À chaque attentat, sa nouvelle loi. En la matière, les tueries de Paris n'ont pas fait exception. Alors que les enquêteurs de la brigade criminelle de Paris et de la sous-direction antiterroriste cherchent toujours les éventuels complices des frères Kouachi et de Coulibaly, le conseil des ministres a déjà examiné mercredi 14 janvier une série de mesures pour répondre à « la menace de l'intérieur ».
Manuel Valls a donné huit jours aux ministres de la justice et de l’intérieur pour réfléchir à la création d'une unité de renseignement au sein de la protection judiciaire de la jeunesse, ainsi qu’à un nouveau fichier concernant les personnes condamnées pour terrorisme. Il entend aussi créer en prison des quartiers pour détenus « radicalisés ».
- Un nouveau fichier antiterroriste, pour quoi faire ?
Manuel Valls a donné huit jours au ministre de l’intérieur, Bernard Cazeneuve, pour réfléchir à un fichier destiné à « connaître en permanence l’ensemble des terroristes condamnés, connaître leur lieu de vie, contrôler leur présence ou leur absence ». Si les spécialistes reconnaissent que des défaillances sont apparues à la lumière des derniers attentats, cette mesure les laisse cependant dubitatifs.
« Les gens connus pour des faits de terrorisme, par définition, on les connaît déjà ! » réagit ainsi le juge d’instruction antiterroriste Marc Trévidic, sollicité par Mediapart. « Les fichiers, ce n’est pas vraiment ce qui manque. On reçoit, par exemple, des fiches de surveillance de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI). L’idée de créer un nouveau fichier supposerait déjà de savoir qui on veut faire rentrer dedans. Le problème, c’est que les djihadistes, les terroristes, ce sont toujours des inconnus ! »
Céline Parisot, secrétaire générale de l’Union syndicale des magistrats (majoritaire), ne trouve pas l’idée absurde, « car il existe déjà un tas de fichiers pour des actes moins graves ». Le fichier judiciaire automatisé des auteurs d’infractions sexuelles ou violentes (FIJAIS), créé en 2004, oblige par exemple les auteurs de certaines infractions sexuelles ou violentes déjà condamnés à justifier de leur adresse une fois par an et en cas de déménagement dans les quinze jours. Cette obligation de pointage, qui s’apparente à un contrôle judiciaire, peut aller jusqu’à 30 ans pour les infractions les plus graves.
Le fichier est géré par le ministère de la justice, mais les préfets et certaines administrations peuvent y avoir accès, de même que les magistrats et les officiers de police judiciaire. Ce fichier est censé prévenir la récidive. « Il permet surtout de loger rapidement un délinquant sexuel », souligne Céline Parisot. Quel serait son intérêt en matière de terrorisme, les terroristes condamnés étant déjà enregistrés par la DGSI dans son fichier Cristina et pouvant faire l’objet d’un signalement au fichier des personnes recherchées (FPR) ? « Le seul intérêt est de mettre en alerte s’ils disparaissent, par exemple parce qu'ils sont partis à l'étranger sans prévenir, estime le parquetier Olivier Janson, secrétaire national de l’USM. C’est un signal d’alerte supplémentaire. Sous surveillance administrative, les intéressés n’ont aucune obligation de signaler leur changement d’adresse. »
Pour Marc Trévidic, la question essentielle qui se pose actuellement est plutôt celle des moyens. « J’étais très favorable aux derniers projets de loi qui ont été adoptés à l’automne sur l’apologie du terrorisme et le départ au djihad. On a voté beaucoup de choses à l’Assemblée, mais certaines ne sont pas encore appliquées, notamment pour ce qui concerne les interdictions de sortie du territoire. Le problème, en France, c’est qu’à chaque événement on veut voter une loi. Je rappelle ainsi que certaines dispositions de la loi Loppsi 2 pour renforcer la sécurité intérieure, qui date de 2011, je pense à l’espionnage des ordinateurs par exemple, ne sont toujours pas entrées en application. »
Selon le juge antiterroriste, le système est engorgé par manque de policiers spécialisés. « Le problème concret, aujourd’hui, c’est qu’on manque d’enquêteurs pour creuser les dossiers une fois que les types sont arrêtés. Il n’y a plus personne de disponible pour les dossiers d’instruction. Tous les effectifs sont mobilisés pour les enquêtes de flagrance à effectuer, les procès-verbaux à rédiger... le système ne peut plus fonctionner. »
La saignée des effectifs policiers n’y est pas pour rien. « Le département judiciaire de la DCRI a été saigné à blanc, ils ont perdu la moitié de leurs effectifs quand il ne se passait rien, entre 2008 et 2012, jusqu’à l’affaire Merah. On n'a pas gardé une capacité suffisante, et on va le payer pendant quelque temps, même si on pouvait difficilement prévoir ce qui allait se passer en Syrie et en Irak », estime aujourd’hui Marc Trévidic.
Paradoxal aussi d’imaginer un nouveau fichier alors que le portail informatique Cheops, qui permet depuis 2001 d’accéder à l’ensemble des fichiers de police, est déjà saturé sous le poids des données et des connexions. Ce système informatique, pourtant crucial, connaît de sérieux loupés. Ce système national, à la « technologie obsolète » selon le ministre de l'intérieur, est régulièrement hors service.
- Des éducateurs transformés en agents de renseignement ?
Manuel Valls a annoncé que les éducateurs de la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) recevraient une formation « de haut niveau » pour « comprendre le parcours de radicalisation » des jeunes. Il entend également créer, au sein de la direction de la PJJ, « une unité de renseignement, à l’instar de ce qui est fait dans l’administration pénitentiaire ». C'est cette dernière annonce, très éloignée de la mission éducatrice de la PJJ, qui provoque le plus d'étonnement. Ces éducateurs suivent des mineurs délinquants en milieu ouvert, en foyer ou en prison. Leur travail consiste à démêler l'écheveau de vies compliquées, parfois entre délinquance et maltraitance, et de s'assurer du suivi des mesures ou de la peine prononcées par le juge des enfants.
Les deux syndicats de la PJJ contactés, qui n’ont pas été consultés avant cette annonce, la jugent « complètement à côté de la plaque » et même « dangereuse ». « Ça nous évoque la création d’une instance en collaboration avec la police, redoute Maria Inès, secrétaire générale du SNPES-PJJ. Ça nous paraît très dangereux, à chacun sa mission, nous sommes chargés de l’éducation. » Les éducateurs en milieu ouvert, qui travaillent dans les quartiers, redoutent de plus de passer pour des balances. « Cela ne va pas nous faciliter le travail auprès des jeunes », remarque Alain Dru.
Malgré la médiatisation importante des cas de départs en Syrie, les deux syndicalistes soulignent l’« extrême rareté » des mineurs concernés. Selon Libération, la direction de la PJJ dispose déjà d’un outil de veille autour du phénomène de radicalisation des mineurs et seuls une trentaine de cas lui sont remontés ces six derniers mois. Et lorsqu’un jeune semble se radicaliser, être récupéré par un réseau ou déclare vouloir aller faire le djihad, une procédure habituelle existe déjà. Son éducateur le signale au juge des enfants qui lui a confié le mineur et propose une mesure de prise en charge. « Je vois mal un éducateur de la PJJ qui constate qu’un mineur suivi tombe sous la coupe de personnes dangereuses garder ça pour lui. Il avertit systématiquement ou le juge des enfants ou le parquet (le procureur de la République) », remarque un magistrat perplexe.
En cas de doute, les parents ou proches peuvent également alerter les autorités via un numéro vert mis en place en avril 2014 dans le cadre du plan de lutte contre les filières djihadistes vers la Syrie. Enfin, pour les contenus Internet manifestement illicites du style apologie du terrorisme, n’importe quel internaute peut en informer la plateforme de signalement Pharos, gérée par des cyberflics.
Cette future unité de renseignement risque de plus d’être « inopératoire ». « Cela suppose qu’on puisse facilement repérer des jeunes qui pourraient partir en Syrie, mais ces jeunes là nous échappent, ils sont pris dans des réseaux », dit Maria Inès. Plusieurs documentations du genre b. a.-ba sur l’islam et les mouvements terroristes circulent au sein de la PJJ comme celle ci-dessous. « Je suis bien incapable après 40 ans de travail dans les quartiers de savoir si un jeune est capable de passer à l’acte ou s’il a une pratique religieuse normale », dit Alain Dru qui pointe de nombreux cas de « pure provocation, avec des jeunes qui se laissent pousser la barbe juste pour nous faire peur, et reviennent rasés la semaine d’après ».
Ratiboisée par la Révision générale des politiques publiques (RGPP), cette vaste entreprise de "rationnalisation" des moyens décidée sous Nicolas Sarkozy, la protection judiciaire de jeunesse a perdu ses antennes dans les cités. Les foyers ont été regroupés « pour faire des économies, comme on a supprimé la police de proximité et fermé les centres sociaux ». « Il faut retourner au charbon dans les quartiers, lâche Alain Dru. Quand j’étais à Cergy, on sentait quand le quartier était en train de vibrer, de gronder. Les émeutes de 2005, nous les avons vu arriver. »
De même que Mehdi Nemmouche, les frères Kouachi, adolescents en déshérence, ont été en contact avec les institutions de l’aide sociale à l’enfance ou de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ). Comme Mediapart l’a raconté, les auteurs du massacre à Charlie Hebdo, orphelins, ont été placés dans un centre éducatif de Corrèze géré par la Fondation Claude-Pompidou. Mais c’est après leur "lâchage" dans la nature à l’âge de la majorité qu’ils semblent s’être radicalisés. « Le problème qui se pose, c’est qu’après 18 ans, on dit au revoir aux jeunes, souligne Alain Dru. Entre 18 et 25 ans, ils n’ont plus aucun suivi éducatif et pas non plus le droit au RSA jusqu’à 25 ans. C’est là qu’il faudrait agir. »
- Des quartiers spécialisés dans les prisons
Le bon sens loin de chez vous. Alléchante sur le papier, l’idée d’isoler les détenus « radicalisés » dans des quartiers spécifiques des prisons françaises a été validée mercredi en conseil des ministres. Le gouvernement, à l’entendre, aurait « tiré les enseignements de l’expérimentation conduite » à la maison d’arrêt de Fresnes. Celle-ci n’a pourtant « pas été évaluée puisqu’elle a été lancée en novembre », souligne Sarah Dindo, une responsable de l’Observatoire international des prisons (association qui défend les libertés en détention). « A ce stade, nous avons des échos contradictoire, rapporte-t-elle. L’expérimentation a été lancée à l’initiative du chef d’établissement sans réflexion institutionnelle. Il fallait attendre pour constater ou non d’éventuels effets pervers, c’est complètement précipité de l’étendre. »
En octobre dernier, alors que la députée FN Marion Maréchal-Le Pen l’avait interpellée pour promouvoir le "concept", Christian Taubira avait pourtant freiner des quatre fers. La ministre de la justice avait répondu, à l’époque, que les détenus « se manifestant par un prosélytisme abusif » pouvaient très bien « faire l'objet de sanctions disciplinaires, voire être transférées dans un établissement où (…) leur influence sur le reste de la population pénale sera limitée » ; elle semblait privilégier une « politique d’accompagnement » et une « prise en charge adaptée visant à un désendoctrinement » ; elle vantait surtout les moyens supplémentaires accordés aux aumôniers musulmans. Mais les attentats de Paris sont passés par là.
« J’appuie la décision de Manuel Valls », déclare ainsi le député socialiste Joaquim Puyeo, tout à la fois président du groupe d’études sur les prisons à l’Assemblée nationale, membre de la commission d’enquête sur les filières djihadistes et ancien directeur de la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis. « Le gouvernement demande de créer ces zones pour la fin de l’année, précise l’élu. A ce moment-là, on aura pu évaluer Fresnes. »
En l’écoutant, on décèle toutefois une nuance avec l’approche du premier ministre, telle qu’elle a été comprise. « Le code de procédure pénale autorise d’ores et déjà à prendre des mesures d’isolement à l’encontre des détenus les plus radicaux, de tous ceux qui appellent à la haine, qui s’autoproclament imams et qui agissent comme des gourous », souligne Joaquim Pueyo. A ses yeux, « des quartiers spécifiques peuvent donc être utiles sous réserve d’une prise en charge pluridisciplinaire par des psychologues, des travailleurs sociaux et des aumôniers, avec un vrai programme de dé-radicalisation, s’ils sont destinés à des détenus en capacité de réfléchir et d’être amendés ». En clair, pas forcément les plus radicaux.
Sur les bancs adverses, une sénatrice UMP, Nathalie Goulet, qualifie catégoriquement l’annonce de Manuel Valls de « très mauvaise idée ». « Mettre les gens tous ensemble, créer de la promiscuité, c’est l’inverse du contingentement, soutient l’élue, présidente de la commission d’enquête sénatoriale sur les réseaux djihadistes. Les gardiens ne sont pas plus formés que le commun des mortels pour différencier le musulman très pratiquant du radicalisé. On risque de les mélanger, que la mauvaise graine contamine la bonne. »
Son collègue Guillaume Larrivé (UMP), qui réclamait ces « unités spécialisées » dans un rapport d’octobre dernier, devrait au contraire applaudir des deux mains. Pour ce sarkozyste pur jus, elles devront s’adresser aux individus revenus « du djihad dans la zone irako-syrienne » (au nombre de « cinquante-trois » écrivait-il). En cas de refus d’un « programme de dé-radicalisation », il réclame des sanctions (perte « de crédits de réduction de peine »).
Parmi les revenants de Syrie, le sociologue Farhad Khosrokhavar, auteur de L’Islam en prison (2004) et Radicalisation (2014), appelle expressément à distinguer trois catégories : les « endurcis », les « déçus » et les « traumatisés ». Les deux dernières, surtout, n’auraient rien à faire dans des quartiers spécialisés (ça « revient à les remettre sous l’influence des djihadistes endurcis », tranche Farhad Khosrokhavar dans Le Monde). Lui prône plutôt « une humanisation des maisons d’arrêt, qui sont des lieux de ressentiment très profond pour les détenus et inhumains pour les surveillants », et puis insiste sur les détenus atteints de « troubles psychiques majeurs », « prédisposés à se djihadiser ». Le chercheur estime que « la prison n’est pas faite pour eux ».
A l’OIP, Sarah Dindo rappelle enfin que les stratégies d’isolement des groupes quels qu’ils soient « ont toujours des effets pervers », parce que ces « logiques ultra-sécuritaires génèrent de la solidarité et de la surenchère ». « Si le gouvernement veut faire quelque chose, qu’il commence par accorder une véritable rémunération aux aumôniers, conclut-elle. Ceux qui interviennent nous expliquent souvent qu’ils perdent de l’argent. Or ce sont eux les plus compétents pour repérer les détenus qui basculent. »
Alors que les aumôniers musulmans (169 sur les 1 391 autorisés en milieu carcéral) sont d’ores et déjà nommés après agrément du préfet, le compte-rendu du conseil des ministres évoque seulement « une révision des conditions de recrutement et de formation des imams ».
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