Depuis mercredi et comme après chaque acte terroriste, les musulmans français sont invités à se désolidariser de l’acte commis. Leurs prises de parole sont guettées, leur présence dans les manifestations scrutée, et des journalistes, comme Yvan Rioufol ou Philippe Val, demandent qu’ils expriment leur indignation. Ces injonctions passent mal auprès des responsables associatifs que nous avons interrogés, qu’ils soient musulmans ou habitants de quartiers défavorisés et, à ce titre, souvent assimilés.
Si certains ont participé à des rassemblements et entendent manifester dimanche, Abdelaziz Chaambi, responsable du collectif contre le racisme et l'islamophobie (CRI) à Lyon, se fait plus réfractaire. Il explique : « Je ne descendrai manifester que quand on me le demandera comme citoyen français et non comme musulman. Quand je manifeste contre la réforme des retraites, je ne le fais pas comme musulman. Parlez-nous comme à des républicains, même si on a une vision peut-être parfois différente de la république. On nous serine que la foi doit rester privée, et en fait non, là, elle devrait être étalée dans la rue… »
Lui, comme d'autres responsables interrogés, use de la comparaison pour se faire comprendre. « Il n'est jamais venu à l'idée de personne de demander aux chrétiens français de se désolidariser d'Anders Breivik en Norvège (après la tuerie d'Utoya), ou aux juifs de France de se désolidariser pour les morts de Gaza. Ni aux communistes de se désolidariser d'Action directe. » Même idée chez Ali Rahni, responsable associatif et d’Europe Écologie-Les Verts à Roubaix : « Quand le Ku Klux Klan ou l’IRA tuent, on ne demande pas aux catholiques ou aux protestants de s’excuser. »
Pour Nicky Tremblay, qui habite Toulouse et milite à la coordination nationale des “Pas sans nous”, l’injonction est insupportable et dangereuse, puisqu’elle fait planer l’idée qu’« il y aurait une solidarité a priori avec ces actes terroristes. Tous ceux qui se taisent vont être vus comme complices ? ». Selon Elsa Ray, porte-parole du CCIF (Collectif contre l’islamophobie en France), cela est « insupportable d’autant qu’on oublie que dans l’attentat, il y a deux victimes de culture musulmane. Or on associe les musulmans aux tireurs, pas aux victimes ».
Pour Hanane Karimi, porte-parole de l’association “Les femmes dans la mosquée”, « cela revient à stigmatiser une frange de la population qui doit sans cesse faire montre de bonne citoyenneté. Mais je n’ai pas attendu qu’on me demande de manifester pour le faire. Demander de montrer patte blanche, c’est être dans l’exclusion. Comme si les musulmans n’étaient pas capables d’agir seuls, comme s’il fallait qu’on les y enjoigne ». Doctorante en sociologie, Hanane Karimi n’a pas apprécié l’initiative du hashtag #notinmyname apparu en Angleterre de la part de musulmans désireux de dénoncer le djihadisme. « Ceux qui signent “not in my name” ont intériorisé le discours ambiant. Ils donnent des gages de leur probité : on est de bons Français, de bons musulmans... » Pour Hanane Karimi, « il est normal que les représentants religieux, notamment les musulmans, rappellent le message de paix prôné par les religions, mais pas chaque musulman individuellement. C’est la différence entre la société civile et les groupes religieux ».
Ali Rahni ne partage pas ce point de vue sur “Not in my name” : « Cela ne me dérange pas car c’était un mouvement spontané. Ce qui me dérange, c’est quand on oublie que les actes de terrorisme relèvent de la responsabilité individuelle. Il n’y a pas de raison qu’il y ait punition collective. » Nombre de personnes interrogées se sont accordées sur un autre "hashtag" à diffuser sur les réseaux sociaux, répondant au #NousSommesCharlie : #NousSommesEnsemble.
Sans que cela change quoi que ce soit à leur indignation, plusieurs militants associatifs tiennent en effet à prendre leurs distances avec Charlie Hebdo. Adil Fajry, travailleur social, ancien militant au NPA à Istres et candidat aux législatives, explique : « Évidemment qu'on condamne et qu'on est émus de ce qui se passe, peu importent les criminels d'ailleurs ! Ce jeudi midi, je suis allé au rassemblement de solidarité avec Charlie Hebdo. D'emblée, on me donne un autocollant "Je suis Charlie". Je ne l'ai pas pris. Désolé, mais je ne suis pas Charlie. À la limite, je suis plutôt Siné. Je n'ai pas de problème avec le fait qu'on critique et caricature ma religion, mais j'ai été choqué qu'on assimile le prophète avec le terrorisme. Ça ne me viendrait jamais à l'idée de mettre un doigt dans le cul de Jésus sur sa croix. Je ne trouve pas ça drôle. »
Adil Fajry cherche des explications, se remet en cause : « C'est compliqué pour notre génération de quadras de voir une réalité qu'on ne peut pas nier, celle des stages à Daech. On porte sans doute une grande responsabilité, nous qui avons habité et grandi dans les quartiers et qui leur avons tourné le dos une fois qu'on a réussi à en sortir. Mais c'est aussi parce qu'à notre époque, il y avait de l'éducation populaire, qu'on nous a appris à monter des projets et accéder à l'emploi. Aujourd'hui, ce n'est plus le cas, il y a un vide social et de l'échec scolaire, ce qui est le terrain le plus propice pour les charlatans et les instrumentalisateurs. »
Sihame Assbague, porte-parole de Stop contrôle au faciès, s’inquiète aussi même si, « à l'heure actuelle, il est surtout important de laisser passer du temps, de ne pas polémiquer pour respecter le deuil des victimes. Mais il y a besoin de dire aujourd'hui : "Nous ne sommes pas ceux que vous croyez, nous sommes aussi victimes de ce que vous pensez" ». Déjà instigateurs d'une tribune parue dans nos colonnes, plusieurs responsables de réseaux militants des quartiers populaires ont appelé à la tenue d'une manifestation lundi, à Bobigny (devant la préfecture de Seine-Saint-Denis), afin de dire leur « refus de la violence aveugle et marquer (leur) détermination à faire barrage aux extrémismes et à leur instrumentalisation ».
Nadir Kahia, responsable de Banlieue + à Gennevilliers, n'entend pas non plus polémiquer. « Mais on veut profiter de l'occasion pour se faire entendre et être enfin visible dans les médias. Ce qui se passe aujourd'hui n'est pas la conséquence d'un manque de moyens, mais un problème de volonté politique. Ça fait des années qu'on dit qu'il faut faire attention, que les premiers concernés par la délinquance et la drogue sont les habitants des quartiers eux-mêmes. Mais l'expression même d'une parole est compliquée. » Hanane Karimi, aussi, a hâte que les vraies problématiques soient posées : « La question n’est pas que religieuse : elle est politique et sociale. Comment se fait-il que des personnes formées à l’école de la République, où elles auraient dû apprendre ce qu’est la liberté d’expression, en arrivent à faire ça ? Après le temps de la citoyenneté, devra venir le temps de l’analyse. »
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