Six jours après le plus gros attentat survenu en France depuis 50 ans, le premier ministre Manuel Valls a salué devant l’Assemblée nationale « le travail de nos services de renseignement, DGSI, DGSE, services du renseignement territorial ». « Ils savent travailler ensemble, ils obtiennent des résultats, a déclaré mardi 13 janvier 2015 l’ancien ministre de l’intérieur. À cinq reprises en deux ans, ils ont permis de neutraliser des groupes terroristes susceptibles de passer à l’acte. » Mais à trois reprises en trois ans (Merah, Nemmouche, Kouachi et Coulibaly), ils n’ont pu empêcher des attentats.
« Il y a une faille, bien évidemment ; quand il y a dix-sept morts, c’est qu’il y a eu des failles », reconnaissait Manuel Valls le 9 janvier sur BFMTV. Du côté du ministère de l’intérieur, on souhaitait lundi prendre le temps d’identifier ces failles. « Nous ne voulons pas prendre les décisions tout de suite sans recul alors qu’on est encore dans l’opérationnel », indique le cabinet du ministre de l’intérieur Bernard Cazeneuve. D’autant que depuis le début du quinquennat, deux lois socialistes ont renforcé un arsenal antiterroriste français déjà imposant. « On a l’arsenal suffisant, il faut mieux le mettre en œuvre », estime le député écologiste Christophe Cavard, président de la commission d’enquête parlementaire constituée après le fiasco de l’affaire Merah.
Depuis plusieurs mois, un texte de loi propre aux services de renseignement est dans les cartons. Il s’agit d'attribuer plus de moyens d’investigation en échange d’un meilleur contrôle. Mardi, Manuel Valls a souhaité l’examen de ce texte au plus vite. Il a annoncé la création « au sein de la direction de la protection judiciaire de la jeunesse (d’)une unité de renseignement ». Et donné huit jours au ministre de l’intérieur pour réfléchir à un fichier destiné à « connaître en permanence l’ensemble des terroristes condamnés, connaître leur lieu de vie, contrôler leur présence ou leur absence ». Encore un nouveau fichier. En réalité, les failles des services de renseignement sont autrement plus profondes.
- L’encombrant héritage de la DST
En juin 2008, Nicolas Sarkozy avait voulu son « FBI à la française », c’est-à-dire un grand service de renseignement intérieur réunissant les effectifs de la division de la surveillance du territoire (historiquement chargée du contre-espionnage) et une partie de ceux des renseignements généraux. La réforme devait également permettre d’en finir avec une police politique et les barbouzeries des RG. Dès janvier 2012, le livre-enquête L'Espion du président des journalistes Olivia Recasens, Didier Hassoux et Christophe Labbé montrait au contraire que le nouveau service, confié par Sarkozy à l’un de ses fidèles, Bernard Squarcini, avait été complètement instrumentalisé au service du chef de l’État.
Un an plus tard, un rapport parlementaire dressait à son tour un tableau très sévère de « la précipitation » dans laquelle est née la DCRI (direction centrale du renseignement intérieur), dépendant du ministère de l’intérieur. Passant au crible les assassinats de Montauban et de Toulouse de mars 2012, les deux auteurs, le député PS Jean-Jacques Urvoas et le député UMP Patrice Verchère, dépeignaient « un service à la vitrine trompeuse et dont l’architecture territoriale a failli », notamment au regard de ses missions antiterroristes.
Parmi ses « tares congénitales majeures », les deux députés mettaient alors en cause le « splendide isolement » de la direction centrale à Levallois-Perret, ainsi que la coupure avec ses antennes locales « ravalé(e)s au rang de pourvoyeurs d’information dénués de toute capacité d’initiative ». Le nouveau service a hérité de la culture de la DST : organisation hyper-centralisée, intégralement couverte par le secret de la défense nationale, implantation territoriale datée.
« La DCRI a été conçue comme une forteresse pour lutter contre le "grand" terrorisme organisé transnational », résumait l’une des personnes auditionnées par la mission d’information. Or ce dernier a fait place à des menaces « infra-étatiques, non-conventionnelles, dynamiques, diffuses et non prévisibles ». « Avant 2001, nous avons eu à combattre des groupes terroristes qui avaient constitué des filières pour amener des gens en Afghanistan, détaillait un autre intervenant, le juge d’instruction Marc Trévidic, qui travaille au pôle antiterroriste du Palais de justice de Paris. Dans ce cadre, notre système très centralisé était idéal et nous avons été hyper-performants. Les informations essentielles provenant de l’international, la DST dressait immédiatement procès-verbal et l’on pouvait engager de belles procédures contre les gens qui allaient s’entraîner dans les camps d’Al-Qaïda. »
Il poursuivait : « Mais la fusion des services a encore renforcé la centralisation de notre dispositif alors même que la situation a changé. Il n’y a plus de filières d’acheminement. Ce sont maintenant des individus qui partent (en solo, ndlr), et ces déplacements peu repérables sont difficiles à gérer par un système lourd et hiérarchisé, ainsi conçu que toutes les informations, même celles qui proviennent des brigades régionales, remontent à Paris » pour décision finale. Christophe Cavard confirme : « On parle de gens qui pratiquent la taqîya, un principe qui autorise à dissimuler sa foi et qui fait partie intégrante du guide pratique du bon djihad, c’est-à-dire qu’ils se mettent à boire de l’alcool, à sortir en boîte de nuit pour tromper toute surveillance, détaille le député EELV. Face à ça, il faut du travail "artisanal" dans le bon sens du terme, au croisement d’infos de terrain. » Plus trivialement, le rapport pointait le faible nombre de fonctionnaires chargés du suivi de l'islam radical et leur absence de compétence en arabe. « La DCRI estime qu’elle aurait besoin de doubler le nombre de ses fonctionnaires arabisants », indiquait le rapport.
Au passage, la réforme de 2008 a en partie détruit la mémoire et le savoir-faire des ex-RG. Placés sous la tutelle des directeurs départementaux de la sécurité publique, ils récupèrent alors tout ce que la DCRI ne fait pas : ordre public, mouvements sociaux subversifs, religion, violences urbaines, sectes et lutte contre l'économie souterraine. « Avant 2008, la section actions violentes des RG participait à la lutte contre le terrorisme, explique Christophe Dumont, du syndicat des officiers (SCSI) et ancien de la direction du renseignement de la préfecture de police de Paris. En 2008, la DCRI a récupéré toutes ces activités dans son giron. C’est dommage de s’être privé de ces collègues spécialistes de l’islam radical. »
Méprisés, ravalés au rang de services départementaux d’information générale (Sdig) et exclus de la communauté du renseignement, leurs agents en étaient réduits à « googleliser » leurs cibles, faute de fichier nominatif pour classer leurs notes. Le tableau dressé par le rapport de 2013 était effrayant : archives égarées ou détruites, départements sous-dotés, « foire d’empoigne » autour des équipements – la DCRI raflant l’intégralité du parc automobile dans certains départements –, très faible quota d’interceptions, etc.
Autre détail hallucinant, les fonctionnaires de l'information générale devaient dans chaque service départemental faire la queue pour accéder au seul ordinateur permettant un accès libre à Internet. Le système informatique de la police bloque en effet l’accès à certains blogs et sites sur les autres postes. « La réforme de 2008 était nécessaire, estime Mathieu Guidère, professeur en islamologie à l’université de Toulouse II. Mais le terrain a été abandonné au profit de l’ordinateur. Dans les banlieues, il y avait de très bons RG qui connaissaient tout le monde. On les a mis devant des ordinateurs à remplir des cases, mais ce n’est pas leur truc. »
Malgré ces critiques sévères, l’ex-ministre de l’intérieur Manuel Valls a pourtant choisi de renforcer la DCRI, confiée à l’ex-numéro deux de Squarcini, Patrick Calvar (un ancien de la DST), sans remettre en cause sa structure. En mai 2014, le service change de sigle et devient direction générale du renseignement intérieur (DGSI) sur le modèle de la DGSE, le prestigieux service du ministère de la défense chargé du renseignement à l’étranger. Derrière le changement de nom, la DGSI gagne en autonomie : elle quitte le giron de la direction générale de la police nationale pour être placée directement sous l'autorité du ministre de l'intérieur et de son cabinet. Ce qui lui permet de disposer d’un budget propre et de diversifier son personnel en recrutant des non-policiers à l’instar de la puissante DGSE.
Quel est le bilan de ce qui fut le principal chantier de Manuel Valls lors de son passage place Beauvau ? Le rapport de la délégation parlementaire au renseignement de décembre 2014 salue « un indéniable saut capacitaire » mais souligne que l’« attractivité du service de sécurité intérieure reste encore à construire, notamment au regard de celle dont jouit la DGSE ». « La communication entre services fonctionne aujourd’hui très bien, estime Mathieu Guidère. Maintenant la DGSI est une direction générale, donc son patron peut parler à celui de la DGSE sur un pied d’égalité. » Mais il regrette que les réformes aient abouti à « une bureaucratisation avec la mise en place d’échelons de coordination régionaux au lieu d’agents sur le terrain ».
Quant à l’implantation de la DGSI, elle est restée calquée sur celle, caduque, de la DST. Ainsi dans son rapport d’activité de décembre 2014, la délégation parlementaire au renseignement s’étonne de certains anachronismes (les chiffres sont caviardés à cause du secret de la défense nationale) : « Comment comprendre que l’implantation de la DGSI à Pau compte *** fonctionnaires quand celle de Bayonne en compte *** alors que les deux villes se situent à moins de 120 km de distance et que la menace d’ETA a considérablement décru ? » En 2009, à peine un an après la création de la DCRI, Squarcini avait supprimé 29 de ses sites, « preuve manifeste de la mauvaise répartition effectuée ab initio ». Depuis « aucune évolution n’est intervenue », regrette la délégation parlementaire au renseignement.
Les ex-RG se reconstruisent quant à eux lentement sous le nom de service central de renseignement territorial (SRCT). « Notre pays a retrouvé un service de renseignement généraliste qui lui permet de suivre les grandes évolutions sociales, des phénomènes de contestation violente et de délinquance organisée…», salue, optimiste, la délégation parlementaire au renseignement. Le SRCT est d’ailleurs également sur le pont concernant les départs en Syrie. « L’évolution très préoccupante de la menace terroriste a conduit la DGSI à confier la surveillance de certains individus dangereux ou en voie de radicalisation au SCRT », souligne le rapport de la délégation parlementaire au renseignement. « Quand un membre de la famille ou un employeur signale un départ ou un changement de comportement, il y a une base commune de signalement », explique le syndicaliste Christophe Dumont. Mais l’échange d’informations demeure souvent à sens unique. « Nous n’avons jamais de retour de la DGSI », explique un policier du SCRT qui a mené plusieurs entretiens avec des candidats au djihad ou leurs proches.
Même si on laisse de côté la question des guerres internes pour aborder celle des effectifs, la réponse n’est guère plus aisée. Les chiffres exacts sont restés confidentiels jusqu’en 2013, couverts par le secret-défense – tout juste pouvait-on comparer la masse des personnels à une ville comme Plougastel ou Tarascon. En 2013 seulement, le rapport de la délégation parlementaire au renseignement a dévoilé des chiffres précis, en plus du budget global de 2,1 milliards d'euros annuels : 13 000 postes environ sont consacrés au renseignement de toute nature en France, répartis sur six ministères.
C’est celui de la défense (avec la DGSE notamment) qui concentre l’essentiel des postes (8 700, soit 67 %), tandis que la DGSI (Intérieur) en affiche 3 100 seulement. Les organigrammes, eux, restent invisibles.
Jusqu’à aujourd’hui, on ignorait même la part des moyens de la DGSI consacrés à « la lutte contre le terrorisme ». « (Ce) défi représente près de *** % de l’activité de la DGSI », pouvait-on lire dans le dernier rapport de la délégation. Tandis que les « moyens consacrés à la lutte contre l’espionnage et à la sécurité économique » représentent « respectivement *** et *** % de l’activité de la DGSI ». De même, les citoyens n’ont pas le droit de connaître la part des fonctionnaires et des contractuels, des gradés, des gardiens et des secrétaires !
Mardi, Bernard Cazeneuve a lâché devant le Sénat que « 50 % des effectifs » de la DGSI se consacrent aujourd’hui à la lutte antiterroriste.
Faut-il recruter davantage ? Mardi, Manuel Valls a concédé dans une litote que « sans renforcement très significatif des moyens humains et matériels, les services de renseignement pourraient se trouver débordés ».
Le député socialiste Sébastien Pietrasanta rappelle que le parlement « a d’ores et déjà voté 432 postes supplémentaires pour la DGSI d’ici 2019 », auxquels s’ajoutent 12 millions d’euros de rallonge budgétaire sur cinq ans. « Il en faudra sans doute plus », a annoncé Bernard Cazeneuve mardi devant le Sénat, sans donner de chiffre précis. « La précédente mandature (sous Nicolas Sarkozy) avait supprimé quelque 130 agents », regrette de son côté le rapporteur PS de la loi antiterroriste adoptée fin 2014.
Le problème de sous-effectifs « est évident », juge aussi l’écologiste Christophe Cavard, ancien éducateur de rue et président de la commission d’enquête post-affaire Merah. « Les services de renseignement intérieur ont recruté pendant des décennies sur les risques liés aux pays de l’Est et manquent par exemple d’arabophones, souligne le député. Les écoutes, c’est bien, mais encore faut-il pouvoir les traduire, et les traduire correctement. Il faut aussi des agents en totale maîtrise des nouvelles technologies. J’ai découvert que certains services, pour exploiter un disque dur, sont contraints de sous-traiter ! »
Rien qu’en 2014, 117 postes ont ainsi été ouverts pour la seule DGSI. Le recours à des contractuels a permis d’enrôler techniciens, ingénieurs, traducteurs. L’accélération de ces recrutements irait jusqu’à poser « un problème immobilier », selon le président de la délégation parlementaire du renseignement, Jean-Jacques Urvoas (la DGSI récupérerait des « locaux situés à *** »).
Dans son rapport de décembre dernier, le député socialiste rappelait toutefois les deux « défis majeurs » pour ce service : « celui de la formation et de la fidélisation ». Les meilleurs candidats privilégieraient la DGSE, plus prestigieuse (« L’attractivité du service de sécurité intérieure reste encore à construire », pointe l’élu, dans une litote).
De leur côté, les services dits « territoriaux », les « anciens RG » sacrifiés par la réforme de 2008, voient également leurs effectifs regonfler. En 2015, ils devraient ainsi dépasser la barre des 2 000 (+137 en 2014).
Par ailleurs, à la direction du renseignement de la préfecture de police de Paris (compétente sur la capitale et la petite couronne exclusivement), 865 personnels peuvent en plus épauler la DGSI dans la lutte contre le terrorisme. Mais « son budget de 1,8 million d’euros ne paraît pas suffisant pour faire face », tranche la délégation parlementaire du renseignement.
Et qu’en est-il de l’administration pénitentiaire ? À ce stade, son petit « bureau du renseignement » ne compte pas 30 personnes (dont sept ajoutées sous Christiane Taubira), pour suivre 250 détenus en lien avec le terrorisme (dont un tiers en lien avec la mouvance islamiste). « C’est insuffisant », estime là encore le socialiste Sébastien Pietrasanta. « Il faut étoffer ce service qui n’appartient pas encore à la communauté du renseignement à proprement parler et le doter de moyens d’action, poursuit le député. Sachant que les détenus dissimulent des portables, les services devraient par exemple être autorisés à "catcher" (attraper) les données de ces appels clandestins. » Le gouvernement s’est pour l’instant opposé à une telle mesure, jugée trop intrusive. Mais demain ?
Au-delà de la question des effectifs, et du lobbying des six services sur le sujet, tout ce maquis manque cruellement de souplesse. Trop de statuts, trop de corps différents (policiers, militaires, etc.). En 2013, un rapport rédigé par le conseiller d’État Jérôme Michel préconisait non pas la création d’un « statut unique » (trop révolutionnaire), mais d’un « statut d’emploi trans-fonction publique » pour que les six services puissent partager des experts, notamment en matière de linguistique et de nouvelles technologies.
Surtout, toute cette « communauté du renseignement » travaille beaucoup trop en vase clos. « Les Américains, les Allemands ou les Britanniques vont chercher des chercheurs dans les universités, explique Mathieu Guidère, professeur d’islamologie à l’université de Toulouse II-Le Mirail. Un agent de la DGSI, même formé, est un flic à la base. Il ne peut être à la fois investigateur, analyse et documentaliste. Il connaît bien la criminalité, les armes, mais rien sur les mouvances, les personnalités, il peut se tromper dans la transcription des noms. On découvre aujourd’hui qu’un des frères Kouachi est parti au Yémen et qu’il est lié à Aqpa (Al-Qaïda dans la péninsule arabique), or ils n’ont aucun spécialiste d’Aqpa à la DGSI. Du coup, on va m’inviter deux jours pour faire un panorama d’Aqpa... Il est regrettable qu’en France, les relations qui existent avec des universitaires restent d’ordre personnel. L’université française, plutôt de gauche, se montre aussi très réticente à ce genre de collaboration. » Mathieu Guidère va jusqu’à imaginer des « binômes policiers-chercheurs » ! Souhaitable ou non, on en est loin. À ce jour, un seul partenariat existe entre un service de renseignement (celui des douanes) et une université hexagonale (celle de Strasbourg).
Officiellement, la DGSI ne dispose que de trois outils : les fichiers de police, l’accès aux données de connexion téléphoniques et Internet (les numéros appelés, la localisation, les traces des connexions mais pas les contenus des conversations) et les écoutes administratives (hors procédure judiciaire). Ces dernières, qu’il s’agisse de mails ou de conversations téléphoniques, sont autorisées au coup par coup par le premier ministre, après avis d’une commission relativement indépendante (CNCIS). Mais les avis défavorables, toujours suivis, sont rarissimes (50 en 2012 plus 14 demandes d’interruptions d’écoutes en cours). « En définitive, la loi n’attribue que de maigres moyens aux services de renseignement, notoirement insuffisants eu égard à la réalité de leur action quotidienne », estime le rapport de la délégation parlementaire au renseignement.
Dans les faits, les agents utilisent, en toute illégalité, des pratiques bien plus intrusives : sonorisation de domiciles et de véhicules, infiltrations, poses de balise sur des véhicules, utilisation de fausses antennes relais pour capter les conversations, logiciels espions, etc. Les auteurs de L’Espion du président se montraient particulièrement précis sur l’existence d’« écoutes off » selon eux réalisées dans un ancien centre de la DST à Boullay-les-Troux (Essonne) à l’insu de la CNCIS. « Régulièrement, un véhicule banalisé quitte la petite commune de Boullay-les-Troux dans l’Essonne, pour se rendre au 84, boulevard de Villiers à Levallois-Perret, dans les Hauts-de-Seine, décrivaient les trois auteurs. Le chauffeur s’engouffre prestement dans le parking souterrain. Sa cargaison recèlerait comptes rendus d’écoutes, identifications téléphoniques et autres e-mails interceptés à l’insu de la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité, la CNCIS. » L’information n’a jamais été démentie. Bien au contraire : « Les services de renseignement, faute de textes législatifs adaptés, sont parfois contraints d’agir en dehors de tout cadre juridique » en utilisant « des méthodes attentatoires aux droits et libertés », indiquait la mission d’information parlementaire en 2013.
Prévu de longue date par les socialistes, un projet de loi autorisant ces pratiques (les sonorisations, les infiltrations et la captation informatique) doit être présenté d’ici fin 2015 devant le Parlement. Il s’agit de les légaliser tout en confiant leur contrôle à une autorité administrative dotée de moyens plus importants que la CNCIS (qui ne compte aujourd’hui que trois membres). La France est « l’une des dernières démocraties occidentales à ne pas disposer d’un cadre légal et cohérent pour l’action des services de renseignement », a souligné mardi Manuel Valls devant l’Assemblée nationale.
Le gouvernement envisage au passage d’augmenter le nombre d’écoutes administratives autorisées, plafonné en 2013 à 2 190 personnes pour l’ensemble des services de renseignement. Un suspect pouvant posséder plusieurs lignes téléphoniques et comptes mails, ce sont environ 6 000 demandes de branchement qui sont en fait traitées chaque année par la CNCIS. Pour la délégation parlementaire au renseignement, « la relative faiblesse du chiffre peut surprendre au regard du nombre de téléphones en usage sur le territoire national ou de celui des (écoutes) judiciaires » au nombre de 35 000 en 2012. « Mais le législateur avait souhaité, par l’instauration de ce contingent, préserver le caractère exceptionnel de telles interceptions et, par là-même, les libertés publiques », rappellent les élus. Le député PS Sébastien Pietrasanta (PS) suggère aujourd’hui d’augmenter ce quota d’écoutes administratives et leur durée « en contrepartie de moyens de contrôles supplémentaires pour la CNCIS ». Le ministère de l’intérieur reste, lui, prudent. « Nous ne voulons pas prendre les décisions tout de suite sans recul, alors qu’on est encore dans l’opérationnel, explique le cabinet de Bernard Cazeneuve. On ne peut pas dire : s’il y avait plus d’écoutes, nous aurions arrêté les frères Kouachi avant leur passage à l’acte. »
Sans compter qu’en parallèle, le parquet antiterroriste de Paris a ouvert et confié à la DGSI énormément d’enquêtes judiciaires concernant des départs ou retours en Syrie. Selon le ministère de l’intérieur, environ 500 personnes sont aujourd’hui visées par ces procédures. Ce qui permet à la DGSI de les placer sur écoutes sous le contrôle du parquet ou d’un juge d’instruction, sans quota. « C’est aussi un débat de société, souligne un ancien haut fonctionnaire de la DGSE. Jusqu’où est-on prêt à aller ? Veut-on absolument minimiser les risques en allant vers un État policier avec des répercussions sur les libertés publiques ou vivre avec le risque ? Les gens qui étaient dans la rue dimanche n’ont sûrement pas tous le même point de vue là-dessus. »
Après les révélations Snowden, le rapport de la délégation parlementaire au renseignement de décembre 2014 pose des garde-fous. Il rappelle les divergences entre « la philosophie française du renseignement » et celle « états-unienne ». « Dans le cas de notre pays, il s’agit de lutter, en recourant à des techniques contingentées et limitées, contre une menace préalablement identifiée et correspondant au cadre légal, assurent les auteurs. À l’inverse, aux États-Unis, où règne une "idéologie de la capture", le dispositif de renseignement est tourné vers la détection de la menace elle-même et suppose un espionnage massif, sans réelle restriction autre que celle induite par les limites technologiques. » « Il est impossible de surveiller tout le monde et ça n’est pas souhaitable », confirme Jean-Pierre Sueur (PS), ancien président de la DPR jusqu’en septembre 2014, défavorable à un Patriot Act.
Il faut également rappeler que dans le cas de Mohamed Merah comme dans celui des frères Kouachi, c’est le ministère de l'intérieur qui a de lui-même décidé de ne pas poursuivre les écoutes administratives en cours faute d’élément intéressant. À chaque fois, quelques mois avant les passages à l’acte. Dans le cas des frères Kouachi, contrairement à ce que le ministère de l’intérieur et Bernard Squarcini avaient d’abord déclaré, la CNCIS affirme n’avoir jamais demandé leur interruption. « Il faut motiver les demandes et la DGSI n’avait plus les moyens de motiver un renouvellement des écoutes », confirmait lundi soir le cabinet de Cazeneuve.
En 2012, selon le rapport de la CNCIS, les affaires de terrorisme représentaient un quart des demandes d’interceptions de sécurité présentées par les services de renseignement, loin derrière les affaires de criminalité organisée. Mais à ce jour, il reste impossible de savoir combien de personnes sont enregistrées par la DGSI dans son fichier Cristina pour des motifs terroristes, combien d’entre elles font l’objet d’écoutes ou d’une surveillance physique, et selon quels critères et priorités. À chaque fois, la réponse du ministère est la même : ces informations sont « classifiées ».
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