Jamais depuis la Libération, le pays ne s’était ainsi levé. Durant quarante-huit heures, la société française, dans son infinie diversité, a occupé la rue, et pris symboliquement le pouvoir. Trois millions au moins, peut-être trois millions et demi voire quatre millions de personnes ont manifesté dimanche, à Paris mais aussi dans tout le pays. La veille, plus de 800 000 manifestants avaient déjà défilé.
Ce réveil citoyen presque sans précédent, cette gigantesque vague démocratique venant déferler sur toutes les villes ne sauraient être l’objet de quelques conclusions hâtives. Oui, des gens ont aussi manifesté pour des raisons très éloignées, voire opposées. Oui, être ensemble n’a nullement signifié être d’accord. Oui, cette apparente unité nationale n’a aucunement signifié l’« union sacrée ». Toute tentative de récupération, toute volonté de réduire à une poignée de messages ce sursaut civique sera vouée à l’échec et au ridicule.
Sans banderole ni revendication partisane, l’immense rassemblement parisien a été à l’image de nombreuses manifestations en régions. Et il est apparu tout de même quelques constantes : le rejet du terrorisme bien sûr, de la haine et de l’antisémitisme à coup sûr ; l’affirmation de valeurs universelles et de principes républicains fondamentaux, sans aucun doute ; l’expression digne d’un refus de nous laisser entraîner dans des débats nauséabonds aggravant les fractures françaises, certainement. Des constantes résumées par les seules pancartes largement présentes dans le cortège parisien : « Je suis Charlie, je suis juif, je suis policier, je suis la République ».
Qu’il semblait loin, très loin, ce dimanche, le temps où France 2 et France Inter (c’était il y a moins d’une semaine) pouvaient inviter Michel Houellebecq dans leurs prime time respectifs pour touiller encore une fois la potion infâme des fantasmes antimusulmans… La vague citoyenne de ce week-end, dans la diversité de ses mobilisations et de ses raisons, aura finalement montré une exigence principale : élever ce pays, élever la politique, élever un débat public trop souvent confisqué par les médiocres incendiaires.
Et cette exigence exprimée est à elle seule une considérable victoire. Elle invalide d’abord largement l’argumentaire de tous ceux ayant appelé à ne pas manifester en dénonçant par avance une récupération et une unité nationale faite pour servir les pouvoirs. C’est oublier que le réveil de la société s’est toujours produit contre les unions sacrées et unités de façade. C’est négliger le fait que les manifestants de ce week-end, pas dupes des petits et grands calculs de nos politiciens, n’ont pas manifesté avec les politiques – ne parlons pas même de quelques apprentis dictateurs type Ali Bongo (lire notre article) – mais à des années-lumière de ces derniers.
Cette levée en masse citoyenne ne s’est pas seulement faite sans eux. Elle peut aussi sonner comme un avertissement à des responsables politiques presque toujours en retard d’une évolution sociale parce que paralysés dans des calculs d’opportunités, sans même évoquer les médiocres jeux d’alliances et les petites courses électorales. Élever ce pays, prendre la mesure des demandes, certes exprimées de manière brouillonne mais affirmées avec force, c’est le défi lancé aux responsables politiques et, en premier lieu, au pouvoir.
François Hollande et Manuel Valls camperont-ils dans une vision héritée des néoconservateurs américains post 11-Septembre, comme ils l’ont fait avec constance depuis 2012 ? Placeront-ils le pays à l’heure de la « guerre globale contre le terrorisme », ce qui fut le message porté par le défilé d’une cinquantaine de chefs d’État et de gouvernement ? Une guerre déjà engagée depuis des années et systématiquement perdue. Et une guerre qui s’illustre par ce qui ressemble à un énorme fiasco des services policiers et de renseignement dans leur incapacité à avoir pu prévenir les attentats de Paris et ses dix-sept morts, dans leur nouvel échec à avoir pu arrêter vivants les trois terroristes.
Il est un chemin autre pour reconstruire pas seulement notre sécurité, mais pour prévenir de nouvelles fractures, entretenir cette mobilisation citoyenne et revitaliser notre démocratie. Le défricher signifie prendre des risques, tout ce que la présidence Hollande s’est refusée à faire depuis mai 2012. Il signifie de laisser de côté cette « union sacrée », dont la seule utilité est généralement de déposséder les citoyens, pour rebâtir un projet politique qui parle à la société plutôt qu’aux « marchés », aux agences de notation et aux acteurs économiques.
Il est de construire une véritable politique de lutte contre l’antisémitisme qui ne doive rien à un soutien ou non au gouvernement israélien. Il est d’inventer de nouveaux mécanismes d’inclusion quand des populations entières – et pas seulement les musulmans – sont aujourd’hui rejetées dans les marges, victimes de discriminations massives ou le ressentant comme tel. Il est de donner et la responsabilité et la visibilité à des minorités aujourd’hui reléguées et toujours sommées de prouver leur appartenance à la nation.
« Nous ne nous en sortirons que par une révolution politique », explique la philosophe Marie-José Mondzain dans un entretien à Mediapart (à lire ici), qui ajoute : « En France, il y a une défaillance fondamentale dans la distribution du savoir et de l’égalité des chances. » C’est l’enjeu des semaines à venir pour François Hollande. Ou considérer que cette levée citoyenne n’est qu’un moment, semblable à la bouffée d’unanimisme national qui avait suivi la victoire de 1998 à la Coupe du monde de football. Ou s’en servir comme d’un levier pour réinventer un projet politique. La probabilité est certes des plus minces… Ne pas le faire n’est pas seulement obérer les chances de survie d’un pouvoir faible. Ce serait aussi faire grandir le risque de divisions accrues et donner la main un peu plus encore aux marchands de peurs et aux extrémistes.
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