Contrairement à la droite, tous les partis de gauche ont une part de Charlie Hebdo en eux. Et quelques jours après les attentats de Paris, chacun de ses représentants a tenu à profiter des traditionnels vœux à la presse pour rendre un hommage au journal satirique et à ses dessinateurs assassinés. Mais aussi pour prendre le temps de tenter de dégager quelques perspectives et pistes de réflexion.
Tous ont tenu à afficher concrètement leur solidarité avec « Charlie » et leur compagnonnage avec les disparus. Ainsi, Emmanuelle Cosse a rappelé les engagements écolos de Cabu, qui a dessiné de nombreuses affiches de campagne pour les Verts, ou de Bernard Maris, qui avait été candidat des Verts aux législatives de 2002 (« il avait fait plus de 10 %, l’un des meilleurs scores nationaux à l’époque », se souvient un ancien).
De son côté, Jean-Luc Mélenchon, qui a transformé ses vœux en « conférence » au théâtre Déjazet, s’est inspiré d’un rituel sud-américain pour égrener les noms des défunts, tandis que la salle lui répondait en écho un vibrant « Présent ! ». Rue de Solférino, au siège du PS, une fresque de Tignous réalisée pour un « forum contre les extrémismes » a été ressortie des archives.
Au siège du PCF, sous la coupole made in Niemeyer de la place du Colonel-Fabien, Patrick Pelloux et Maryse Wolinski ont été ovationnés, avant que Pierre Laurent ne rappelle, fortement ému, sa vieille amitié avec Charb, collaborateur régulier de L’Humanité, ou l'assiduité de Wolinski & Co au pavillon cubain de la fête de l'Huma.
Au-delà de l’émotion, chacun s’est replié sur ses fondamentaux pour tenter de trouver des réponses au drame, en favorisant sa propre grille de lecture idéologique. Internationalisme pour Pierre Laurent (PCF), principes écolo-libertaires pour Emmanuelle Cosse (EELV), universalisme laïque pour Jean-Luc Mélenchon (PG), et ordre républicain pour Jean-Christophe Cambadélis (PS).
Parfois, les interprétations des différents leaders se recoupent, parfois elles divergent, comme un symbole des unions et désunions à gauche. À l’image aussi de la trajectoire de Charlie Hebdo lui-même, devenu peu à peu en tant que tel un objet de divergence à l’intérieur même de la gauche, et dont les unes ont parfois provoqué des débats vifs et loin d’être tranchés en son sein (rapport à la religion en général et à l’islam en particulier, appréhension de la laïcité, féminisme, écologie, relation au capitalisme).
Si chaque chef de parti a laissé de côté les sujets qui fâchent, leur vision de « l’après 7 janvier » montre en creux quel « Charlie » ils entendent défendre à l’avenir.
Pour le secrétaire national du parti communiste, qui s’est exprimé lundi lors de ses vœux (lire ici), les massifs défilés de soutien du week-end dernier sont le signe d’un « attachement aux valeurs républicaines de liberté, d'égalité, de fraternité et de laïcité (…) L’immense masse de ceux qui ont défilé ont voulu dire la France de la liberté et du vivre ensemble plutôt que l'engrenage de la guerre et de la haine ».
Aux yeux du responsable du PCF, si « certains disent que Charlie était sulfureux », « c'est notre période qui sent le soufre », citant les quinze premiers jours de l’année 2015, qui ont commencé « avec un grillage qui cerne un banc public. Puis les bateaux des migrants, le refus d'inhumer un bébé rom décédé, la médiatisation outrancière du livre de Houellebecq », mais aussi « les déclarations racistes de responsables politiques (qui) se banalisent », et « la xénophobie, l'antisémitisme et l'hostilité aux musulmans (qui) se répandent dangereusement en Europe ».
« Ils ont voulu tuer la culture, répondons par la culture », dit Laurent, qui appelle à une « unité nationale des citoyens », contre « une union sacrée des partis ». Jugeant « insupportable » l’injonction « sans cesse adressée par des responsables politiques, des médias et certains de leurs pseudo-experts aux musulmans de France pour qu'ils se désolidarisent de ce crime », le sénateur estime que « le drame que nous venons de vivre ne doit pas devenir le prétexte de la haine du musulman ! Pas plus que la moindre concession à l’antisémitisme ne puisse être tolérée ». À ses yeux, la radicalisation djihadiste et les départs en Syrie n’ont « rien à voir avec l'immigration », mais « avec l'attrait des logiques de guerre, la radicalisation politique extrême et des phénomènes de désocialisation grave de ces jeunes ».
Pour Pierre Laurent, le temps est venu d’une « redéfinition de la stratégie internationale de la France », en prenant acte que, depuis les « vingt dernières années », les interventions militaires occidentales « ont toutes eu pour résultat de renforcer les “organisations djihadistes” ». Il insiste : « Force est de constater que la stratégie de “guerre au terrorisme” est un échec patent et produit les effets inverses à ceux affichés. Déclarer que nous sommes en guerre, c'est renoncer à imposer la paix et s'enfermer dans le piège tendu par les intégristes. Eux veulent l'affrontement, nous voulons une société de liberté, de progrès, de paix. En cela, il faut faire attention à l'idée que nous vivons “le 11 Septembre de la France”. »
Fidèle à son opposition constante à l’intégration de la France dans l’Otan, le chef de file communiste plaide pour que l’on cesse « de tergiverser devant les intérêts de puissances régionales comme le Qatar, l'Arabie saoudite, la Turquie et Israël ». La France doit cesser de « s'interdire de jouer le rôle qui devrait être le sien comme membre permanent du Conseil de sécurité de l'ONU », par exemple en ayant comme « priorité » un « soutien actif aux initiatives diplomatiques du secrétaire général de l'ONU en Syrie et en Irak » et une reconnaissance « sans plus tarder de l’État palestinien ».
Au moment de conclure son discours, Pierre Laurent a versé dans l’anaphore, intimant au peuple de « rester Charlie » et à l’exécutif de l’écouter. « Il ne veut pas plus de prison, il demande davantage d'école, plus d'éducation, plus de droit à la formation », dit-il. « Rester Charlie », ajoute-t-il, c’est admettre que la « liberté d’expression est aussi mise à mal par l'argent qui a mis son grappin sur la presse » et « par un État qui rechigne à s'en porter garant en lui apportant les moyens de résister à cette dictature financière ».
C’est aussi « défendre la culture contre les politiques d'austérité et contre le Medef ». « C’est aussi donner un nouvel élan aux services publics », « accueillir les étrangers menacés dans leurs pays en accordant le droit d'asile », « exiger le droit de vote pour les résidents étrangers », « en finir avec la dictature du CAC 40, de l'idéologie du Medef, des lois Macron et consorts ». « Rester Charlie », enfin, selon Laurent, « c'est espérer que Syriza remporte la victoire en Grèce pour ouvrir un nouvel espoir en Europe ».
Pour le président d’honneur du Parti de gauche, investi dans le « mouvement pour une 6e République », l’heure est à donner du sens sur les valeurs de la France. Lundi, lors d’une conférence au théâtre Déjazet sur « la laïcité et la paix civile », Mélenchon a ainsi souhaité que « chacun (soit) le foyer du renouveau républicain », et déclamé vouloir « opposer au drame la lumière de l’esprit, contre la bêtise et l’obscurantisme ».
Aux auteurs des attentats de Paris, il lance : « Vous ne méritez même pas le nom de terroriste, car vous ne nous terrorisez pas ! Vous êtes seulement des lâches prétendant être des martyrs. » Selon lui, l’objectif des djihadistes serait de « faire exploser l’unité républicaine pour nous soumettre à une autre loi », de « rompre la communauté légale et républicaine au bénéfice d’autres communautés ». Face au drame, il ne se fie qu’à « la loi, toute la loi, rien que la loi ». Sur la lutte contre le terrorisme (« Qu’on nous explique en quoi il faut la changer. Mais après un débat avec des spécialistes et non dans l’entre-soi politicien et les coups de menton martiaux »), comme sur la liberté d’expression : « Jamais Charlie n’a violé la loi, jamais il n’a été condamné. »
Comme Jean-Christophe Cambadélis le surlendemain, Jean-Luc Mélenchon pose en préalable à toute réflexion la nécessité de faire preuve de « discernement ». Mais à l’inverse de son ancien camarade lambertiste puis socialiste, lui se dit clairement « opposé au mot guerre ». Et développe son argumentaire : « S’il y a une guerre, il y a un ennemi. Et là, ce sont des Français qui ont tué d’autres Français. Il y aurait donc des ennemis de l’intérieur. Mais comment va-t-on les reconnaître ? J’espère que tout le monde est d’accord pour dire que ce ne sera pas au faciès, ni en fonction d’une religion qui les rendrait d'avance suspects… ». Pour l’ancien candidat du Front de gauche à la présidentielle, « il faut refuser les formes politiques qui nous lient à un affrontement général », ce qui signifie stratégiquement de rompre avec l’Otan, « qui n’a plus rien à voir avec l’Atlantique nord et perd toutes les guerres qu’elle déclenche, en engendrant haine et souci de représailles ».
Mais là n’est pas le sujet de Mélenchon en cette période. Il se place sur le plan de la philosophie politique : « La guerre suppose l’absence de valeurs universelles, et un Occident comme civilisation unique. Accepter ce cadre intellectuel, c’est nier la réalité du monde, où la civilisation et les cultures n’ont jamais été étanches. L’Occident n’est qu’un système d’alliance militaire avec des Occidentaux aussi peu convaincants que des Japonais, une construction intellectuelle qui existe en partie, et en partie n’existe pas. » Il prolonge son raisonnement : « La France n’est pas une nation occidentale. Ni par une couleur, il y en a plusieurs. Ni par une religion, il y en a cinq. Ni par une langue, ils s’en parlent plusieurs et le français n’appartient pas qu’aux Français. »
Pour Mélenchon, c’est bien le flambeau de l’universalisme qu’il s’agit de brandir à nouveau. « La France est une nation universaliste qui est présente dans tous les continents, explique-t-il. Et ce qui la réunit, c’est son pacte politique et sa citoyenneté. » Alors, la « résistance » doit s’organiser en s'imprégnant de l’histoire de France et, surtout, de la laïcité. Cette « identité commune, parce que tout le reste a essayé et ne marche pas », qui a permis d’aboutir au constat que « tout pouvoir qui procède d’une religion est une imposture ».
Il déroule alors « le fil de la lumière » qui a vu le citoyen français se mettre à distance politiquement du pouvoir de la religion, de Philippe le Bel au « serment du jeu de paume avec pasteur et prêtre au premier plan », en passant par les « dragonades » et la résistance des « camisards ». Avant de conclure : « Malgré l’info continue, l’histoire longue ne cessera pas de travailler la profondeur de ce pays. » Et d’insister sur un « devoir » : « l’amour de la patrie républicaine ».
La conférence aux airs de session de formation n’aboutira pas sur de grandes propositions. Hormis la demande que soit aboli le délit de blasphème en Alsace-Moselle, et l’indication que ce délit existe aujourd’hui dans neuf pays de l’UE. « Que l’Europe se mette en cohérence et adopte la laïcité », conclut Mélenchon.
La secrétaire nationale d’Europe Écologie-Les Verts (EELV) a d’abord narré combien, « dans leur construction, les écologistes ont été très marqués par ce caractère libertaire hérité de Mai 68 » (lire ici). Cosse estime qu’« en choisissant délibérément leurs cibles, c’est bien à la société entière que (les terroristes) s’en sont pris, dans toutes ses composantes et sa diversité ». Et selon elle, « dans un réflexe de survie républicaine et citoyenne, les Français ont formulé d’eux-mêmes la réponse à cette attaque : unité, amour de l’autre et liberté ».
Pour la chef de file écolo, Charlie Hebdo, « c’est d’abord la création, l’imagination et la culture », « l’inverse des extrêmes, de la haine et de la peur », faisant tomber « les vanités et les certitudes de chapelle », et « c’est aussi l’irrévérence ». D’après elle, les événements de la semaine passée démontrent combien la France est incapable de « répondre durablement à cette France à deux vitesses. Dix ans après les émeutes dans les quartiers populaires, et malgré des investissements massifs qui ont pu y être faits, la pauvreté, l’isolement et l’enclavement y demeurent ».
Plutôt que « la gesticulation sécuritaire et politicienne », Emmanuelle Cosse a choisi de faire dans le concret, pour remettre « au centre des citoyens, partout où ils ont été privés de leur pouvoir d’agir », et sortir « des logiques d’autoritarisme et de violence qui ont particulièrement marqué l’année 2014 ».
« Réhabilitation de la représentation politique » (« Les banlieusards, les ouvriers, les femmes, les jeunes et la diversité des origines ne sont pas représentés dans les institutions. Cela ne peut plus durer… »), instauration de la proportionnelle, « non-cumul des mandats, y compris dans le temps », « statut de l’élu permettant de sortir des logiques de carrière », « droit de vote des étrangers aux élections locales », relance d’une « dynamique participative » (« référendums locaux ou droit d’interpellation citoyenne »).
Emmanuelle Cosse met « en garde contre les élans guerriers » et préconise « le même remède que celui avancé par les responsables politiques norvégiens après le drame d’Utoya : “plus de générosité, plus de tolérance, plus de démocratie” ». Avant de s’attarder sur la situation déterminante selon elle des prisons françaises, « tristement connues pour être la honte de la République ». Et d'appeler à une « remise à plat du système carcéral (…) permettant de sortir les jeunes déboussolés des trajectoires qui les transforment en monstres ».
« Conditions de détention mauvaises, faiblesse de l’encadrement social, éducatif et culturel, manque de formations et de rémunérations des aumôniers, absence de suivi après la détention, manque de prévention de la récidive, énumère-t-elle. Nous connaissons tous ces sujets depuis trop longtemps. Ces quinze dernières années, malgré des rapports d’enquête multiples, des alertes extrêmement fortes, la priorité a surtout été mise pour renforcer les peines et construire plus de prisons. »
Pour Cosse, on ne peut parler de « guerre de civilisations », car « la barbarie, c’est l’inverse de la civilisation ». Et d’insister pour « combattre » davantage « l’ignorance, le décrochage scolaire, l’illettrisme, le chômage et l’absence de perspectives d’avenir. Mieux s’occuper des jeunes de France produira de meilleurs résultats que de fermer les frontières ou d’en inventer de nouvelles (…) Nous, écologistes, préférons le droit d’asile et la régularisation des sans-papiers, une véritable politique d’intégration, un véritable accès aux formations et au travail ».
Enfin, la dirigeante écologiste s'est située à contre-courant de ses camarades des autres partis, à propos de la laïcité. Après avoir renvoyé dos à dos « islamophobie et antisémitisme » comme « les deux faces d’une même haine », elle appelle à « redéfinir un nouveau pacte social avec les religions ». Et d’expliquer : « Ces dernières ne vivront pas de manière apaisée en France si on ne leur laisse pas suffisamment d’espaces de respiration tout en respectant la laïcité. »
Avec le premier secrétaire du PS, l’heure n’est pas franchement aux épanchements humanistes. « Tout le monde fut Charlie même si la France n’est pas, loin s’en faut, Charlie », dit-il lors de son discours de vœux (lire ici). Pour Cambadélis, les défilés du week-end dernier ont été « un immense mur de poitrines pour dire “vous ne toucherez pas à la liberté, à notre désir d’égalité, de fraternité. Vous n’ébranlerez pas notre mode de vie laïque” ».
Souhaitant profiter de « l’unité nationale », qui serait devenue « depuis la séance d’hier après-midi à l’Assemblée nationale » et le discours de Manuel Valls (lire ici), « quasiment l’union sacrée », le dirigeant socialiste veut discuter avec ses homologues des autres partis d’un « pacte national de combat contre le terrorisme dans le respect républicain ». Et de préciser, pour qu’il n’y ait pas de malentendu néo-conservateur : « Républicain dans le sens français du terme, pas américain. »
S’il ne veut pas de « Patriot Act », Cambadélis défend l’instauration d’un « pacte national » affrontant « toutes les questions en face » et devant « répondre à trois défis » : « Hausser le niveau des moyens contre le terrorisme ; hausser le niveau de défense de la République ; hausser le niveau de la réponse européenne. » Précisant sa pensée, il souhaite s'emparer de la question, pêle-mêle, « de l’intégration républicaine, de la situation des quartiers, du communautarisme, du rôle de l’école, de l’État et des familles ». Mais aussi de « la montée de l’antisémitisme, pas seulement dans des quartiers, de l’Islam des lumières et l’islamisme terroriste ». Et enfin de « l’arsenal législatif et les moyens financiers pour lutter contre le terrorisme ». Avec une idée force : « passer de la défense passive de la République, à sa défense active ».
Cette « reconquête républicaine qui commence » doit passer en priorité par l’école, qui doit redevenir « un lieu d’instruction et non d’animation », afin que « l’esprit républicain (retrouve) son hégémonie, ses réflexes, ses lignes jaunes ». Quant aux « quartiers », il importe d’« isoler les “haineux de la République” en réanimant le tissu associatif républicain », et aussi, mais sans plus de précision, de « casser les ghettos ». Dans le même temps, dit Cambadélis, « il faut être respectueux des religions, protéger les cultes, défendre des idées toutes simples : l’antisémitisme n’est pas une opinion mais un délit, et il ne faut être ni islamophile, ni islamophobe mais républicain ».
Quant à l’Europe, elle « doit se rendre compte qu’elle ne peut plus vivre comme une grande Suisse » et « doit ouvrir les yeux. Après le Djihad land au Sahel, Boko Haram land au Nigeria, Al-Qaïda contrôlant le nord du Yémen ou l’État islamique du levant en Irak et Syrie, la menace métastase »… Pour l’UE comme pour la France, il faut accepter le constat que « nous sommes entrés dans une autre époque, qui doit être lue avec d’autres lunettes ». Et pour le chef du parti au gouvernement qu’il est, cela implique pour « les gauches et les écologistes » de s'allier électoralement. « Comme nous avons trouvé les moyens de répondre à l’agression, il nous faut trouver les moyens de l’unité pour affronter la situation. » Seule façon pour lui d'éviter que la « gauche Charlie » ne se fasse hara-kiri.
BOITE NOIREJe me suis rendu aux vœux de Pierre Laurent, lundi, et d'Emmanuelle Cosse, mercredi. Survenues à des heures concomitantes, les interventions de Jean-Luc Mélenchon et Jean-Christophe Cambadélis ont été regardées après coup en vidéo.
A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Ne demandez plus d’email pour poster un commentaire