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La France, entre force et fractures

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Ce pays est incroyable. Si incroyable qu’il ne croit pas en lui-même. Il se prend pour un mirage, un bobard, une nostalgie, un délire, une illusion… Il a le moral dans les chaussettes. Il rumine son déclin derrière un bateleur qui décrit son « suicide » national, ou à l’écoute d’un écrivain qui met en scène sa « soumission » collective.

Et tout d’un coup, parce qu’on le frappe, il se réveille. Il descend dans la rue pour devenir la capitale du monde. Il redresse la tête qu’il avait dans les épaules. Il se met à vibrer en répétant des mots qui paraissaient d’une autre époque : Liberté, Égalité, Fraternité.

Dans cette France, ce qui s’est passé ce dimanche est historique, mais en même temps habituel. Quatre millions de personnes dans les rues, des silences, des applaudissements, des Marseillaise chantées sans esprit de vengeance, le refus des divisions, une atmosphère de paix en réponse à des actes de haine et de guerre, on se pinçait pour y croire. Pourtant, l’histoire de France n’est faite que de ces abandons, et de ces renaissances.

Prenez Zemmour et son discours sur « tout fout le camp » et sur la belle époque où papa en avait. On parle de lui comme s’il avait inventé le fil à couper le beurre, sous prétexte qu’il est vu à la télé, que son livre s’est bien vendu, et que les discours de peur provoquent des attroupements, c’est-à-dire de l’audimat. Mais Zemmour n’a rien inventé. Il est seulement le dernier rejeton d’une lignée vieille comme la République. La « France moisie » décrite par Philippe Sollers en 1999 n’a pas attendu le péril islamiste, ou féministe, pour dénoncer sa décadence. Une décadence ancienne comme la cadence.

En 1986, dans Le Figaro Magazine, Louis Pauwels diagnostiquait déjà une forme de « sida mental » chez les étudiants qui manifestaient contre la loi Devaquet. Et Drieu La Rochelle, passé à la collaboration en 1940, dénonçait dans son journal « la décadence des sociétés modernes », en redoutant que la victoire des alliés ne conduise au « triomphe définitif de la pourriture ».

C’est un fait. La France entretient avec l’idée de « décadence », d’« abandon », ou de « soumission » une idylle obsédante. Il arrive même qu’elle se soumette pour de bon, et qu’on la croit abandonnée. C’est alors qu’elle se ressource. En France, la Roche maréchaliste est proche du Capitole gaulliste, le rappeler ne renvoie pas à la guerre de 40, mais à sa permanence.

Ce dimanche, la France s’est rallumée, et elle rejette la foule des faux devins qui prédisaient son extinction. Mieux encore, elle s’est replacée au centre du monde. La France des Lumières, de Montesquieu, de Voltaire, des droits de l’homme, « et patati et patata », soupiraient les déclinistes et les moqueurs, bien au-delà du petit Hexagone…

Combien d’articles ironiques ou ravageurs n’a-t-on pas lus dans la presse internationale, et traduits dans les colonnes françaises, combien de « Déjeuners sur l’herbe » où la France était accusée par The Economist de « vivre dans le déni », ou d’être « une bombe à retardement au cœur de l’Europe ».

La bombe a explosé, mais pas celle qu’on annonçait. Voilà que « la bombe » impressionne le monde entier. La France des citoyens n’a pas attendu que son gouvernement indique la marche à suivre. Dès le soir du massacre de Charlie Hebdo, à Paris, et dans toute la France, des centaines de rassemblements silencieux se sont installés, avec ce message tout simple : « Je suis Charlie ». Le slogan le plus répercuté de l’histoire de Twitter.

Les États-Unis ont subi le 11 Septembre, l’Espagne a souffert d’attentats effrayants, notamment à la gare de Madrid, Londres aussi, et tant d’autres, mais personne n’a déclenché le mouvement de ce dimanche. Non pas une exigence de « guerre de civilisation », comme en 2001, non pas les roulements de tambour de Tony Blair, ou les accusations primaires de José Maria Aznar, mais des applaudissements, des larmes, et le rappel d’une Déclaration écrite par la France en 1789, et devenue universelle en 1948. La liberté de vivre, de penser, de dessiner, de dire…

Ce lundi matin, le contraste entre « la France moisie » et la France universelle sautait aux yeux dans la presse internationale, avec cette photo extraordinaire, à la une d’un quotidien anglais, The Times. Un tel hommage à l’esprit frondeur du peuple français, dans un journal anglo-saxon, est aussi inédit que les manifs de la veille. Depuis trente ans, nous y sommes décrits comme gréviculteurs, hermétiques aux réformes, bornés, arc-boutés sur les acquis des siècles anciens, coincés dans nos monômes…

Et d’un seul coup retournement : oui, il nous arrive de faire la grève et de bloquer les carrefours, oui nous avons voté Non au référendum sur la Constitution européenne, oui nous râlons, non nous ne lâchons pas la proie pour l’ombre, oui nous sommes ingouvernables avec nos trois-cent-soixante fromages, comme disait Charles de Gaulle, oui certains des mangeurs de baguette que nous sommes peuvent s’égarer de temps en temps, en suivant des Boulanger de passage, ou des PME Le Pen, mais si les Français n’étaient pas comme ils sont, le monde serait différent.

Dès lors, que la France soit la cinquième ou la sixième puissance mondiale, ou la septième, que son déficit embête ou pas Mme Merkel, que la commission européenne fronce ou pas les sourcils, ne change rien à l’affaire : en dépit de l’arithmétique et des économistes, cette nation originale existe encore. Il arrive même qu’elle serve de référence. 

Des voix s’élèvent déjà, qui pointent le risque d’une illusion lyrique. Elles ont raison, ce risque existe et il est grand. Nul ne pourra contester la charge historique de ce qui s’est passé samedi et dimanche en France, en réponse au terrorisme, mais ce constat ne suffira pas. S’en tenir à une mobilisation, même bouleversante, et même montée des profondeurs du pays, n’éludera pas les problèmes immenses posés par les crimes des frères Kouachi et les meurtres d’Amedy Coulibaly.

« Je suis juif, je suis musulman, je suis flic, je suis athée », disaient les banderoles ou les voix, tandis que les gros plans de la télévision montraient des hommes et des femmes de toutes les origines. De même, les autorités religieuses défilaient bras dessus bras dessous, et d’anciens soixante-huitards embrassaient les policiers…

Ce spectacle était touchant, poignant parfois, mais comment s’en tenir là ? Comment ne pas voir que ce fleuve, dans sa masse, ne ressemblait pas, par exemple, au peuple des Champs-Élysées, ou de Marseille, en 1998, quand la France black-blanc-beur avait gagné la coupe du monde. Comment ignorer que les cortèges étaient d’abord blanc-blanc-blanc, que les jeunes y étaient majoritaires, mais qu’on ne voyait pas, ou peu, ceux des banlieues ? Comment faire l’impasse sur le hashtag “je-ne-suis-pas-charlie”, insistant sur les réseaux sociaux, ou pire encore, sur les milliers de “je-suis-kouachi” ? Comment ne pas réfléchir aux établissements scolaires, peu nombreux mais réels, dont les élèves ont refusé d’observer une minute de silence ?

Ces questions se posent au chef de l’État. Ce malheur offre une seconde chance paradoxale et dramatique à son quinquennat. Pendant ces jours terribles, hormis l’étrange présence de quelques dictateurs dans le carré VIP, François Hollande a plutôt bien géré les événements. Il est enfin entré dans le costume de président. Même impopulaire, il dispose aujourd’hui d’une légitimité qu’il n’avait pas la semaine dernière. Les mots choisis lors de sa première intervention (« Nous ne devons faire aucun amalgame ») ont structuré l’espace public. Essayez d’imaginer la catastrophe qu’aurait provoquée, dans un tel contexte, un discours de Grenoble...

Reste qu’une fois le pire évité, et le meilleur exprimé dans la rue, des millions de Français d’origine étrangère ne se reconnaissent pas dans une France qu’ils ont espérée (sans quoi pourquoi seraient-ils venus ?) mais qui les tient à l’écart. Ils vivent dans des dizaines de territoires abandonnés, au chômage, à la survie, à l’absence d’horizon, au rejet, aux petits trafics, aux lois de la jungle, au fanatisme religieux, ou simplement aux charlatans qui vous guérissent à distance moyennant dix euros.

Il était vain d’espérer que ces foules, même choquées par les dix-sept morts de la semaine dernière, viennent s’intégrer à des cortèges de Français si elles se sentent étrangères à leur pays...

Face à cet immense défi, on entend déjà des différences au lendemain des manifestations dites « d’union nationale ». Christian Estrosi dès dimanche soir, ou Nicolas Sarkozy lundi matin sur RTL, réclamaient un « patriot act », sans le dire encore tout haut, c’est-à-dire une réponse à l’américaine, qui mise sur les contrôles, serait-ce au prix d’une réduction des libertés publiques, ou sur la mise en quarantaine des terroristes potentiels à l’intérieur même des prisons. À gauche, sans écarter la répression immédiate, on soutient l’idée qu’on ne viendra pas à bout des dérives, tant que le terreau ne sera pas traité, c’est-à-dire tant que la république ne sera pas capable de donner à ses enfants venus d’ailleurs des perspectives plus séduisantes, et plus accessibles, que la délinquance ou le djihad.

L’union nationale ne passera pas la semaine. Comme dit le proverbe, après la crue les fleuves retrouvent leur lit. François Hollande devra choisir. Tout miser sur la répression en cédant à la droite, comme il l’a fait sur le plan économique. Ou se lancer dans la politique promise quand il était en campagne : non pas l’union au sommet, non pas la confusion, mais l’union du pays profond, celle qui marchait dans les cortèges.

Puisque le président apprécie les « pactes de responsabilité », quitte à trouver quarante milliards, pourquoi ne pas en proposer un autre à cette France trop étrangère ? Le prix serait élevé, mais pas plus que le premier, pour un objectif sans commune mesure.

Il ne s’agirait pas du déficit ou de la croissance, mais de la fracture ou de l’unité de la France.

Rien que ça.

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