Les images des manifestations qui se sont déroulées au Niger, au Pakistan, au Mali, en Algérie ou au Sénégal pour protester contre la publication par Charlie Hebdo d’une nouvelle caricature du prophète Mahomet nous rappellent ce que l’affaire Rushdie avait démontré pour la première fois en 1989. Pour le meilleur et pour le pire, le monde est irréparablement ouvert. Il n'offre plus de refuge. La censure a changé. De formes, d’agents, de cibles. Elle ne reconnaît plus les frontières. Elle ne frappe plus seulement les journaux, les livres ou les films. Elle s’attaque directement aux personnes, auteurs, journalistes.
Surtout, elle ne traque plus seulement des opinions politiques, religieuses ou idéologiques mais elle s'attaque à toute forme de représentation, image, fiction, caricature en tant que telle. Elle prétend transformer en délit d’opinion toute pratique artistique libre.
En Iran, c’est la musique dans son ensemble, sa diffusion, son enseignement qui ont été longtemps interdits ou réglementés. En Afghanistan, l'une des premières initiatives des talibans, après leur entrée dans Kaboul, fut de brûler des bobines de films, sans même les visionner, dans des autodafés que retransmirent les télévisions du monde entier. En Algérie, le seul fait d’être réputé écrivain suffisait pour figurer sur les listes noires des commandos islamistes.
Depuis la chute du mur de Berlin, la censure n’est plus seulement le fait des États totalitaires. La figure dominante d’une censure centrale, disposant d’organes bureaucratiques qui permettaient de traquer la pensée dissidente, se double aujourd'hui de multiples phénomènes de violence et de répression, qui ont pour seul point commun une haine aveugle de l'art et de la fiction. Et cette haine gagne du terrain non seulement dans les régions à fondamentalisme islamiste mais aussi en Europe ou aux États-Unis, où de véritables lobbies anti-artistiques tentent d’imposer aux artistes et aux écrivains leurs raisons, leurs critères, leurs limites.
Il n’y a pas si longtemps, les romans de Steinbeck ou Richard Wright ont été interdits dans certains lycées sous la pression des organisations de parents d'élèves. En France, dans les municipalités conquises par l'extrême droite en 1995, sont apparues des listes de livres à retirer des bibliothèques. Le code pénal de 1994, adopté sous la pression d’organisations familiales, ne légitime-t-il pas les intimidations, les poursuites contre des livres ou des expositions ? La sculpture en forme de « plug anal » de Paul McCarthy a été vandalisée place Vendôme à Paris.
Toutes les protections, tous les verrous savamment ménagés depuis l'époque des Lumières, afin de protéger l'espace de la création, sont en train de sauter. La réaction du pape François ne doit pas surprendre : c’est la position constante de l’Église catholique qu’il a exprimée. Monseigneur Lustiger, membre de l'Académie française, était allé bien plus loin lors de l’affaire Rushdie, ne craignant pas d'affirmer que « la figure du Christ et celle de Mahomet n'appartiennent pas à l'imaginaire des artistes... ». Il tirait ainsi un trait sur des siècles d'histoire de la peinture.
Monseigneur Decourtray, primat des Gaules, établissant un lien entre l'affaire Rushdie et la campagne déclenchée quelques mois auparavant contre le film de Scorsese La Dernière Tentation du Christ, s'écriait : « Une fois encore, des croyants sont insultés dans leur foi. Hier, dans un film défigurant le visage du Christ. Aujourd'hui, les musulmans dans un livre sur le prophète. » L'archevêque de New York, monseigneur John O'Connor, estimait lui aussi que le livre de Rushdie offensait la foi et demandait à ses fidèles de ne pas le lire. Le grand rabbin d'Israël, le Vatican et Margaret Thatcher exprimèrent la même réprobation… Jacques Chirac, futur président de la République française, déclara imprudemment : « Je n'ai aucune sympathie pour monsieur Rushdie. J'ai lu ce qui a été publié dans la presse (il s'agissait des premiers chapitres des Versets sataniques – ndlr). C'est misérable. »
Quelques jours après l'annonce de la fatwa contre Rushdie, l'Osservatore romano, l'organe officiel du Vatican, a exprimé « sa solidarité envers ceux qui se sont sentis blessés dans leur dignité de croyants » en qualifiant l'ouvrage de Salman Rushdie, sinon de blasphématoire, tout au moins de « distorsion gratuite ». Merveilleuse assurance des critiques littéraires du Saint-Siège, qui s'autorisent à juger des distorsions gratuites de la fiction !
En novembre 1993, nous avions convié à Strasbourg, à l'occasion de la fondation du Parlement international des écrivains, une soixantaine d’écrivains pour organiser un réseau international de villes refuges capables d’accueillir et de protéger les écrivains et les journalistes menacés de mort dans leur pays. À l’occasion d’une émission qu’Arte réalisa en présence de Toni Morisson, Pierre Bourdieu, Édouard Glissant, Jacques Derrida, Susan Sontag et Assia Djebar, Salman Rushdie expliqua que le meurtre d'écrivain ou de journaliste, après les prises d'otages et les détournements d'avion, pourrait bien devenir un nouveau modèle de terrorisme international.
« Si ce modèle n'est pas combattu, avertissait-il, il sera appliqué et il s'étendra. » Et c'est bien ce qui s'est passé. Depuis un quart de siècle, les fatwas se sont multipliées en Iran, en Égypte, au Bangladesh, en Algérie. Les écrivains, les journalistes, les artistes sont devenus la cible privilégiée d'attentats aveugles et à haut rendement médiatique. De la censure des œuvres, on est passé à la persécution des auteurs, des textes censurés aux têtes tranchées. Le massacre de Charlie Hebdo en est un aboutissement. Il démontre que ce qui est en jeu n’est pas seulement la liberté d’expression des individus mais un droit non écrit et pourtant imprescriptible : le droit d’interroger le monde en dessinant des petits bonhommes, le droit à l’ironie qui n’est rien d’autre qu’une manière de chercher de nouveaux angles pour pénétrer la réalité, d’esquisser ce qui, dans la fiction, ébauche d'autres mondes, d'autres types de relation entre les hommes.
Bien sûr Charlie Hebdo n’était pas toujours à la hauteur de cet objectif. Bien sûr, depuis quelques années, l’équipe de Charlie avait muté. Les savonaroles de la laïcité avaient rejoint les gentils bouffeurs de curés ; les moines soldats de l'idée fixe de l’islamofascisme s’étaient taillé une place à la table des vieux potaches écolos et ils avaient viré Siné, coupable de lèse-majesté envers le fils Sarkozy. Ce ne sont pas eux qui ont été pris pour cibles mais les saints insolents, les joyeux drilles, les pourfendeurs de l’esprit de sérieux, les descendants de Villon et de Rabelais, les héritiers de Brassens... Ceux-là n’accomplissaient pas un programme idéologique. Ils ambitionnaient seulement un certain regard démystificateur sur le monde. Ils luttaient pour une autre hiérarchie des sens, d'autres modes de perception.
L’attentat contre Charlie Hebdo s’inscrit dans une longue histoire, celle des relations qu'entretiennent le sacré et le profane, le champ de la foi et celui du rêve, le rire et le sérieux. Le christianisme à ses débuts condamnait le rire. On pouvait même prétendre comme saint Jean Chrisostome (mort en 407) que les plaisanteries et le rire ne venaient pas de Dieu, mais du Diable ; et même que le Christ n'avait jamais ri. Plus près de nous, le jansénisme et le cri de Rancé, « Malheur à vous qui riez ! », portent la marque d'un rigorisme moral que ne renieraient pas aujourd'hui les accusateurs de Rushdie.
L'attitude de l'Église est loin d'avoir été toujours aussi répressive. Et si la fatwa lancée contre Rushdie a été perçue comme une violence obscurantiste « d'un autre âge », associée immédiatement à la prétendue barbarie du Moyen Âge, cela relève plus du cliché que de la vérité historique. C'est au Moyen Âge au contraire que la tolérance des autorités religieuses à l'égard des fêtes carnavalesques et des rites de parodie de la religion a été la plus grande. La lecture du livre de Mikhaïl Bakhtine sur l'œuvre de Rabelais, qui témoigne de la cohabitation joyeuse de la foi et du rire, de la liturgie et du carnaval, devrait être rendue obligatoire dans tous les séminaires et conseillée à tous ceux qui se sont insurgés contre les prétendues provocations de Salman Rushdie.
Dès le XIe siècle, tous les éléments du culte officiel font l'objet de parodies, la parodia sacra en latin, mais aussi en langue vulgaire : les prières – Pater Noster, Ave Maria, Credo –, les Évangiles, les règles monacales, les décrets de l'Église, les arrêtés de concile, les bulles et les messages pontificaux, les sermons religieux… Pour les cérémonies de Pâques, la tradition permettait le rire et les plaisanteries licencieuses à l'intérieur même de l'Église (le risus paschalis qui était associé à la renaissance joyeuse). Il existait aussi le rire de Noël.
Il est difficile d'imaginer aujourd'hui l'étendue de ces pratiques parodiques : les clercs, mais aussi les ecclésiastiques haut placés et les doctes théologiens rédigeaient des traités comiques… L'une des œuvres les plus anciennes de cette littérature parodique en latin, la Cène de Cyprien (Cena Cypriani), écrite entre le Ve et le VIIe siècles, travestissait dans un esprit carnavalesque l'Écriture sainte (Bible et Évangile) et détournait toute l'histoire sacrée (depuis Adam jusqu'au Christ) dans la description d'un banquet bouffon et excentrique. Ainsi, Ernst Robert Curtius peut écrire : « Le mélange du sérieux et du plaisant appartenait aux règles de style familières au poète du Moyen Âge… le Moyen Âge aimait le mélange des styles sous toutes ses formes… »
Dans les manuscrits des XIIIe et XIVe siècles, notamment les livres de légendes retraçant la vie des saints, on trouve, à côté d'enluminures pieuses illustrant le texte, des figures de chimères enchevêtrant des formes humaines, animales et végétales, des diablotins comiques, des jongleurs exécutant des tours d'acrobatie… « La surface de la page, commente Bakhtine, de même que la conscience de l'homme du Moyen Âge, englobait les deux aspects de la vie et du monde. » Les peintures murales et les sculptures des églises témoignent également de cette coexistence du rire et du sérieux.
C'est pendant la Renaissance que ce rire carnavalesque, longtemps cantonné au niveau des fêtes populaires, a fait irruption dans la littérature, donnant naissance à des chefs-d'œuvre mondiaux, tels le Décaméron de Boccace, l'œuvre de Rabelais, le roman de Cervantès, les drames et comédies de Shakespeare… « En la personne de Rabelais, écrit Bakhtine, la parole et le masque du bouffon médiéval, les formes des réjouissances populaires carnavalesques, la fougue de la basoche aux idées démocratiques qui travestissait et parodiait absolument tous les propos et les gestes des bateleurs de foire se sont associés au savoir humaniste, à la science et aux pratiques médicales, à l'expérience politique et aux connaissances d'un homme qui, confident des frères Du Bellay, était intimement initié à tous les problèmes et secrets de la haute politique internationale de son temps. »
Bakhtine rappelle que si la prudence poussa Rabelais à retirer toutes les attaques contre la Sorbonne de ses deux premiers livres pour leur édition de 1542, « l'idée ne lui vint même pas à l'esprit d'expurger les autres pastiches de textes sacrés, tant étaient encore vivants à l'époque les droits et privautés du rire ». L'interpénétration entre le texte sacré et la littérature profane était telle que la première traduction de la Bible en français, réalisée par Olivétan, porte la marque de la langue et du style rabelaisiens.
À l'inverse, ce n'est pas toujours du côté de l'Église que se recruteront les critiques les plus sévères de Rabelais. L'histoire de la réception de son œuvre en France nous livre quelques surprises. Dès 1690, le jugement de La Bruyère est sans appel : « Marot et Rabelais sont inexcusables d'avoir semé l'ordure dans leurs écrits... Rabelais surtout est incompréhensible ; son livre est un monstrueux assemblage d'une morale fine et ingénieuse et d'une sale corruption. » Et Voltaire, la grande figure des Lumières, qu'on invoque sans cesse contre l'obscurantisme, reprochait à Rabelais d'avoir mêlé l'érudition, les ordures et l'ennui (« un bon conte de deux pages se paie par des volumes de sottise »). Il proposait que les œuvres de Marot et de Rabelais fussent réduites à cinq ou six feuilles.
Et Bakhtine de conclure : « Jamais Rabelais n'a été si peu compris et apprécié qu'à cette époque… Les écrivains des Lumières avec leur manque de sens historique, leur utopisme abstrait et rationnel, leur conception mécaniste de la matière, leur tendance à la généralisation et à la typisation abstraite d'une part, et leur documentalisme de l'autre, étaient moins que quiconque capables de comprendre et d'apprécier correctement Rabelais » et sa conception carnavalesque du monde. Ceux qui convoquent les philosophies des Lumières en défense de Charlie Hebdo devraient y réfléchir à deux fois. Rabelais serait plus convaincant à leur place.
Swift opposait la possession d’une illusion agréable à la folie propre aux hommes d'État et grands réformateurs religieux. Comment s’opposer à la folie religieuse et politique, lorsque la folie est telle que l’illusion ne peut plus être distinguée du réel ? Cervantès a le premier montré que la folie et le désordre entrent dans le monde lorsque s'efface la subtile nuance qui sépare le réel de la fiction. Qui est don Quichotte en effet, sinon celui qui s'est perdu quelque part aux confins des livres et du réel et qui ne perçoit plus très bien cette frontière ? N’ira-t-il pas jusqu'à interrompre un spectacle de Guignol et transpercer de son épée des marionnettes en bois parce que celles-ci ne se conduisent pas conformément aux principes de la chevalerie ?
Il témoigne du même aveuglement que nos assassins de l’imaginaire, qui ne peuvent comprendre la différence entre le réel et la fiction, entre un dessin et une insulte, une caricature et une image sainte. L’idée fixe de leur folle chevalerie les rend incapables de ce minimum de distance sans laquelle il n'y a ni parodie, ni jeu, ni même représentation.
Nadejda Mandelstam rapporte un récit de Khrouchtchev sur Staline regardant à la télévision un comédien célèbre qui jouait un rôle de traître. Staline fut si impressionné par le jeu du comédien qu'il déclara que seul un authentique traître pouvait jouer aussi bien ce rôle. Aussi ordonna-t-il qu'on prenne des mesures en conséquence.
Un demi-siècle plus tard, le 13 février 1989, l'ayatollah Khomeiny regardait lui aussi la télévision. Et il vit la police pakistanaise tirer sur des manifestants qui protestaient contre la parution aux États-Unis d'un livre intitulé Les Versets sataniques. Khomeiny n'avait pas lu ce livre mais il fut si impressionné par les images du massacre à la télévision, qu'il en déduisit qu'un livre qui avait pour titre Les Versets sataniques ne pouvait être que satanique, n'ayant d'autres fins que l'insulte ou le blasphème. Il se retira pour dicter sur-le-champ un ordre d'exécution de Salman Rushdie.
La peine de mort émise par l’Iran contre un citoyen britannique, un acte de terrorisme d'État, ne violait pas seulement les lois internationales, elle franchissait la frontière fragile qui sépare la fiction de la réalité. Quelques semaines après la fatwa, Jamel Eddine Bencheikh, professeur de poétique arabe à la Sorbonne et traducteur des Mille et Une Nuits, écrivait : « Aucun musulman n'acceptera de lire un exercice burlesque concernant un Muhammad installé au cœur du réel islamique [...]. Dans les pays arabes, reconnaissons-le, la fiction est fichée [...]. Désormais tout tombe sous la loi de l'offense : homme vivant, figure de l'histoire, mythe. Les voies de la rêverie sont interdites. Et même celles du plaisir : voici quatre ans, un tribunal du Caire ordonna la destruction de trois mille exemplaires saisis des Mille et Une Nuits ! Tout peut sombrer dans le désastre, peinture, sculpture et cinéma réunis. »
Lorsqu’on assimile l’auteur à ses personnages, le dessinateur à ses caricatures, on fait sauter tous les verrous qui protègent l’espace de la fiction. On sait que l'œuvre de fiction n'est pas le simple produit de la volonté de l'auteur, qui y déposerait significations et prédicats, mais un processus complexe où l'écrivain paradoxalement s'absente et s'efface. Cabu racontait qu’il lui arrivait dans certaines circonstances de dessiner avec un petit crayon et la main dans sa poche... Le roman n’a que faire des opinions, des croyances (des hérésies même) de son auteur. Il ne relève pas de l’expression de soi, mais signifie au contraire la défaite de toute expressivité. Flaubert en a formulé la règle : « Soyons exposants plutôt qu’expressifs ! »
La censure qui frappe les artisans de l’imaginaire, qu’ils soient dessinateurs, écrivains, cinéastes, peintres ou sculpteurs ne sanctionne pas un délit d'opinion (sa défense ne relève donc pas de la défense de la liberté d'expression brandie comme un fétiche), mais la fiction elle-même, le droit à la littérature, à l’humour, à la métamorphose…
La devise de Cervantès, c’est la formule populaire, empreinte d’humour et de sagesse qui aurait pu faire la une de Charlie Hebdo : « Il ne faut pas confondre ! » Pour la première fois un récit ne prétendait fonder ni une loi ni une communauté, mais affirmait une éthique du discernement. À l’orée des temps modernes, une lecture transcendantale du monde n'est plus possible ; le sens du monde s'est pulvérisé en milliers de signes indéchiffrables ; leur miroitement énigmatique autorise toutes sortes d'interprétations qui vont s'épanouir en milliers de récits. La seule éthique possible, c'est une éthique de la traduction, de l'interprétation, une éthique de la séparation. Avec Don Quichotte, Cervantès ouvre l'âge d'or des voyageurs du sens, des artistes intrépides de l'herméneutique. À l'opposé des romans de chevalerie qui cherchaient à occulter le réel et à y substituer un monde enchanté, le roman moderne va se tourner vers le monde, s'ouvrir à lui et tenter, toutes tendances confondues, de le déchiffrer.
Tournant le dos à la fiction d'un monde unifié et clos, ce roman moderne ne va cesser de s'ouvrir à une réalité diverse et stratifiée. Des complexités de l'âme à la mécanique des sociétés, de la conquête des nouveaux mondes à l'exploration du passé, le roman va se faire historien, sémiologue, psychologue, géographe, sociologue. À l'opposé des visées encyclopédistes qui lui sont contemporaines, il produira non pas des synthèses, mais du discernement, non pas des systèmes, mais une prolifération de l'expérience, une dissémination du sens. Tout le savoir du roman, son unique savoir, est le fruit de ces expériences de la séparation.
Dans La Plaisanterie, Kundera a décrit le monde totalitaire comme celui où tend à s’effacer la nuance qui existe entre la plaisanterie et le sérieux, où une plaisanterie ne fait plus rire mais peut détruire une vie (à cause d’une carte postale que, pour rire, il avait signée Trotsky, un étudiant est renvoyé de l’université, sa vie bascule…). La plaisanterie est une prolongation de la fiction dans la vie quotidienne. Avec la parodie, le jeu, le rire, c’est la possibilité à l’intérieur d’une relation humaine d’inventer d’autres rapports, d’inverser des rôles, de relativiser sa propre signification.
Nous savons maintenant que l’impossibilité de la plaisanterie dans le monde totalitaire annonçait notre entrée dans un monde où l’illusion romanesque est devenue la cible des cohortes sinistres de l’idée fixe. Ce monde, le monde des médias et des mollahs, se caractérise par la confusion du réel et de la fiction, du sacré et du profane, du jeu et de la foi. C'est un monde où l’éthique du discernement n’a plus de sens.
C’est cette éthique qui est en jeu dans le débat autour de Charlie Hebdo. Elle n’oppose pas croyants et incroyants, car l’éthique du discernement s’exerce au sein même des religions du Livre (Exégèse canonique, Talmud et Tafsir). Elle ne définit pas non plus l’Occident des Lumières contre un islam prétendument obscurantiste. Elle projette à l'échelle du monde, à travers mille distorsions, confusions et malentendus, la nouvelle guerre pour le monopole du récit que mène un Occident militarisé, qui poursuit ses guerres indifférenciées contre le terrorisme depuis le 11-Septembre, nourrissant la terreur qu’il prétend annihiler.
Dans cette guerre dont les enjeux dépassent les caricatures de Charlie Hebdo, l’imagination, l’ironie, la poésie ne sont que des otages désarmés qui essaient de faire entendre leur voix. On mesure l’étendue du malentendu planétaire qui est en train de s’abattre sur elles, en rappelant simplement que l’universitaire palestinien Edward Saïd avait pris la défense de son ami Salman Rushdie, dont il avait qualifié le roman de « intifada de l’imagination ». « L'art des hommes, écrivait Mandelstam, avance comme une cavalerie d'insomnies, et là où elle se met à piétiner, il ne peut y avoir que la poésie ou la guerre... »
BOITE NOIREChristian Salmon, chercheur au CNRS, vient de publier Les Derniers Jours de la Ve République (éditions Fayard). Auteur notamment de Storytelling – La machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits (2007, La Découverte), il collabore de façon à la fois régulière et irrégulière, au fil de l'actualité politique nationale et internationale, avec Mediapart.
Tous ses articles sont ici. On peut lire également les billets du blog de Christian Salmon sur Mediapart.
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