« Il n’y a pas de risque zéro. » Dès jeudi matin, sur RTL, le premier ministre Manuel Valls avait tenté de déminer par avance la polémique sur d’éventuels défauts de surveillance des frères Kouachi, auteurs de l’attaque à Charlie Hebdo. Pourtant, au fil des événements tragiques, qui se sont terminés vendredi par la mort des frères Kouachi et de leur complice, et un véritable bain de sang parmi les otages de la porte de Vincennes, c’est un véritable réseau, organisé depuis une dizaine d’années, entraîné et surarmé, qui est apparu au grand jour, dans toute sa violence. « Quand il y a 17 morts, c'est qu'il y a eu des failles », a admis le premier ministre vendredi soir.
Comme les frères Kouachi, dont l’un des deux, sinon les deux, sont passés par des camps d’entraînement au Yémen, le preneur d’otages du supermarché casher de la porte de Vincennes, Amedy Coulibaly, 27 ans, qui a également tué une policière à Montrouge, jeudi matin, avait fait partie de la filière des Buttes-Chaumont, un groupe de jeunes gens réunis autour du prédicateur radical Farid Benyettou, dont les membres ont été arrêtés dès 2004 pour avoir tenté de faire le djihad en Irak. Un groupe qui a refait parler de lui récemment par la voix de Boubaker al-Hakim, un militant actuellement en Syrie intégré à l’organisation de l’État islamique qui a revendiqué le 17 décembre au nom de l’EI l’assassinat perpétré en 2013 des deux opposants tunisiens, Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi.
D’ores et déjà, l’opposition a lancé les premières banderilles. Selon l’ex-ministre UMP Roger Karoutchi, proche de Nicolas Sarkozy, le gouvernement a « fait preuve de trop de naïveté » et « n’a pas pris la mesure du risque ». Le ministre de l’intérieur, Bernard Cazeneuve, sera entendu dès mardi matin, jour de la reprise des travaux de l’Assemblée nationale, dans le cadre de la commission d’enquête sur la surveillance des filières et des individus djihadistes, justement créée en décembre. « On peut très bien être passé à travers un réseau constitué », admet son rapporteur, le député PS Patrick Mennucci, joint par Mediapart. Le coordinateur national du renseignement, Alain Zabulon, sera entendu le lendemain, à huis clos.
Mediapart dresse la liste des questions très lourdes auxquelles l’exécutif va devoir répondre dans les prochaines heures.
COMMENT LES FRÈRES KOUACHI ONT-ILS PU MENER LEUR PROJET À BIEN ?
Les frères Kouachi, Saïd, 34 ans, et Chérif, 32 ans, ne sont pas des "bleus", fraîchement convertis au djihadisme, tels ces quelques centaines de nouveaux soldats du djihad qui ont franchi le pas en moins d’une année, abandonnant tout pour changer de vie et se rendre en Syrie à partir de la fin de l’année 2012, seuls ou en famille. Ce sont des militants chevronnés, passés par le Yémen au moins pour l’un d’entre eux, issus d’une filière bien connue, sans compter leur radicalisation potentielle en prison.
Parmi les multiples éléments biographiques qui rapprochent les deux frères du milieu djihadiste, il y a le fait que Chérif, qui se faisait appeler "Abou Issen", a été condamné, le 14 mai 2008, à trois ans de prison dont 18 mois avec sursis dans le dossier dit de la « filière des Buttes-Chaumont », qui envoyait des candidats au djihad en Irak entre 2003 et 2006.
Les Kouachi ont peu à peu construit leur « expertise », se rendant au Yémen en 2011 pour se « former » dans le cas de Saïd Kouachi, vraisemblablement au sein d’Al-Qaïda dans la péninsule arabique.
Sur RTL, le premier ministre avait refusé dans un premier temps d’évoquer la biographie des deux frères. « Toute information sur ces individus balancée sur les ondes peut représenter une information donnée à ces individus pour échapper au travail de la police. » Quelques heures plus tard, le New York Times, citant un officiel du renseignement américain, révélait pourtant qu’ils figuraient « depuis des années » sur la liste américaine des terroristes, ainsi que sur la « no-fly list » (les individus interdits de vol) des compagnies aériennes américaines. Et que l’aîné, Saïd, a été entraîné par Al-Qaïda au Yémen en 2011. Une information que le gouvernement n’avait pas communiqué jusqu'à sa publication par le quotidien américain. Jeudi soir, Bernard Cazeneuve affirmait d'ailleurs que Saïd Kouachi n’avait « jamais été poursuivi ni condamné, mais était apparu en périphérie des affaires judiciaires dans lesquelles son frère Chérif a été impliqué ».
Par ailleurs, la ministre de la justice Christiane Taubira a affirmé sur la chaîne américaine CNN que « l’un des deux frères » s’est rendu au Yémen en 2005.
Ces éléments restent à compléter mais ils posent déjà question : les autorités françaises ont-elles sous-estimé cette piste yéménite ? Le New York Times, citant des sources du renseignement, suggère que cette filière, plutôt dans le viseur des États-Unis, n'était peut-être pas une priorité pour les Français. Dans ce cas, les échanges d'information entre la France et les États-Unis, d'habitude très bons en matière de renseignement, ont-ils connu des loupés, et pourquoi ? « La coopération entre la France et les États-Unis en matière de renseignements est une constante entre nos deux pays, expliquait il y a quelques mois un ancien diplomate en poste à Washington. Tout ce qu’un pays apprend sur le ressortissant d’un autre en matière de terrorisme est transmis et vice versa. Ce sont des procédures très rapides et pas du tout bureaucratiques. Nous avons des années de pratique. » Le New York Times évoque déjà un possible « très grave dysfonctionnement » de la coopération terroriste franco-américaine.
Jeudi soir, le ministre de l’intérieur Bernard Cazeneuve a simplement affirmé que si les deux hommes « avaient fait l’objet de surveillance » (sans que l’on sache quand, à ce stade), « aucun élément incriminant susceptible d’entraîner l'ouverture d’une enquête judiciaire n’avait été relevé à l’époque à leur encontre ». Une formule sur laquelle il devra s’expliquer, et apporter des précisions.
LES AUTORITÉS SONT-ELLES PASSÉES À CÔTÉ D'UNE CELLULE TERRORISTE ?
Pour le gouvernement, le plus dévastateur est la découverte par la France entière, au fil des heures, de ce qui ressemble à un véritable réseau terroriste sur le sol français, organisé depuis des années, entraîné et bien armé. Le gouvernement s’attendait à un attentat sur le sol français et affirme en avoir déjoué plusieurs. Mais il pariait plutôt sur la radicalisation discrète de jeunes loups solitaires. Là, c’est un groupe de gens se connaissant de longue date, connus pour leurs liens avec les mouvances radicales, qui a frappé.
Ainsi, l’auteur de la prise d’otages de la porte de Vincennes, suspecté d’avoir tué la policière municipale à Montrouge, Amedy Coulibaly, 32 ans, est un proche des Kouachi. Lui et sa compagne Hayet Boumedienne, 26 ans, tous deux qualifiés de « dangereux » par la brigade criminelle, faisaient l’objet depuis ce vendredi d’un avis de recherche. Par ailleurs, aucun élément n'a été communiqué sur la localisation ou non de Hayet Boumedienne ce vendredi soir.
D’après Libération, Coulibaly, ex-braqueur multirécidiviste, « a été condamné à cinq ans de prison en décembre 2013 pour "association de malfaiteurs en vue de la préparation de l’évasion avec armes" de la centrale pénitentiaire de Clairvaux de Smaïn Aït Ali Belkacem », l’artificier des attentats du Groupe islamique armé (GIA) à Paris en 1995.
Incarcéré en 2010, il a été libéré en 2014, ayant bénéficié de remises de peine. Au moment de son incarcération, Coulibaly avait, selon Le Point, « pour habitude de rendre visite toutes les trois semaines à Djamel Beghal dans le Cantal, auprès duquel il cherchait des conseils "d'ordre religieux" ». Également mentor de Chérif Kouachi, Beghal, alias “Abou Hamza”, purge dix ans de prison pour un projet d’attentat en 2001, contre l’ambassade des États-Unis à Paris. Mais le jeune homme avait plusieurs visages. Quelques mois avant, alors en contrat de professionnalisation chez Coca-Cola, il avait rencontré le chef de l’État Nicolas Sarkozy, comme en témoigne cet article du Parisien.
LES POUVOIRS PUBLICS AVAIENT-ILS TIRÉ LES LEÇONS DES CAS PRÉCÉDENTS ?
Un an après les tueries perpétrées en mars 2012 par Mohamed Merah à Toulouse et Montauban, sous Nicolas Sarkozy, le nouveau ministre de l’intérieur socialiste, Manuel Valls, n'hésitait pas à pointer du doigt l’absence de coordination entre le renseignement local et la DCRI (Direction centrale de la sécurité intérieure, devenue DGSI) dans la surveillance du tueur. « Il y a eu des erreurs, des failles, des fautes, il ne s'agit pas d’accuser, il s'agit tout simplement de savoir ce qui s'est passé », déclarait l’actuel premier ministre.
C’est la perpétuelle question : comment un individu passé sur les écrans radars des services de renseignement a-t-il pu passer tranquillement à l’acte ?
En l’occurrence, deux policiers toulousains du renseignement avaient indiqué sur procès-verbaux avoir envisagé la transmission du dossier Merah au parquet antiterroriste dès juin 2011, sans que leurs supérieurs hiérarchiques de la DCRI n’aient réagi (voir les révélations de Libération). C’est la parfaite illustration des classiques mais aussi de « cloisonnements » entre services, documentés par l'IGPN (Inspection générale de la police nationale) dans un rapport d'octobre 2012.
Les inspecteurs s’y montraient très sévères avec la DCRI, pointant « plusieurs défaillances objectives » dans le suivi de Merah : la « désactivation inopportune de sa fiche “S” entre mars 2010 et janvier 2011 (« S » comme “sûreté de l’État”, une fiche qui permet de signaler tout contrôle de simple police aux services de renseignement) », la légèreté avec laquelle avait été conduit l'entretien de Merah à son retour du Pakistan en novembre 2011, le manque de « rigueur » dans les suites de cet entretien, l’absence de « fluidité des échanges entre le renseignement intérieur et les autres services de police ou de gendarmerie »…
La façon dont l’enquête s’est déroulée après les tueries de Toulouse et Montauban a également fait l’objet de vives interrogations sur le délai nécessaire pour identifier et retrouver Merah après son premier assassinat. Une fois le tueur localisé, c’est un autre événement qui avait stupéfait les spécialistes de la police et du renseignement : le fait qu’« en dépit d'un dispositif d'observation lourd, (il ait) pu quitter son domicile et le réintégrer sans que soit observé ni son départ (…) ni son retour » (voir le rapport de la commission d’enquête parlementaire sur le fonctionnement des services).
Dès la fin 2012, pour tirer des leçons de ces échecs, une réforme du renseignement a été mise en œuvre avec la création de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI). « La neutralisation judiciaire des djihadistes revenant ou tentant de revenir sur notre sol sera ainsi plus efficace », promettait alors Manuel Valls, ministre de l'intérieur. Et pourtant.
• En mai 2013, c’est Alexandre D., un jeune homme connu de la Sous-direction de l'information générale (la SDIG, l’un des services de renseignement chargée du suivi de l’islam), qui s’est jeté sur un militaire à La Défense, blessé à l’arme blanche. Moins grave, mais plus inquiétant.
Car Alexandre D. était apparu sur les radars de la SDIG des Yvelines dès 2009 (refus de travailler avec des femmes, voyages à l’étranger, etc). Au point que le service de terrain avait rédigé une note détaillée sur ce converti, jadis petit délinquant désormais en pleine dérive radicale, adressée notamment au bureau de liaison de la DCRI (chargée elle des djihadistes). Dévoilée par Le Monde, cette note révélait par exemple qu’Alexandre D. avait été contrôlé lors de prières de rue en compagnie d’un homme déjà visé par une fiche « S » (sûreté de l’État) en tant que « membre de la mouvance islamiste fondamentaliste ».
C’était alors à la DCRI de pousser l’enquête sur la vie et l’entourage d’Alexandre D., voire de lancer une surveillance. Mais le service n’a visiblement pas donné suite. « (La note) n’a même pas été traitée », d’après Le Monde.
• En mai 2014, cette fois, c’est lors d’un « contrôle inopiné » en gare de Marseille que la douane a interpellé Medhi Nemmouche, suspecté d’avoir perpétré la tuerie du musée juif de Bruxelles. Un coup de chance quoi qu’en dise le ministère de l'intérieur, qui considère que le fichage de Mehdi Nemmouche a été « efficace, puisqu'il a permis de neutraliser très rapidement un djihadiste potentiellement dangereux et qui aurait pu frapper en France ».
Le radicalisme religieux de Nemmouche avait été signalé aux services de renseignement par l’administration pénitentiaire à sa sortie de prison en décembre 2012 (cinq ans derrière les barreaux pour le braquage d’une supérette). Mais son départ quasi immédiat pour l’étranger (trois semaines après tout de même) lui avait permis d’échapper à toute surveillance.
Il avait ensuite passé plusieurs mois en Syrie dans les rangs de l’État islamique, où il gardait des otages occidentaux (notamment français) et torturait. Il n’avait pu être localisé par les services, ni surveillé.
À son retour en Europe, ce sont les douanes allemandes qui l’ont détecté en premier, intriguées par son parcours, en mars 2013. C’est donc grâce au signalement de l’Allemagne que la DGSI lui a finalement collé une fiche « S ». Mais il avait ensuite disparu des écrans radars, jusqu’à son arrestation à Marseille.
• Enfin, quatre mois plus tard, nouveau cafouillage. Trois présumés djihadistes français de retour de Syrie (dont un beau-frère de Mohamed Merah), interpellés par les autorités turques et mis dans un avion à destination de la France, ont atterri dans l’Hexagone sans être inquiétés, alors que le ministère de l’intérieur les attendait de pied ferme et avait même annoncé leur arrestation. Faute des bons documents administratifs, les Turcs avaient dû les embarquer sur un autre vol que l’avion initialement prévu.
Peu importe. Puisqu’ils voyageaient avec leurs vrais passeports, ils auraient tout de même dû être repérés à leur arrivée à Marseille. Chahuté, le ministre de la défense a vite reconnu une défaillance technique du système Cheops (Circulation hiérarchisée des enregistrements opérationnels de la police sécurisés). « Il y a eu une panne à Marseille, je le sais », a dû opiner Jean-Yves Le Drian. Au passage, il déclarait : « Depuis plusieurs jours, on arrête tous les jours des individus suspectés d’être dans ces filières djihadistes, ils sont arrêtés, mis en garde à vue, judiciarisés. » Au-delà des seules questions d’organisation, se pose au bout d’un moment celle des moyens.
Y A-T-IL EU DÉFAILLANCE DANS LE SUIVI JUDICIARO-POLICIER ?
« Ces individus étaient connus des services et parce qu’ils étaient connus des services, ils ont été suivis (...). Aucune piste n’a jamais été négligée, a affirmé Manuel Valls sur RTL, jeudi. Des centaines de personnes sont suivies, des dizaines de personnes ont été interpellées, des dizaines de personnes ont été incarcérées. Le travail de la police, des renseignements a toujours été d’identifier toutes les cibles possibles : ceux qui reviennent d’un certain nombre de théâtres d’opérations en Irak, en Syrie, en Afghanistan, au Yémen, en Afrique du Nord, au Sahel. Aucune piste n’a jamais été négligée (...) mais face à des individus très déterminés, il peut malheureusement y avoir des failles. »
À ce stade, difficile de reconstituer la façon dont la "bande des Buttes-Chaumont" a été suivie ces dernières années. Selon un magistrat parisien, les services spécialisés évaluent à 1 200 environ le nombre de « djihadistes potentiels » en France (66 millions d’habitants), dont 400 sont déjà apparus dans des procédures judiciaires, et donc théoriquement surveillés. Il s’agit souvent d’individus partis ou ayant effectué des séjours dans des pays en guerre (Syrie, Irak, Libye, Afghanistan…) ou dont la trace se perd lors d’une étape (en Turquie notamment). D’autres ont été repérés pour des prises de position radicales, ou la fréquentation de sites internet appelant au djihad.
Les difficultés sont nombreuses pour les services de renseignement s’agissant de ceux qui n’ont jamais été interpellés, et ne peuvent faire l’objet d’aucune mesure judiciaire. Les nouveaux djihadistes, plus nombreux depuis le conflit syrien, se sont parfois autoradicalisés, sont souvent inorganisés, ou fonctionnent en petites cellules autonomes et très cloisonnées.
La surveillance administrative est confiée aux polices de la DGSI (Direction générale de la sécurité intérieure). Après les ratés de l’affaire Merah, en 2012, la DGSI a succédé à la DCRI, qui avait été créée par Nicolas Sarkozy en fusionnant les Renseignements généraux (RG), la Direction de la surveillance du territoire (DST) et certains services spécialisés de la police judiciaire.
« Notre problème, aujourd’hui, c’est qu’on est passé de 100 types à surveiller en 1995 à 1 000 aujourd’hui », explique à Mediapart Gilbert Thiel, juge d'instruction antiterroriste jusqu’à 2014. « Il faut entre 12 et 20 fonctionnaires pour surveiller un type 24 heures sur 24, entre les écoutes et les filatures. Mais après, on découvre son entourage, qu’il faut surveiller aussi, et on arrive à saturation. »
Pour Gilbert Thiel, « il faut bien comprendre qu’on ne peut pas embaucher et former 12 000 flics en plus à la DCRI. Donc ils sont obligés de faire des choix, d'établir des priorités. Ils surveillent de près ceux qui risquent de passer à l’acte, et ils font le plus souvent un boulot remarquable ». Cela malgré la tuerie à Charlie Hebdo et ses suites, affaires dans lesquelles les suspects étaient déjà bien connus. « Je rappelle que les auteurs d’attentats sont rapidement identifiés et logés, on a tendance à l’oublier », veut nuancer Gilbert Thiel.
Dans les prochains jours, les appels à un accroissement accru des dispositifs de surveillance devraient se multiplier. Manuel Valls lui-même a d’ores et déjà évoqué vendredi de « nouvelles mesures » pour répondre à la « menace ». Mais selon le juge Thiel, les derniers ajustements législatifs adoptés en septembre dernier à l’Assemblée (lire notre article ici) sont « adaptés au phénomène djihadiste ». Pour Gilbert Thiel, le problème majeur est aujourd’hui celui des moyens humains face à un « changement d’échelle du phénomène ». Mais il doute que de nouvelles lois sécuritaires soient nécessaires, ou plus efficaces. Un autre magistrat déplore, pour sa part, le déficit de renseignements ainsi que la moindre coopération judiciaire avec plusieurs États connaissant des troubles intérieurs ou à leurs frontières (Turquie, Italie) depuis deux ou trois ans. « Beaucoup de travail est déjà fait, mais il faut une surveillance plus appropriée, même si le suivi demande énormément de moyens », explique un membre de la commission d’enquête sur les réseaux djihadistes lancée au Sénat en novembre 2014.
CHARLIE HEBDO ÉTAIT-IL ASSEZ PROTÉGÉ ?
Dernière question, celle de la qualité de la protection qui entourait les dessinateurs de Charlie Hebdo, et en particulier son directeur Stéphane Charbonnier, dit Charb (photo) ? Si le journal était considéré comme une cible et bénéficiait d’une protection policière depuis la publication des caricatures de Mahomet en 2006, Stéphane Charbonnier a été nommément désigné comme « recherché mort ou vif pour crimes contre l’islam » dans le magazine en anglais Inspire, publié par Al-Qaïda au Yémen, et lancé en 2010. Dans son numéro paru début mars 2013, Inspire a publié une liste de personnes avec leur photo et cette légende : « A bullet a day keeps the infidel away » (« une balle par jour tient l’infidèle à distance »). La liste comprenait également, entre autres, deux dessinateurs danois qui ont échappé à des tentatives d’assassinat après avoir publié des caricatures de Mahomet, les rédacteurs en chef du journal Jylland-Posten qui avait publié ces caricatures, ainsi qu’un prêcheur de Floride qui avait brûlé des exemplaires du Coran.
Après l’incendie des locaux de Charlie Hebdo en novembre 2011, une protection personnelle a été ajoutée à celle du siège du journal. Elle était exercée par le SPHP (Service de protection des hautes personnalités), devenu SDLP (Service de la protection). Pierre-François Degand, qui a participé à la protection de Charb et de Renaud Luzier, dit Luz, a décrit cette mission au Courrier des Yvelines : « On assurait leur sécurité tout le temps. On les déposait au journal. On se rendait dans la rédaction. Selon le degré de menace, on pouvait être un, deux ou trois policiers par dessinateur. Deux policiers en piéton, un autre conducteur. Récemment, je crois qu’il ne restait plus que Charb. »
Degand précise qu’il a effectué cette mission il y a « un an et demi ou deux ans ». Depuis, la protection avait été modifiée. Selon le témoignage de Patrick Pelloux, chroniqueur à Charlie Hebdo, rapporté par Europe 1, « Charb en avait un peu assez de sa protection ». Pelloux dit aussi que Charb était conscient des menaces pesant sur lui : « Je pense qu’il me protégeait beaucoup des risques (en ne me disant pas tout). Il savait que, dans tous les meetings intégristes à travers le monde, Charlie Hebdo revenait tout le temps. »
En août 2014, selon Le Monde, la protection de Charb a été modifiée et les contrôles allégés. Il était toujours protégé en permanence par deux policiers, quatre hommes se relayant autour de lui. L’un de ces quatre hommes, Frank Brinsolaro, a été tué lors de l’attaque contre le journal.
Cependant, le siège du journal (transféré du 20e au 11e arrondissement) ne bénéficiait plus d’une garde statique mais d’une protection dynamique, consistant en des rondes et patrouilles toutes les demi-heures. Le matin de l’attaque, trois patrouilles de policiers ont été effectuées aux abord du journal. « Nous étions en contact régulier avec Charb, indique au Monde Laurent Nunez, directeur de cabinet de la préfecture de police de Paris. Lorsqu’il y avait un numéro sensible, on repassait en garde statique. »
Le changement de la protection a été décidé, d’après Le Monde, en accord avec la rédaction, alors que l’on pensait que la menace avait baissé. Le maintien d’une garde statique aurait-il permis de mieux protéger l’équipe de Charlie Hebdo, ou aurait-il seulement offert une cible de plus aux assaillants, comme le suggère le ministère de l’intérieur ? La question est aujourd’hui sans réponse. Comme beaucoup d’autres.
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