« Les déclarations de M. Takieddine me portent à moi aussi un très grand tort et je les prends tout à fait au sérieux », a conclu, le 5 juillet, Nicolas Bazire, l’ancien directeur de cabinet d’Édouard Balladur, devant les juges. L’intermédiaire Ziad Takieddine, écroué depuis le 31 mai, a accusé, les 20 et 24 juin, l’actuel numéro deux de LVMH d’avoir lui-même validé en 1995 des remises de fonds en espèces, à hauteur de 6 millions de francs, destinés à la campagne Balladur, via Thierry Gaubert, alors membre de la cellule meeting du candidat. Il a aussi déclaré avoir remis, entre 1995 et 1997, environ 250 000 francs à Renaud Donnedieu de Vabres, qui était le chargé de mission de François Léotard au ministère de la défense, pour diverses dépenses personnelles et politiques.
L’aveu est un tournant judiciaire. L’intermédiaire avait jusqu’alors nié tout financement, et il reconnaît ainsi l’une de ses propres missions occultes lors de la vente par le gouvernement Balladur de navires et de sous-marins à l’Arabie Saoudite et au Pakistan.
Pour Nicolas Bazire, déjà mis en examen à de multiples reprises dans l’enquête sur les financements illicites d’une campagne dont il était le directeur, comme pour Thierry Gaubert, les déclarations de l’intermédiaire signifient un renvoi quasi inéluctable devant un tribunal correctionnel. Très grands amis (voir ci-dessous notre photo), les deux hommes de l’ex-clan Balladur, tous deux proches de Nicolas Sarkozy – l'ancien maire de Neuilly a marié Gaubert, tandis que Bazire a été son témoin de mariage avec Carla Bruni –, ont donc été confrontés à Ziad Takieddine les 5 et 8 juillet dernier et, devant eux, ce dernier a maintenu ses deux précédentes déclarations.
« La seule explication que je vois à ses récentes déclarations est qu’il pense que ça l’aiderait à sortir de prison, a contre-attaqué Thierry Gaubert, le 8 juillet, en présence de l’intermédiaire. Je ne dis pas que c’est un marchandage. Je dis que c’est sa stratégie. » « Comment peut-on soutenir qu’il y a un marchandage alors que je reste en prison ? » a commenté Takieddine. Fin juillet, les juges ont néanmoins accepté le principe de sa remise en liberté, mais en la conditionnant quand même au paiement d’une caution de 4,3 millions d’euros, montant qu’il n’a pas réussi à réunir. La chambre de l’instruction doit examiner prochainement l’appel formé par ses avocats.
« Je pense, et c’est tout à fait désolant, que M. Takieddine est, pardon du terme, paranoïaque, qu’il voit des ennemis partout, a poursuivi l’ancien conseiller de Sarkozy, le 8 juillet. Successivement MM. Chirac, Villepin, Sarkozy, Guéant et aujourd’hui Balladur et Léotard, et bien sûr Nicolas Bazire et moi-même. » « Si je ne suis qu’un paranoïaque, pourquoi MM. Sarkozy, Hortefeux et Guéant sont-ils venus me chercher en octobre novembre 2003 pour le contrat Miksa (avec l’Arabie Saoudite – ndlr), puis fin 2005, début 2006, pour ouvrir un nouvelle page dans les relations avec la Libye », a rétorqué Takieddine. « Je confirme ce que j’ai déjà dit sur le financement par la Libye de la campagne (2007) – et pas seulement – de M. Sarkozy », a-t-il ajouté.
Incarcéré fin mai pour avoir tenté de se procurer un passeport diplomatique de la république dominicaine, Ziad Takieddine est revenu devant les juges le 20 juin, en leur annonçant qu’il avait engagé « un travail » sur lui-même, accompagné par une psy de la prison de la santé. « Ce travail de thérapie m’a permis de me remettre en cause, a-t-il annoncé. Si j’ai commis des fautes et du mal, je souhaite, désormais les pieds sur terre, vous dire toute la vérité », en commençant par le dossier dit « de Karachi ».
La répartition des rôles se précise. Alors que l’ex-ministre de la défense François Léotard a été, en mai 1993, l’introducteur de Takieddine dans la sphère gouvernementale – il l’avait connu comme gérant de la station de ski Isola 2000 –, Nicolas Bazire apparaît désormais comme l’officier traitant de l’intermédiaire, rencontré dès septembre 1993, dont une fois en compagnie du premier ministre Édouard Balladur.
« Je dois vous préciser que M. Gaubert m’a été présenté par Nicolas Bazire comme le lien entre lui et moi, et que s’il avait (M. Bazire) quelque chose à me demander, M. Gaubert viendrait me voir de sa part », a expliqué Takieddine, dans un premier procès-verbal dont Le Monde a dévoilé la teneur fin juin.
Présent en janvier 1994 lors de la visite officielle de Balladur en Arabie Saoudite, l’intermédiaire sympathise rapidement avec Thierry Gaubert. Le « quelque chose » que ce dernier va demander se range par piles dans des mallettes. « Nicolas Bazire a repris contact avec moi pour me dire que Gaubert allait me porter un message de sa part, a poursuivi Takieddine. Gaubert vient me voir de la part de Nicolas Bazire et me dit qu’il faut que je lui remette, parce qu’ils en ont besoin, 1,5 million de francs. Je ne pouvais pas les lui remettre à Paris. Je pouvais lui remettre du cash à Genève, ce que Gaubert a accepté car il était client d’une banque qui acceptait la remise de cash. »
L’argent est mis à disposition de l’intermédiaire par son associé Abdul Rahman el Assir, proche des dirigeants pakistanais. « El Assir avait préparé l’argent pour le remettre en coupures de 500 francs enliassées, a expliqué Takieddine. Ils étaient dans des enveloppes beiges kraft, le tout dans une mallette. Puis, je suis allé retrouver Gaubert dans un hôtel et je lui ai remis la mallette. »
Alors que Gaubert renouvelle sa demande, Takieddine la fait valider par Bazire. « Je lui ai dit à mot couvert que son ami était venu demander le même dossier que la dernière fois, précise l’intermédiaire. Je lui ai dit “la dernière fois c’est fait, est-ce que c’est la même chose ?“ Bazire m’a répondu que oui, il était d’accord. » Un troisième versement de 3 millions est encore validé par Nicolas Bazire. « La raison était la suivante : “on doit valider les comptes, il nous manque 3 millions et quelque”, assure Takieddine. Gaubert me disait qu’ils en avaient besoin pour finir la campagne. » L’intermédiaire se souvient d’être allé à Matignon, et que Bazire lui a dit « qu’effectivement ils avaient besoin de cet argent, mais c’était la dernière fois ».
Réinterrogé le 24 juin, Ziad Takieddine a précisé aux juges que les trois remises s’étaient échelonnées entre février et mars 1995. Au passage, il reconnaît ce jour-là avoir négocié « le contrat Mercor », fixant les commissions sur les ventes des sous-marins au Pakistan, ce qu’il avait toujours nié. « Oui, je l’ai négocié avec M. Aris (dirigeant de la Direction des constructions navales – ndlr) chez moi à la maison à deux ou trois reprises ainsi qu’une fois chez El Assir avec la dernière version. Ils avaient commencé à 2 ou 2,5 % et après on est arrivé à 4 %. J’agissais sous le contrôle de M. El Assir. Au départ, il voulait 8 % comme c’était son habitude. »
Malgré ce revirement, Ziad Takieddine a été curieusement renvoyé devant le tribunal correctionnel courant juillet pour le « faux témoignage » que lui reprochait sur ce point précis du contrat pakistanais l’association des victimes de l’attentat de Karachi, représentée par Me Olivier Morice. Ce renvoi visant un témoignage sur lequel Takieddine est revenu montre combien la thèse d’un « marchandage » est peu crédible.
Le 5 juillet, Nicolas Bazire a soutenu que les commissions versées en marge de ces contrats correspondaient à « un travail réel » des intermédiaires, et se justifiaient par leur rôle « dans l’établissement des nouvelles relations entre les Saoudiens et la France ». « A ce titre, les commissions qu’ils ont perçues n’avaient pas à être reversées en aucune manière. Je n’ai pas demandé que ce soit fait. Cela n’a pas été fait », a-t-il certifié.
« À l’automne 1993, où je me rappelle que je venais de rencontrer M. Takieddine pour la première fois, j’avais 36 ans et nul besoin d’un représentant que je n’aurais certainement pas choisi parmi les membres d’un cabinet d’un ministre du gouvernement », a-t-il ajouté, contestant avoir chargé Thierry Gaubert de relayer des demandes financières. Ce dernier était rattaché au cabinet de Nicolas Sarkozy, au ministère du budget.
Les déclarations récentes de Ziad Takieddine recoupent pourtant celle d’Hélène Gaubert, qui le 8 septembre 2011, avait déclaré que son mari et l’intermédiaire s’étaient « rendus à plusieurs reprises en Suisse pour aller dans une banque, et plus précisément dans le coffre qu’il avait chez Mauricio (Safdié).» « Thierry m’a dit qu’il remettait de temps en temps l’argent à Nicolas Bazire, avait précisé Hélène Gaubert. Mon mari et M. Takieddine remettaient les sommes d’argent tous les deux ensemble à M. Bazire, et c’est pour cela qu’à la fin M. Bazire avait peur. Ces remises d’argent avaient eu lieu dans les années 90 et c’était l’époque où M. Balladur était premier ministre. »
La « peur » en question, Takieddine l’a mesurée en novembre 1998, lorsqu’après une émission de Canal+ consacrée à l’affaire, Nicolas Bazire a demandé, via Gaubert, à le voir d’urgence. « Le lendemain Nicolas Bazire est venu déjeuner chez moi, a-t-il expliqué. Il m’a dit qu’il ne fallait pas dire qu’on se connaissait. Il fallait que je dise que la dernière fois qu’on s’était vu c’était avant la signature du contrat. Il ne fallait pas établir de lien entre lui et moi qui fasse courir des risques. J’étais vraiment déçu de cette tournure, il était peureux. »
Le 20 septembre 2011, Gaubert avait lui même évoqué la crainte de Nicolas Bazire : « J’ai toujours senti que M. Bazire ne voulait plus voir Takieddine qui était un intermédiaire. M. Bazire ne voulait pas être lié à M. Takieddine, c’est ce qu’il m’a fait comprendre. »
Le 8 juillet dernier, Gaubert a contesté le scénario des remises d’espèces développé par Takieddine. « Je constate, selon les dires de M. Takieddine, qu’à chacune de mes soi-disantes demandes d’espèces, par trois fois, M. Takieddine les fait valider directement par M. Bazire, soit au téléphone, soit dans le cadre d’un rendez-vous, s’est étonné Thierry Gaubert. Donc mon rôle ne serait que d’aller transporter depuis Genève des valises d’argent. Qui peut croire cela ? Au moment des faits évoqués, je suis cadre-dirigeant d’un groupe bancaire, je connais parfaitement la frontière suisse. (…) Cette frontière est la plus surveillée de France, j’en ai souvent fait l’expérience en étant à plusieurs reprises contrôlé voire fouillé. Comment aurais-je pris le risque par trois fois de ruiner ma carrière en deux minutes ? Cela n’est pas crédible. »
Thierry Gaubert certifie ne pas avoir fait transiter cet argent par les banques suisses où il disposait de comptes – Pictet et Safdié. « N’avez-vous pas en mai et juillet 1995 effectué trois importants dépôts en espèces sur votre compte Safdié, ce qui montre bien que vous aviez l’habitude de transporter des espèces ? » objecte le juge, qui rappelle ainsi qu’il avait déposé un million de francs suisses en liquide sur ce compte caché à cette période. « Ce n’est pas parce qu’il y a des dépôts d’espèces sur mon compte que j’aurais par ailleurs transporté des espèces de Suisse en France », s’est-il défendu le 8 juillet.
L’ancien conseiller de Sarkozy certifie par ailleurs que si son nom figure dans l’annuaire de l’état-major de campagne d’Edouard Balladur - aux coté de celui de Brice Hortefeux - parmi les membres de la cellule meetings, c’est parce que cet annuaire « n’avait pas été mis à jour », alors qu’il avait décidé de ne pas participer à la campagne en raison de son embauche par le groupe Crédit foncier.
Question du juge : « Vous aviez précédemment déclaré vous être rendu au QG de campagne à deux ou trois reprises où vous avez rencontré entre autres MM Bazire et Hortefeux, à quelle fin ? »
« C’était à l’évidence des fins amicales, répond Gaubert. Si j’avais eu des remises d’espèces à faire, je n’aurais pas été au QG de campagne. »
Partis à la recherche de l'argent liquide déposé sur le compte de campagne, les enquêteurs ont mis en évidence le rôle de la cellule meetings de l’équipe Balladur. Ils ont souligné n’avoir « retrouvé aucun bordereau de dépôt concernant les collectes en espèces dans les archives du compte de campagne de M. Balladur ».
« Je n'exclus pas que ces fonds m'aient été remis dans de petits cartons, (…) par une personne que je ne connaissais pas de la cellule “meetings”, a indiqué l’ancien trésorier René Galy Dejean. C'est M. Hortefeux qui dirigeait la cellule “meetings”. »
Comme on le sait, le dépôt, le 26 avril 1995, de 10 050 000 francs, reste l’un des mystères de l’affaire, puisque le trésorier jure n’avoir déposé ce jour là que 3 millions de francs, et le directeur de campagne Nicolas Bazire a dit ignorer jusqu’à l’existence d’un dépôt.
« Quand je suis arrivé au QG un matin, les tables étaient recouvertes de billets, s’est souvenu Alexandre Galdin, l'un des membres de la cellule trésorerie. Raymond avait une très grosse valise en faux cuir marron souple. Ils ont rempli la valise. Pour ce dépôt particulier, il y avait essentiellement des billets de 500 francs. Je n'avais jamais vu une somme pareille. J'étais surpris. Raymond a dû me dire de ne pas poser de questions. Je n'ai jamais eu d'explications. »
« Lorsque j'ai eu cette somme entre les mains, M. Galy Dejean nous a dit à Raymond Huard et moi-même que cela provenait des recettes meetings, a déclaré une salariée de l’équipe de campagne. Il est sûr qu'une personne est venue me déposer des sommes d'argent importantes. »
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