisé. Elles ont donc plus de risques de connaître la prison. La trajectoire d’Amedy Coulibaly en est un exemple. Mais, à l’origine, le terreau de radicalisation se trouve dans les “cités”, dans les réseaux qui se constituent autour des mosquées. Certains lieux de culte sont “tenus” par des imams très radicaux, tout le monde le sait, et certains prêches sont plus écoutés que d’autres. La mosquée Adda’wa, dans le XIXe arrondissement de Paris, a ainsi été un lieu de rassemblement particulièrement repéré.

La prison est donc, pour des raisons sociologiques, un lieu de radicalisation, mais elle n’est ni le seul, ni le plus important. Si l’on comparait la population des personnes radicales qui ont été détenues à la population radicale en général, on trouverait certainement une prévalence, mais pas écrasante.

Aujourd’hui, en France, moins de 160 personnes sont détenues pour des actes liés au radicalisme islamiste. Parmi elles, 60 sont considérées comme « prosélytes ». Un sort spécifique leur est-il réservé ?

Le prosélytisme en prison est un phénomène connu et pris en charge par les agents pénitentiaires depuis une dizaine d’années. En tout cas le prosélytisme ostensible, qui se manifeste par une foi vigoureuse, y compris aux dépens d’autres détenus. Cela se traduit par la volonté de porter des habits religieux ailleurs que dans les cellules et de se rassembler de manière voyante hors des cadres prévus. Face à ces comportements visibles, la pénitentiaire a réagi. Elle a interdit les manifestations collectives dans les promenades. Le qamis (tunique longue que portent traditionnellement les hommes musulmans – ndlr) est accepté, mais à l’intérieur des cellules. Les détenus rebelles à l’application du règlement intérieur sont transférés. Ces mesures sont rodées et efficaces. Peu de difficultés me sont remontées lorsque j’étais contrôleur.

La nouveauté vient du développement d’une radicalisation qui s’opère de manière discrète. Ce phénomène est par définition difficile à mesurer et à contrer car il ne s’affiche pas. Mais il est repérable parce que des détenus s’en plaignent. Lors de mon mandat, j’ai ainsi reçu beaucoup de plaintes de personnes qui étaient empêchées, au nom de la religion, de prendre des douches nues, ou que leurs codétenus de cellule obligeaient à imiter leur mode de vie, même s’ils ne partageaient pas la même confession ou les mêmes pratiques. Certains non-musulmans devaient se conformer aux préceptes de la religion coranique contre leur gré. Des cohabitations se sont révélées violentes.

Comme cela se passe à l'intérieur des cellules, les surveillants y prennent moins garde, voire s’en désintéressent complètement. L’administration pénitentiaire se trouve désarmée face à ces situations. Les détenus considérés comme radicaux ne sont actuellement pas spécialement enfermés dans des cellules individuelles. Cela s’explique par le manque de place, en raison de la surpopulation carcérale, et par le fait que ces personnes, condamnées à de courtes peines pour de la petite délinquance ou de la participation éloignée à une entreprise terroriste, sont détenues en maisons d’arrêt, plus densément occupées encore que les établissements pénitentiaires. Ces tensions entre détenus me paraissent plus significatives et plus préoccupantes que le prosélytisme en tant que tel.

Que pensez-vous de la proposition de Manuel Valls de regrouper les plus radicaux dans certains quartiers ? Comment les repérer ?

L’affectation, dont les chefs d’établissement ont la charge, est l’opération la plus difficile qui soit. Certes, on évite de mettre dans la même cellule un Kurde et un Turc, un Serbe et un Croate. Mais la surpopulation carcérale limite les possibilités de combinaisons. Séparer les islamistes radicaux des autres va ajouter en complexité. Et comment va-t-on identifier ces personnes ? Comment distinguer quelqu’un qui a des opinions radicales d’un autre ?

Séparer ceux qui ont été condamnés pour des faits de terrorisme en liaison avec l’islam radical, cela est possible. Mais alors une autre question se pose : que faire des islamistes radicaux en détention provisoire ? Pourra-t-on les séparer alors qu’ils ne sont pas condamnés ? Par ailleurs, beaucoup de radicaux sont en prison, comme cela a été le cas pour Amedy Coulibaly, pour des faits qui n’ont rien à voir avec l’islam radical. Le risque est de retrouver dans le “quartier islamiste” des personnes condamnées pour cela mais qui ont évolué, tandis qu'en sont exclus des détenus professant un islamisme radical mais arrêtés pour d’autres raisons. Les “quartiers islamistes” permettront au mieux de diminuer le prosélytisme, mais sûrement pas d’y mettre fin.

L’administration, enfin, a-t-elle intérêt à regrouper des gens qui se ressemblent du point de vue de l’opinion ? Cette question est proche de celle posée par les terroristes corses ou basques. Les terroristes basques n’ont jamais été regroupés, et s’en plaignent. Les terroristes corses ont été regroupés à Bastia. Le résultat est édifiant : il se passe dans cette prison des choses peu ordinaires, les détenus tenant une place pour le moins problématique dans la gestion de la prison. Le danger est que les rapports avec les surveillants se distancient et que ces quartiers acquièrent une autonomie préjudiciable.

S’ils sont entre eux, les détenus risquent de se faire passer plus facilement des consignes, même s’ils sont enfermés dans leur cellule 24 heures sur 24, ou s’ils sortent deux par deux, comme à Fresnes. Que faire s’ils se mettent en grève de la faim ou s’ils se mutinent ? Le risque est de les transformer en martyrs. Je crains que le regroupement de personnes réputées dangereuses ne produise un effet “chaudron”.

Que préconisez-vous ?

Plus nous chercherons à cerner les opinions, plus les gens les dissimuleront. Par conséquent, selon moi, la dissémination est la meilleure solution. Environ 200 personnes en France sont concernées, pour un nombre presque identique de prisons. Pour que les surveillants aient prise sur elles, mieux vaut qu’elles soient une ou deux tout au plus par établissement. Dès qu’on dépasse quatre ou cinq, la gestion se complique. En réalité, il n’y a pas de bonne solution. La vraie solution, c’est d’essayer de convertir ces personnes radicales à d’autres pratiques religieuses, par exemple avec des imams.

Les imams, cela fait des années qu’on en parle. Pourquoi la question n’est-elle toujours pas réglée ? Est-ce que la radicalisation peut, en partie, découler des discriminations que les musulmans disent vivre en prison en tant que croyants ?

Les détenus musulmans se plaignent effectivement très souvent d’être discriminés en tant que musulmans. Les manifestations de racisme existent de la part des surveillants. Cela prend la forme d’insultes, de brimades de toutes sortes. La hiérarchie doit être particulièrement vigilante sur la manière dont se comporte le personnel. Certaines demandes des détenus, qui ne compliquent pas la gestion pénitentiaire, doivent être accordées : je pense notamment à la nourriture. Certains musulmans ne mangent pas à leur faim parce qu’ils mettent de côté la viande. 

Pourtant, les repas sont confectionnés par des entreprises privées, qui proposent aux détenus tous les régimes possibles et imaginables. Une quinzaine de régimes au total coexistent, sans iode, sans poisson, etc., en fonction des prescriptions médicales. Il n’est pas difficile de préparer des repas “religieux”. Cela ne concernerait pas que les musulmans. Je me suis renseigné : cela ne reviendrait pas plus cher, ce serait même potentiellement moins cher. Et ce ne serait en rien une entorse à la laïcité, tant que cela ne gêne pas le bon fonctionnement du service public. Il ne faudrait pas que des solidarités entre musulmans radicaux et les autres se créent autour de ces conditions de vie vécues comme des brimades.

Quant aux imams, la question dépend à la fois de l’État et des institutions religieuses. Les crédits ne sont pas suffisants : il faut les augmenter pour améliorer leur rémunération. Mais il faut aussi reconnaître qu’il n’est pas facile de trouver des personnes formées pour ce type de fonction. Améliorer les conditions de vie en général dans les prisons est une nécessité. Ne pas le faire pousse les détenus à se radicaliser.

Une de vos propositions phares, lorsque vous étiez contrôleur, serait de faciliter l’accès des détenus à Internet et au téléphone. Étant donné le contexte, cela vous paraît-il encore pertinent ?

Je n’en démords pas. La politique carcérale ne doit pas dépendre du comportement de quelques violeurs, assassins ou terroristes. L’immense majorité des détenus ne sont pas des Guy Georges. Ils sont condamnés à de courtes peines pour de la petite délinquance. Le lien avec la famille est primordial : plus ils ont de contacts avec leur entourage, moins ils risquent de récidiver. Concernant les islamistes, on peut aussi considérer que cette mesure permettra de les surveiller plus facilement…

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