Ils voulaient tous marcher contre le terrorisme. Ce dimanche après-midi, quelque 1,5 million de Parisiens ont surtout piétiné tant la foule était immense, compacte, groupée à perte de vue. Des manifestants hantés par l’angoisse née des attentats survenus mercredi à Charlie Hebdo et vendredi à Hyper Cacher, mais presque rassurés par la capacité de mobilisation et d’indignation des Français.
Dans le cortège, une adolescente, tout sourires, brandit sa pancarte en carton comme on soulève un trophée : « Ils voulaient mettre la France à genoux, ils l’ont mise debout. »
L’enthousiasme de la jeunesse masque cependant mal les bouffées d’anxiété qui traversent le cortège. Faut-il y croire ? Est-ce le début de quelque chose ? Le signe d’un réveil ? Ou l’illusion d’un défilé où un premier ministre israélien défile à quelques mètres d’un président palestinien, où Jean-Luc Mélenchon et Patrick Balkany marchent dans la même direction, où aucun incident n’est à déplorer ? Le temps d’un après-midi, Paris a vécu une nouvelle journée irréelle, à peine plus croyable que celles, dramatiques, de mercredi et de vendredi.
Dans la foule, et comme depuis mercredi, un slogan fédérateur domine tout : « Je suis Charlie. » Et ses déclinaisons : « Je suis un policier » (certains ont été ovationnés au moment de leur passage devant le cortège – ultime pied de nez adressé aux dessinateurs de Charlie), ou encore « Je suis juif ». Dans la foule, aucun chant hormis La Marseillaise. On tape dans ses mains. Parfois on scande « Charlie ! Charlie! ». L’heure est encore à l’hommage, au recueillement.
Plus rarement à l’éclat de rire, mais cela arrive : « On est à peu près une cinquantaine ! » crie un homme d’une trentaine d’années juché sur un arbre boulevard du Temple, alors que des milliers de personnes se pressent sur quelques mètres carrés. Boulevard des Filles-du-Calvaire, au 5e étage d’un immeuble haussmannien, de grands draps ont été étalés : « Liberté, liberté chérie ! ». Fenêtre ouverte, l’habitant diffuse à pleins tubes Ma liberté de Georges Moustaki. Il salue, ému, la foule qui l’applaudit. Plus tard, il brandit un grand crayon, et c'est le chœur des esclaves de Nabucco qui s'échappe de ses fenêtres. Le cortège s'arrête et applaudit longuement.
Un peu partout, des gens brandissent des crayons. Des vrais, des dessinés, des fabriqués. L’un, immense, fait son entrée à 14 heures sur la place de la République sous les applaudissements. Il passe de main en main pour être hissé jusqu’à la statue.
« Tu vois, cette journée sera plus tard dans les livres d’histoire », glisse Vincent à sa fille. Il n’imaginait pas ne pas être là. Charlie, c’est ses combats de jeunesse, les grèves de 1973 avec Debré et son entonnoir sur la tête. « Jamais je n’aurais imaginé que cela puisse se passer chez moi, que l’on tue Cabu ou Wolinski pour leurs dessins. C’est insupportable », dit-il.
Non loin de là, rue Oberkampf, Alain, principal dans un collège de l’Est parisien, est collé à son drapeau français en berne, enroulé d’un ruban noir : « Je ressens de la tristesse, de la colère, de la peur. Et maintenant dans ce défilé, un peu de fierté et d’espoir. Car je crois que tout le monde est venu ici défendre les valeurs de la République, qui sont en danger. On est là pour les journalistes, les juifs, les policiers, et pour la paix avec les musulmans. »
Dans son collège, quelques élèves ont bien protesté contre l’hommage rendu aux journalistes de Charlie, accusés d’avoir insulté leur religion. « On en a parlé avec les professeurs. Des échanges ont eu lieu. Il faut prendre le temps d’expliquer. »
C’est également ce qu’a tenté de faire Hélène, 24 ans, éducatrice spécialisée dans le XXe arrondissement, qui a pris peur en voyant les réactions de ses « amis » sur Facebook. « Sur les réseaux sociaux, on est friends avec des gens qu’on ne côtoie pas trop ou plus trop. Et là, j’ai vu les messages de haine : “Les musulmans hors d’Europe !” ; “La prochaine fois, on écoutera peut-être plus Éric Zemmour”. J’ai essayé de répondre, mais c’est difficile. » Effrayée, elle est donc venue avec une pancarte « Je suis en deuil, non aux amalgames. »
À 77 ans, Viviane et son mari, bien que présents, témoignent a minima de cette France divisée. Viviane n’a manifesté qu’une seule fois dans sa vie, le 24 juin 1984, le jour où la droite a défendu « l’école libre ». Catholique pas très pratiquante, de droite, elle se repose sur un banc et tente d'obtenir des informations sur sa radio portative. Son mari, en fauteuil roulant, contemple la marée humaine. Lui est de gauche, fan de Charlie Hebdo qu’il achète très souvent. Ils sont venus sans pancarte ni banderole.
Viviane n’est pas dupe : « C’est une France très divisée sur de nombreuses questions politiques, économiques, sociales, sociétales qui défile aujourd’hui dans l’émotion mais il fallait s’unir. » Elle regrette que Marine Le Pen et son parti ne soient pas dans le défilé. Elle n’a jamais voté pour le Front national, pense « ne jamais le faire » mais depuis qu’elle a été dans un camping à Fréjus où elle a rencontré des sympathisants FN, elle trouve que ce parti « dit de nombreuses vérités notamment sur ces djihadistes qui veulent nous convertir à l’islam ». Puis elle change précipitamment de sujet : « Si mon mari m’entend »…
Il pourrait. Malgré le nombre, la foule est souvent silencieuse. On échange un peu. On réfléchit surtout, aux jours d’après. Michel, 64 ans, muséologue, s’est collé un autocollant « Résistance » dans le dos. Car il anticipe déjà « les lois liberticides » qui pourraient être mises en œuvre. « C’est une manifestation d’émotion et c’est très bien. Mais quand j’entends le mot “guerre”, je suis inquiet. L’émotion, ce n’est pas la décision. »
Même message chez Norredine, jeune communiste, qui a choisi comme message : « Cœur chaud, tête froide. » Lui aussi craint des lois liberticides, et une instrumentalisation incarnée par la présence de chefs d’État plus enclins à parler de libertés qu’à les respecter.
Sur la place de la République, un petit groupe scande « Liberté d’expression ». « Ce qui se passe en France est décisif. Mais il faut aussi parler des deux journalistes enlevés en Tunisie », dit une femme qui agite une bannière rouge. Dans la foule, plusieurs Gabonais défilent avec des pancartes pour rappeler que des journalistes sont emprisonnés au Gabon et qu’ils sont aussi des Charlie. La présence d’Omar Bongo en tête du défilé les écœure.
Tous marchent cependant. À la différence de Camille. Militant anarchiste, il porte une pancarte « Je suis Rémi Fraisse. Je suis Charlie ». Avec une dizaine de militants autonomes, il a choisi de ne pas défiler parmi ce « bal des hypocrites » et se tient en bordure du cortège au niveau de la place Voltaire pour rappeler la mémoire du militant écologiste tué par la police fin octobre. « À ce moment-là, la police a interdit nos manifestations », tient-il à souligner. « Charlie Hebdo, c’est l’antichauvinisme, toute cette récupération politique me fait mal. » Yann, jeune militant anar qui se dit « écœuré par le slogan "Je suis Charlie, je suis flic" », s’agace : « Quinze personnes sont tuées par an dans des bavures policières, autant que les attentats qui viennent d’avoir lieu, alors ce slogan me fait gerber. »
Une telle radicalité ne se retrouve pas dans les rangs des manifestants, où l’on tient surtout à démontrer la force du nombre, l’absence de peur : « Ils sont tout seuls, nous sommes des millions », nous explique Antoine, 69 ans, qui a dessiné une statue de la liberté brandissant un crayon en lieu et place d’une torche. « Plus de mal que de peur », a écrit un père de famille sur son carton. Un gardien d’immeuble de logements sociaux à Boissy-Saint-Léger, venu avec plusieurs locataires, va dans le même sens : « Ils ne nous font pas peur. Mais il faut que quelque chose change. On doit être solidaires les uns les autres sans qu’il y ait besoin d’attentats. »
Chez les juifs, qui se sont déplacés en nombre, l’angoisse est nettement plus perceptible. Laurent, 58 ans, a inscrit « Trop tard ? » sur son carton, où il a collé un crayon, une étoile jaune (dont il ne veut pas dire la provenance – « c’est trop d’émotion »), et un emblème de la police. « C’est dommage que les gens ne se mobilisent que maintenant, regrette-t-il. Après la tuerie de Merah, nous n’étions pas beaucoup dans la rue. Idem après le meurtre d’Ilan Halimi, ou plus récemment après l’agression antisémite de Créteil. C’est très beau, ce sursaut. Mais il aura donc fallu tout ça pour en arriver là. C’est une faillite du politique comme de la société civile. »
Dans la foule, quelques porteurs de kippa, et de nombreux groupes qui pleurent les morts de la porte de Vincennes, parlent de la présence de Benyamin Netanyahou, ou évoquent une ambiance « un peu comme en Israël » après les attentats. Boulevard des Filles-du-Calvaire, le magazine Actualité juive a distribué des affiches « Je suis juif. Je suis Charlie ». Plusieurs groupes les arborent. Cinq amis, 40 à 50 ans, les ont placardées sur eux. « Nous manifestons en tant que juifs, en tant que Français intégrés, déclare Sandra. Nous avions déjà prévu de venir dès jeudi soir, mais évidemment, avec les morts de l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes, nous n’avions plus le choix. »
Ceux qui acceptent de parler en tant que juifs sont d’une humeur sombre. « Y aurait-il autant de monde s’il n’y avait que les morts de la place de Vincennes ? » interroge Sandra. Yaël, conseillère d’éducation dans une école juive du XIe arrondissement de Paris, raconte que « de nombreux parents ne mettront pas leurs enfants à l’école lundi ». Parce qu’ils « sont inquiets », certes, mais qu’ils ont aussi des soucis logistiques, puisque l’établissement leur demande impérativement de venir chercher leurs enfants, au lieu de les laisser rentrer tout seuls chez eux.
À ses côtés, Dan, la cinquantaine, qui juge que « les juifs français se sentent en insécurité : en toile de fond, ce sont toujours des juifs qui sont pris pour cible ». En écho à ce discours, un trentenaire s’épanche en direction d’un ami en marchant : « Mon père m’a appelé de Jérusalem vendredi. D’habitude, c’est moi qui l’appelle toutes les semaines, pour savoir s’il va bien, s’il n’y a pas eu d’attentat. Aujourd’hui, c’est eux qui ont peur pour nous. Et tu veux savoir la vérité ? En tant que père de cinq enfants, je suis mort de peur quand ils prennent le métro. »
Une peur dans le métro qui n’épargne pas les musulmans, comme Dounia, 23 ans, responsable de vente dans un magasin, qui, depuis le carnage de Charlie Hebdo, a « peur de sortir de chez elle, d’être agressée ». Elle porte un blouson en faux cuir par-dessus son hijab gris qui la couvre jusqu’aux pieds. Elle raconte comment la veille dans une rame, un type a voulu lui verser une bouteille de bière sur la tête « parce qu’elle était voilée ».
À ce moment-là de son récit, un laïcard d’une quarantaine d’années passe dans le cortège et pointe son voile, furibard : « C’est à cause des femmes qui se voilent comme vous que notre pays devient fou. Pas besoin de s’habiller de la sorte pour être musulmane. Elle est belle la liberté d’expression sous le voile ? » Sans s’énerver et alors qu’un groupe de badauds se forme en quelques secondes, Dounia réplique par un « discutons-en » mais l’homme ne veut « pas parler à une femme voilée ».
Dounia et ses copines viennent du nord de Paris, sont toutes voilées sauf Nadia, 43 ans, auxiliaire de vie, qui brandit une feuille de papier où elle a écrit avec une faute d’orthographe : « Je suis française, musulmane, je suis contre toute forme de terrorisme. Medias français ditent la vérité. » La plus timide porte un drapeau palestinien noué sur ses épaules. Elles sont « là en tant que citoyennes françaises et musulmanes pratiquantes », « pour condamner le terrorisme, pas pour se justifier ou se désolidariser d’un type qui était cinglé et qui n’était pas un musulman ». Elles ne crient pas Charlie : « On ne peut pas oublier l’offense faite à notre prophète qu’ils ont caricaturé comme à toutes les autres religions. »
Fatiha et Anissa, la cinquantaine, toutes deux voilées, tiennent elles aussi à expliquer que les auteurs des attentats « sont des délinquants. Pas des musulmans ». Anissa assure ne pas craindre une quelconque stigmatisation : « Ils veulent nous diviser mais ça ne marchera pas. Ma fille est mariée avec un Français, mes petits-enfants sont français. On est mélangés », poursuit-elle.
C’est aussi ce qu’a voulu montrer Florian, qui brandit une pancarte « Je suis Ahmed ». Entrepreneur de 27 ans, il intrigue, au milieu de la marée de pancartes « Je suis Charlie ». « C’est un hommage au policier qui s’est fait tuer. Il était musulman, il a défendu la République. Avec ma tête de bon Français, je trouve important de porter ce message de fraternité. »
À 18 heures, boulevard Charonne. Nation semble inatteignable. Tout est bloqué. Sébastien a renoncé à rejoindre la place. Il rentre. « C’est bien qu’il y ait eu autant de monde. Mais tout cela n’est pas sans ambiguïté. Avons-nous tous défilé pour les mêmes choses ? Je ne le crois pas. Il fallait sans doute cela pour faire réunir tout le monde. Mais cela m’étonnerait que cela dure », dit-il. « Que fait-on maintenant ? » est-il écrit sur une pancarte.
A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Bonne résolution 2015