L’homme clé de l’affaire Cahuzac vient d’être sanctionné. Hervé Dreyfus, le gestionnaire de fortune de Jérôme Cahuzac, dont Mediapart avait révélé l’existence et le rôle en décembre 2012, a écopé le 12 janvier d’un avertissement et d’une « sanction pécuniaire d’un montant de 60 000 euros ». Deux sanctions prononcées par l’Autorité des marchés financiers (la décision a été publiée mercredi 14 janvier au soir), l’autorité administrative indépendante chargée notamment de réguler et contrôler les sociétés de gestion de patrimoine, comme Raymond James Asset management international, celle qui emploie Hervé Dreyfus (et dont il est l’un des associés, détenant 10 % du capital selon l’AFP). Raymond James et son PDG, Emmanuel Laussinotte, sont également condamnés. En tout, les amendes prononcées se montent à 195 000 euros.
Hervé Dreyfus a été mis en examen en octobre 2013, pour complicité de blanchiment de fraude fiscale, aux côtés de Dominique et François Reyl, le fondateur de la banque suisse Reyl et son fils, qui la dirige aujourd’hui (lire notre enquête sur cet établissement). Tous trois sont soupçonnés d’avoir permis à l’ex-ministre du budget (lui-même mis en examen le 2 avril pour « blanchiment de fraude fiscale ») de dissimuler plusieurs centaines de milliers d’euros sur un compte en Suisse, puis à Singapour. Mais selon nos informations, le parquet a requis un non-lieu pour Hervé Dreyfus : l'enquête n'a pas permis d'établir son rôle dans une quelconque organisation de fraude fiscale concernant la période non prescrite (qui démarre en 2010), bien que l'enregistrement de son échange avec Jérôme Cahuzac en 2000 ne laisse guère de doute sur son rôle de l'époque. Prudent, le gendarme des marchés financiers s’est bien gardé d’aller sur ce terrain, jugeant que le blanchiment n’était « pas suffisamment caractérisé » à l’issue de son enquête.
Si l’AMF a des reproches à faire à Hervé Dreyfus, ils portent sur le conflit d’intérêts caractérisé dans lequel il se trouvait depuis des années : en même temps qu’il était salarié de Raymond James (RJAMI) en tant que conseiller de gestion en patrimoine, il était payé, largement plus, par la banque créée par son demi-frère Dominique Reyl à Genève, pour y investir l’argent de ses clients. Et c’était fort lucratif : selon le rapport fouillé de l’AMF, il « tirait des relations d’affaires avec le groupe Reyl des revenus cinq fois supérieurs » à ceux que lui versait son employeur officiel ! L’argent lui était versé via ses deux sociétés personnelles Hervé Dreyfus Finance SA et Hervé Dreyfus Finance SARL. Sur les deux années non couvertes par la prescription, les sommes sont considérables : « 217 000 euros pour l’année 2010 et 160 000 euros pour l’année 2011 ».
Ce business durait depuis avril 1993, date à laquelle Dreyfus et Reyl ont signé une « convention » détaillant leurs relations. Cette convention charge le conseiller financier « d’exercer pour le compte de la banque les activités d’analyse et d’étude des marchés obligataires européens », mais aussi de prospecter de nouveaux clients, en Suisse ou ailleurs. Le texte prévoit que lui sera versée une commission qui « dépendra du volume des nouveaux comptes apportés ». Hervé Dreyfus s’est toujours présenté comme un simple gestionnaire. Lors de son unique apparition publique, devant une commission d’enquête du Sénat en septembre 2013 (où Mediapart était présent), il se présentait en « technicien de la gestion », et en aucun cas en décideur. Devant l’AMF, il a assuré qu’il se contentait de présenter des clients potentiels à la banque suisse.
En fait, il faisait bien plus que ça. « Il a notamment exercé pour le compte de la banque Reyl des activités de conseil financier et de gestion de comptes en faveur de certains clients », indique le rapport de l’autorité : « Dans le cadre des activités qu’il exerçait pour le compte de la banque Reyl, M. Hervé Dreyfus recevait les clients de cette banque dans les locaux de RJAMI » et « il assurait la gestion financière des fonds de certains clients de Reyl ».
La procédure de contrôle a été lancée par l’AMF en mai 2012, plus de six mois avant que Mediapart révèle les liens entre Cahuzac et Dreyfus. Selon nos informations, elle n'a rien à voir avec l'ex-ministre, et a été initiée suite à un cambriolage dans les locaux de l'entreprise fin mars 2012. A cette occasion, l'autorité de régulation a découvert que Raymond James entreposait de l'or dans ses locaux, pour le compte d'une cliente au moins. Or, les gestionnaires de patrimoine ne doivent en aucun cas détenir d'espèces, de titres financiers ou d'or pour leurs clients. Une enquête sur place a eu lieu, puis un premier rapport a été finalisé en février 2013, et communiqué à la commission des sanctions de l’autorité, qui vient donc de trancher, après avoir auditionné Hervé Dreyfus et son PDG Emmanuel Laussinotte, les 10 et 11 septembre 2014. La procédure avait été évoquée à mots couverts, sans qu’elle soit officiellement dévoilée, lors de l’audition au Sénat de septembre 2013.
Au cours de son enquête, l’AMF a obtenu le témoignage d’un client de la banque Reyl à Genève qui a affirmé que Dreyfus était son seul contact avec l’établissement, « qu’il a servi de contact exclusif pour la transmission au client des informations relatives à son compte détenu à Genève et investi en OPCVM [portefeuille d’actions ou d’autres outils financiers, comme les PEA français, ndlr], qu’il a participé à la sélection puis, sur demande du client, au suivi des valeurs sur lesquelles les fonds ont été placés, qu’il a transmis à Reyl pour le compte du client ses ordres de mouvements ».
Les échanges étaient le plus souvent oraux, mais Hervé Dreyfus échangeait aussi des e-mails avec ses clients ou ses correspondants chez Reyl, qui corroborent ces affirmations. Ainsi, il a reçu de la banque un modèle de lettre d’instruction de transfert d’argent, accompagné d’une demande « de préciser le correspondant pour que les fonds puissent nous arriver dans les meilleurs délais » ou a reçu une demande de virement d’argent de la part d’un client lui demandant : « Vire 3k de chez ton frère compte discret »…
Malgré ces indices, l’AMF ne s'est donc pas placée sur le terrain du blanchiment de fraude fiscale, un domaine dans lequel elle n'a de toute façon pas de pouvoirs de sanction. Elle a préféré pointer que l’argent investi par Raymond James chez Reyl l’avait été en fait dans sa quasi-totalité, « entre 87,4 % et 98,8 % selon les évaluations », par Hervé Dreyfus, qui ne gérait pourtant qu’un cinquième des fonds sous gestion chez son employeur officiel. Il a donc « privilégié les produits de la banque Reyl auprès des clients de RJAMI dont il assure la gestion des intérêts » et il s’est donc placé « dans une situation de conflit d’intérêts sans en avertir son employeur », n’agissant pas « d'une manière honnête, loyale et professionnelle » comme l’exigent les textes encadrant sa profession.
Déjà en 2009, l'AMF avait averti sur le conflit d'intérêts
L’AMF s’en prend aussi à Raymond James Asset management international et à son PDG en les accusant d’avoir fermé les yeux, « alors qu’ils ne pouvaient ignorer l’existence de relations d’affaires entre M. Hervé Dreyfus et la banque Reyl », en ne mettant pas en place les procédures de surveillance adéquates pour mettre un terme à ce conflit d’intérêts. C’est le moins que l’on puisse dire. Car le rapport du gendarme des marchés révèle que cette situation était connue depuis… 2009, date d’un précédent contrôle ! « Cette situation est d’autant moins excusable qu’un précédent rapport de contrôle de l’AMF en date du 30 juin 2009 avait déjà attiré l’attention de M. Hervé Dreyfus sur des risques de conflit d’intérêts liés au cumul de ses activités (…) et qu’il s’en était suivi plusieurs échanges avec les services de l’AMF. » C'est pour cette raison que le contrôle déclenché suite au cambriolage a été immédiatement très approfondi.
Le PDG Emmanuel Laussinotte s’était engagé à l’époque à « mettre fin à la situation ». En fait, il s’est contenté de la dissolution par Hervé Dreyfus de sa société personnelle de conseil en gestion… alors qu’il se servait depuis 2010 de son autre société personnelle pour continuer ses activités. Une réponse vient d’être apportée à Mediapart, qui s’interrogeait sur l’existence et le rôle exact de ces deux sociétés dès décembre 2012. « Les mis en cause n’ont jamais cherché à connaître la nature exacte des nouvelles relations d’affaires unissant M. Hervé Dreyfus à la banque Reyl et n’ont pas mentionné cette situation dans le registre des conflits d’intérêts potentiels », regrette l’AMF.
Après ce rapport plutôt sévère, on pouvait s’attendre à une série de sanctions exemplaires. On en est loin. Après deux ans et demi de procédures, la commission des sanctions de l’AMF a condamné Raymond James à 110 000 euros d’amende, plus 25 000 euros pour son PDG Emmanuel Laussinotte, et 60 000 euros, assortis d’un avertissement, pour Hervé Dreyfus. C’est bien moins que ce qu’avait requis le rapporteur du dossier, lors de la séance publique du 19 novembre. Il réclamait 300 000 euros de pénalités contre la société de gestion, 200 000 euros et un blâme (sanction administrative plus forte que le simple avertissement) contre Hervé Dreyfus, et 80 000 euros et un blâme contre Emmanuel Laussinotte. La commission des sanctions a finalement pris en considération le fait que Raymond James n'avait retiré aucun bénéfice de sa négligence, et que le préjudice à l'égard de ses clients n'était pas établi. Sans surprise, l’avocat de la société et de son PDG se déclare « plutôt satisfait » du jugement et n’envisage pas d’engager de recours pour le moment. Les avocats d’Hervé Dreyfus n’ont pas répondu aux sollicitations de Mediapart.
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