Imagine-t-on en France les personnes autistes affirmer : « Dire que vous voulez guérir l’autisme, c’est dire que vous ne voulez pas de nous », comme le déclamait en 1993 Jim Sinclair lors d’une conférence internationale sur l’autisme, à Toronto ? Diagnostiqué autiste pendant son enfance, il a fondé en 1992, outre-Atlantique, l’Autism Network International, une organisation gérée par des autistes, à l’origine d’une newsletter et de forums en ligne destinés aux autistes. Son texte a marqué l’histoire de l’autisme en plaçant les personnes atteintes de ce trouble au centre du débat.
Quelques années plus tard, devant la plus haute cour canadienne, la chercheuse autiste Michelle Dawson retoquait l’approche thérapeutique réclamée à cor et à cri par les familles d’enfants autistes en invoquant la normalité comme un carcan : « On ne connaît pas le ou les différences centrales qui font l’autisme. Et personne ne s’est demandé si les comportements “normaux” qu’on demande aux autistes d’avoir pourraient leur être douloureux, effrayants ou inutiles. » Comme plusieurs autres autistes adultes, auteurs ou activistes (Lucila Guerrero et Antoine Ouellette, voir ici, là ou là), elle défend une façon d’être qui leur est propre et une « culture autistique », comme on parle d’une culture des sourds-muets. Et brandissent leur différence contre toute normalisation de leur comportement.
Au Québec, le soin à apporter aux autistes ne se résume pas à un conflit ouvert et violent entre partisans de la psychanalyse ou partisans des méthodes comportementales, comme un résumé trop bref pourrait le laisser croire en France, notamment après que la Haute Autorité de santé a, en 2012, classé les méthodes comportementales dans les « interventions recommandées » pour le traitement de l’autisme (une décision remise partiellement en cause par le Conseil d’État le 23 décembre dernier, lire ici).
Au Québec, les psychanalystes sont absents d’un débat qui ne se déroule qu’entre psychologues et psychiatres. Cette province du Canada a même en 2003, sous la pression de parents d’enfants autistes, fait de la méthode comportementale ABA – pour Applied Behavior Analysis du Norvégien O. Ivar Lovaas, ou en français, analyse appliquée du comportement – le programme d’intervention précoce public et gratuit destiné aux enfants d’âge préscolaire diagnostiqués autistes. En pratique, les petits autistes bénéficient entre deux et six ans d’une thérapie comportementale individualisée. Ce programme coûte 25 millions de dollars canadiens (environ 18 millions d’euros) pour plus de 800 enfants suivis par année. Les autorités publiques n’ont pas lésiné sur les moyens, en formant plus de 700 personnes au cours des sept premières années du programme à la méthode ABA (déclinée au Québec sous le terme ICI, pour “intervention comportementale intensive”). Tout cela avec pour objectif de favoriser l’intégration de ces enfants. Bilan : en 2009, au Québec, 40 % des enfants diagnostiqués autistes étaient en classe régulière, 40 % en classe spécialisée pour enfants autistes. En France, seuls 20 % de ces enfants en âge scolaire fréquentent l’école.
La famille Zapirain en a fait l’expérience. En 2012, elle quitte Biarritz et la France, avec pour objectif de mener une vie meilleure : un emploi pour le père, journaliste de 35 ans, et, peut-être, une solution pour le fils Adam, 2 ans et demi, qui l’inquiète : « Il ne parlait pas, il ne répondait pas à son prénom. » Malgré plusieurs rendez-vous chez des spécialistes français qui se faisaient rassurants (« à chaque enfant son rythme », « les garçons grandissent plus lentement »), il avait suivi son intuition et s’était aussi renseigné sur l’accueil des enfants autistes au Québec. Peu de temps après leur arrivée au Québec, une neuropsychiatre a diagnostiqué l’autisme d’Adam et les Zapirain ont entamé les démarches pour l’inscrire au programme public d’accompagnement.
La thérapie ABA a lieu à la crèche où Adam est intégré dans un groupe d’enfants « normaux », 18 heures par semaine. Autour du petit garçon, trois éducatrices, une ergothérapeute, une orthophoniste et une psychologue en charge de la supervision suivent un plan d’intervention détaillé qui laisse peu de place à l’improvisation. La méthode se fonde sur le constat de base de la psychologie béhavioriste : les enfants autistes souffriraient d’un blocage de l’apprentissage. Il s’agit donc de les encourager à acquérir des compétences en les découpant en séquences de tâches répétées, dont l’assimilation est récompensée. En revanche, un comportement « indésirable » (automutilations, cris, etc.) est découragé par un « non », ou simplement ignoré. Le plan est révisé toutes les deux semaines en fonction de l’évolution du petit et des observations de ses parents et du personnel de la crèche. Dans les mois qui ont suivi, le petit a fait des progrès fondamentaux : « Il a commencé par apprendre les mots, la construction de phrases. Aujourd’hui, il parle, il nous raconte sa journée… », explique la maman en essayant doucement de contenir les assauts affectueux de son fils.
Mais surtout, le suivi thérapeutique a été un formidable soutien. « L’éducatrice nous a expliqué comment notre enfant fonctionnait », explique le père, évoquant ses premiers contacts avec une thérapeute formée en ABA. Dès lors, les parents d’Adam ont modifié leur comportement et la vie quotidienne s’en est trouvée simplifiée.
Au travers d’entretiens menés auprès de quelque 200 familles d’enfants ainsi suivis, la sociologue Catherine Des Rivières-Pigeon a tiré un bilan de l’ABA dans un livre publié en 2014 (Autisme et TSA : quelles réalités pour les parents au Québec ?, éd. Presses de l’Université du Québec). Le niveau de satisfaction est très élevé : 95 % des familles considéraient que leurs enfants avaient fait des progrès significatifs, 90 % d’entre elles les attribuaient beaucoup ou énormément au traitement.
Certes, les détracteurs de cette étude notent que « ses chercheurs sont allés dans les crèches ou dans les centres de rééducation où les enfants bénéficient d’un suivi précoce et n’ont donc pas vu les familles dont les enfants, trop profondément atteints ou rétifs à la méthode, n'y sont pas présents », mais cette étude fut intéressante sur un point : significativement, ce type de traitement était associé à une baisse de la détresse chez les mères d’enfants autistes. Cette réduction de la détresse maternelle était souvent mise en rapport avec le sentiment que l’éducatrice spécialisée qui suivait l’enfant était « chaleureuse et compétente ».
D’autres études ont également mis en exergue l’importance de l’accompagnement dans la satisfaction des parents. Ainsi, une étude menée auprès de 175 parents dont les enfants étaient suivis en ICI, ou dans un programme moins intensif de « coaching » destiné au parents, indique que l’accès à des professionnels « renforce le sentiment de compétence parentale, améliorant le climat à la maison et brisant l'isolement dans lequel se retrouvent trop souvent les parents d'enfants autistes ». Comme si être accompagnés, entourés, aidés, permettait d’abord aux parents de reprendre confiance, de trouver un savoir-faire avec leur enfant jusque-là « différent ». Au-delà, peut-être, de la méthode utilisée.
Mais l’ABA ne fait pas l’unanimité et trouve, même au Québec, un noyau dur de détracteurs passionnés. À l’hôpital Rivières-des-Prairies, la psychiatre Chantal Caron dirige un service spécialisé dans les soins dits « de 3e ligne », qui accueille les cas les plus graves, les plus lourds, en hôpital de jour. Les enfants qui se mutilent, qui refusent de manger… Si pour elle, l’intervention précoce est utile, voire nécessaire, elle conteste la nécessité d’appliquer exclusivement la thérapie de type ABA et dénonce une solution rigide et simpliste : « Ce dont les enfants et leurs familles ont besoin, c’est d’un suivi multidisciplinaire et continu à partir du diagnostic et à travers les différentes étapes de vie. C’est beaucoup plus compliqué à mettre en œuvre. » Pour elle, l’accent mis sur un suivi intensif, terriblement coûteux dans la petite enfance, assèche les fonds publics disponibles pour les enfants, les adolescents et les adultes.
Des médecins, mais aussi des adultes autistes, dénoncent une forme de « dictature » thérapeutique dont ils remettent en cause les fondements scientifiques et éthiques. Connu pour son travail sur l’intelligence autiste, Laurent Mottron, neuropsychiatre à l’hôpital Rivières-des-Prairies et chercheur à l’université de Montréal, a longtemps travaillé sur les autistes « qui s’en sortent », ce que l’on qualifie aussi de « haut niveau ». Pour lui, l’exigence scientifique appliquée à l’ABA – et à la recherche sur l’autisme en général – n’est simplement pas assez élevée : nombre de sujets insuffisants, absence de groupes de contrôle, faible nombre d’études en double aveugle. En clair, trop peu d’études qui permettraient de s’assurer que les préjugés favorables à la méthode ne faussent pas les résultats obtenus. Et il déplore que des instances comme la Haute Autorité de santé française ait accordé une certaine légitimité à l’ABA, alors que par exemple « en Angleterre, l’organisme chargé des recommandations de santé n’a donné aucune recommandation sur l’intervention précoce, faute de données suffisantes ».
Aux arguments de nombreux partisans de l’ABA qui arguent que les enfants ayant bénéficié de ce suivi auraient moins de besoins par la suite, et coûteraient donc moins cher au bout du compte à la société, Laurent Mottron rétorque que jamais les effets à long terme d’une thérapie béhaviorale n’ont été évalués, qu’aucune étude n’a pour le moment apporté de réponse à la question du devenir adulte des autistes traités par l’ABA pendant leur enfance. Ennemi déclaré de la psychanalyse, il insiste pour qu’on n’associe pas ses propos contre la thérapie d’inspiration comportementale à une forme quelconque de soutien aux héritiers de Freud.
Aux côtés de Laurent Mottron, Michelle Dawson, une de ses anciennes patientes, devenue sa collègue au laboratoire de neurosciences cognitives des troubles envahissants du développement de l'université de Montréal, porte l’attaque contre l’ABA sur le versant éthique. Sur son blog, cette femme autiste décrit les chantres de ce type de thérapie comme des idéologues, dont la vision catastrophiste de l’autisme servirait d’argument de vente : « Sans ABA, les autistes seraient des fardeaux à vie ; sans ABA les autistes ne contribueraient en rien à la société. » Appelée à témoigner devant la Cour suprême du Canada au début des années 2000, au moment où des associations de parents demandaient le financement de l’ABA par l’État, elle avait défendu une vision de l’autisme comme « différence » plutôt que comme maladie, proposant de s’intéresser davantage aux capacités, souvent exceptionnelles, des personnes comme elle : forte capacité de concentration, minutie, mémoire. Ces dons qui en feraient notamment des employés appréciés dans certains domaines, comme l’informatique.
Plusieurs autres adultes autistes écrivent des livres, donnent des interviews et des conférences pour expliquer leur regard sur le monde, leurs difficultés, mais aussi pour dire leur fierté d’être ce qu’ils sont, revendiquant une différence qui n’aurait pas à être corrigée, mais plutôt célébrée. L’une d’entre eux, Brigitte Harrison, elle aussi une ancienne patiente du Dr Mottron, a développé sa méthode, qu’elle enseigne lors de formations destinées aux professionnels et aux parents. Convaincue que la plupart des thérapies s’attachent trop à corriger les symptômes visibles de l’autisme, notamment les difficultés de communication et de socialisation, elle s’attache à donner les clefs de leur propre fonctionnement aux personnes autistes. Et insiste pour que l’on se fonde sur l’expérience des autistes eux-mêmes afin de les aider : « Si vous demandez à un autiste quel est son problème : il ne vous parlera pas de communication ou de socialisation, il vous parlera de perception. »
Les problèmes d’hypersensibilité sensorielle des autistes sont en effet connus : certains bruits peuvent paraître effrayants, des sensations physiques comme le frottement du tissu d’un vêtement contre la peau par exemple, insupportables. À l’appui de sa théorie, elle cite notamment Temple Grandin, professeur à l'université du Colorado, diagnostiquée à l'âge de 4 ans comme ayant un autisme de haut niveau. Elle est aussi auteure de plusieurs best-sellers sur sa propre expérience, dans lesquels elle pointe notamment le fossé qui sépare les attentes des éducateurs des difficultés réelles de nombre d’enfants : « Comment peut-on prétendre socialiser des personnes qui ne tolèrent pas l’environnement au sein duquel elles sont censées se montrer sociales ? Qui ne peuvent pas par exemple pratiquer la reconnaissance des expressions faciales dans un restaurant, tout simplement parce qu’elles ne peuvent pas supporter d’y entrer », écrit-elle dans The Autistic Brain (paru en France sous le titre : Dans le cerveau des autistes, aux éditions Odile Jacob).
Cette génération d’autistes militants, assez activistes pour faire porter haut leur voix, a le don d’irriter Nathalie Poirier, psychologue et fondatrice d’un institut privé, praticienne de l’ABA depuis vingt ans : « Je n’ai jamais vu d’enfant malheureux d’aller en ABA, jamais. Les enfants jouent et sont contents. » Pour elle, l’argument de la différence ne tient pas : « Moi aussi j’ai des comportements qui me font du bien, mais je les fais chez moi. J’explique souvent aux enfants que réduire ces comportements (comme les cris, l’auto-stimulation sous forme de mouvements répétitifs) va améliorer leur qualité de vie et celle de leur famille. Je fais souvent le parallèle avec la cigarette : au Québec, on n’a le droit de fumer presque nulle part, ils ne sont pas les seuls à avoir des obligations à respecter pour vivre en société. » Pour elle, l’objectif d’intégration est clairement servi par la thérapie : même si à l’école « l’enfant n’a pas des résultats extraordinaires, il collabore davantage. Les enseignants savent tout de suite quels sont les enfants autistes qui ont eu un suivi ABA et ceux qui n’en ont pas eu. » Pour sa part, la sociologue Catherine Des Rivières-Pigeon s’interroge sur la représentativité de ces adultes si compétents : « Je suis très contente que des autistes soient visibles et s’expriment, mais je pense que les parents d’enfants non verbaux vivent dans un autre univers », regrette-t-elle.
Sur le versant clinique, les critiques du programme québécois se concentrent particulièrement sur son utilité pour les enfants présentant un autisme très sévère. Mère de deux garçons autistes, Johanne Leduc en témoigne : profondément autiste, son aîné s’est mis à se frapper, au point de devoir être hospitalisé. Rétrospectivement, elle pense que la thérapie en demandait trop au petit garçon : « Il devait apprendre à mettre la table alors qu’il ne savait pas identifier sa sensation de faim. » Son plus jeune fils, moins gravement touché que son frère, a commencé à parler en suivant une thérapie comportementale. Mais elle n’est pas convaincue pour autant : « Je crois qu’il aurait aussi bien évolué avec une autre méthode individualisée et intensive. » Pour elle, l’accent mis sur la thérapie comportementale de type ABA est le reflet d’une société qui privilégie les autistes de haut niveau, dont le parcours tend souvent vers une atténuation des symptômes autistiques.
Ses craintes rejoignent celles de la Fédération québécoise de l’autisme. Après avoir soutenu les efforts des parents pour mettre en place l’intervention précoce et les méthodes comportementales, l’organisme aujourd’hui s’inquiète de leur hégémonie. « Pour avoir parlé à des intervenants, pas seulement à des parents, ça ne marche pas toujours », explique Jo-Ann Lauzon, présidente de l’association, qui regroupe tous les organismes œuvrant auprès des autistes. « Étant donné qu’on a mis toute notre énergie sur ce programme au Québec, rien d’autre ne se développe. Nous avons toujours appuyé la démarche pour qu’il y ait de l’intervention comportementale intensive. Mais on n’a jamais prétendu que c’était ça et rien d’autre. Aujourd’hui, on est un peu pris au piège. »
Au-delà de la question de son utilité, le programme fait face à d’énormes défis pratiques : un financement insuffisant et des besoins en augmentation constante. En 2013, il a fait l’objet de critiques sévères du Vérificateur général, sorte de Cour des comptes québécoise, qui pointait entre autres l’accès très inégal aux services, des listes d’attente impressionnantes et un financement inadéquat au vu de l’augmentation fulgurante de la prévalence de l’autisme. Entre 2005 et 2012, le nombre d’enfants recevant une allocation au titre d’un trouble autistique a plus que doublé (passant de 3 500 à plus de 7 000). Si plus de 800 enfants suivent une thérapie en intervention précoce, environ 850 attendent une place dans l’un des vingt centres de réadaptation que compte le Québec. Les délais sont tels que nombre d’entre eux n’auront droit à aucun service public avant leur entrée à l’école. Pour tenir ses promesses, il faudrait que l’État engage 20 millions de dollars canadiens de plus par an (plus de 14 millions d’euros). Une éventualité qui semble fort peu probable compte tenu des coupes massives entreprises depuis le printemps par le Parti libéral nouvellement élu.
Lorsque le diagnostic d’Adam a été posé, les parents Zapirain n’ont pas immédiatement trouvé de place dans le public. Ils ont donc inscrit leur fils dans un centre privé, à 20 000 dollars canadiens (près de 14 000 euros) l’année : « On nous a dit qu’il valait mieux commencer le plus jeune possible, alors on a foncé », explique Baptiste, le père. Mirentxu, la mère, infirmière, a accepté un travail de nuit et le couple a puisé dans ses économies. Mais ils ne regrettent rien et lorsqu’ils envisagent l’avenir de leur fils, les parents parlent d’autonomie, de travail, d’amis. De leur espoir, surtout, de le voir éviter les brimades et les moqueries qui sont souvent le lot des petits autistes.
BOITE NOIREMarianne Niosi est une journaliste pigiste, d'origine canadienne, qui a précédemment publié sur Mediapart une enquête sur le quotidien de l'hôpital Beaujon, à Clichy, que l'on peut relire ici.
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